Dans le roman Ça va aller de Catherine Mavrikakis, Sappho-Didon Apostasias s’en prend à la fascination qu’exerce l’enfance sur les écrivains du Québec : « [d]ans la littérature québécoise, il n’y en a que pour les enfants. On les retrouve partout. On les adore, les adule, ils sont tout-puissants, merveilleux, grandioses. Ils ne sont pas touchés par la laideur du monde. Comme si la pourriture était une caractéristique de l’âge ! Est-ce que la littérature québécoise va grandir un jour ? » Même si elle est formulée par un personnage romanesque, violemment hostile à toute forme de bonne-ententisme, qui plus est, cette critique n’en demeure pas moins éloquente. Dans plusieurs oeuvres littéraires et cinématographiques québécoises, tout se passe comme si la candeur, la pureté pourrait-on dire, des enfants permettait de prendre la réelle mesure des usages communautaires, renvoyait à une forme de vérité oubliée ou tue par la société des adultes. À travers ses représentations les plus radicales, cette survalorisation de l’enfance mènerait à une forme d’abolition du récit des origines et de l’histoire collective. L’enfant n’est-il pas celui qui réinvente et recommence le monde ? Or l’enfant peut aussi être celui qui porte le poids (ou le fardeau) des origines. Chargé de mémoire, il se présentera à la fois comme l’héritier et le testateur, véritable trait d’union entre un passé à relire et un avenir à inventer. C’est du moins ainsi qu’il se présente dans La soeur de Judith de Lise Tremblay et Les carnets de Douglas de Christine Eddie. Dans ces deux oeuvres, les enfants témoignent de la fin d’un monde et sont par là même les gardiens d’une mémoire menacée de disparition. Le dernier roman de Lise Tremblay, La soeur de Judith , a reçu depuis sa parution des critiques plus qu’élogieuses dans les quotidiens québécois. Pierre Foglia l’a par exemple qualifié de livre « magique », sans « une fausse note, sans une pirouette inutile ». Dans ce récit, Lise Tremblay adopte en effet un style d’une sobriété remarquable, non loin de la langue orale, tendant vers une forme de prosaïsme naïf. L’auteure y met en scène une narratrice innommée de onze ans qui relate les menus événements qui animaient vers la fin des années 1960 le « monde de la rue Mésy » à Chicoutimi-Nord. Si plusieurs ont vu dans cette chronique douce-amère la transposition intimiste des grands changements qui ont marqué la Révolution tranquille, il importe néanmoins de préciser que la narratrice, filtre, voix, regard, est le sujet central de ce roman. C’est à travers elle que l’Histoire nous est transmise de manière volontairement fragmentaire, elliptique, mais surtout dépouillée de son caractère monumental. La narratrice évoque notamment la fin imminente de l’éducation primaire confessionnelle, mais sans réellement mesurer l’ampleur des conséquences provoquées par un tel changement : Les événements historiques et sociaux se confondent ainsi avec d’autres passages, qu’il s’agisse de l’arrivée à la polyvalente ou de la découverte de la littérature, et s’inscrivent par là même dans le parcours singulier d’une jeune fille en formation. Le point de vue de l’enfance se présente ici sous la forme d’une prise directe sur le réel et sur le monde de l’expérience. La narratrice livre de manière immédiate, sans recul aucun, les pensées qui la traversent. Loin d’être survalorisée par Lise Tremblay, la candeur enfantine ne renvoie pas à une forme de pureté. L’enfant de La soeur de Judith ne recommence pas le monde, elle tente plutôt d’y tracer confusément son chemin. Pour ce faire, elle s’approprie littéralement les paroles et les pensées des adultes qui l’entourent, sorte de ventriloque qui cherche à faire émerger sa …
Enfances romanesques[Record]
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Martine-Emmanuelle Lapointe
Université de Montréal