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Le lecteur de Michel Beaulieu qui tiendrait Variables et Kaléidoscope entre ses mains pourrait facilement imaginer que ces deux recueils de poèmes ne sont pas du même auteur. Il est vrai que onze ans séparent Variables, publié en 1973, de Kaléidoscope, publié en 1984. Pour aller droit au but, disons que le lecteur de Variables est sensible à un type de discours amoureux qui ancre le désir dans ce que Joëlle de Sermet appelle l’« adresse lyrique », une adresse qui nous force à poser la question « qui est “tu” ? », et non pas « qui est “je” ? » : « L’adresse lyrique n’est tout au plus qu’une captation et une annexion de la figure de l’autre : pure projection métaphorique de l’espace subjectif qui se scinde en sujet et objet [1]. » Appelons cela l’horizon d’énonciation de l’adresse lyrique. Joëlle de Sermet écrit encore : « La poésie amoureuse apparaît comme une tentative désespérée pour s’arracher au piège du solipsisme tout en se délivrant dans un “tu” qui n’est pas un alter ego vers lequel on s’élance mais une hypostase du “je”. » Appelons cela la scène fictionnelle du lyrisme. Beaulieu écrit pour sa part dans Variables :

maintenant tu lui diras tu dessus les lèvres

ne parleras plus de toi qu’à la première personne

pour le moment […].

Mais le « je » faillit aussitôt à sa résolution et doit se reprendre :

[…] les yeux ne déchiffreront rien

de la reconnaissance rien de ces signes aigus

que pour elle tu traçais que je traçais pour elle

d’un coup de griffes dans le papier lunaire [2].

VA, 32

Certes, l’usage du « tu » à la place du « je » perdure encore dans Kaléidoscope, mais il s’inscrit dans un espace conversationnel qui relève lui-même de la mise en fiction du vécu quotidien. Or celui-ci banalise le registre « noble » de l’adresse lyrique. Ici le hasard des rencontres entre un homme et une femme rend aléatoire l’utopie d’une co-présence avec l’autre dont rêve encore le poète de Variables.

La différence entre les deux recueils est également sensible au plan de la facture. D’un côté, avec Variables, nous avons une poésie parfois très hermétique, qui ramène le lecteur à la tradition lyrique issue d’Alain Grandbois, voire aux grands courants pétrarquistes de la Renaissance française. De l’autre, avec Kaléidoscope, nous avons affaire à une poésie plus lisible qui s’appuie sur les procédés de la narration tout en les déréglant subtilement. La différence entre les deux recueils tient donc d’abord à un problème de lecture. Et c’est par là que nous allons commencer.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Georges-André Vachon soulevait la question de l’hermétisme en poésie à propos de Variables dans un essai intitulé significativement : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Il avouait que la difficulté des poèmes de Variables lui paraissait parfois insurmontable : « Saisir, prendre pour vous, comprendre ? Vous avez lâché prise. Vous voilà hanté par un objet [3]. » La difficulté du poème est-elle une caractéristique de la poétique de Beaulieu ou tient-elle à la poésie elle-même en tant que genre ? Beaulieu en discute avec Jean Royer dans une entrevue qu’il lui accorde en 1981. Selon lui, la difficulté en poésie est liée à la nécessité pour le poète de maîtriser la langue : « posséder le matériau, la langue, la grammaire, la syntaxe pour manipuler la forme à mon goût [4] ». Or, la maîtrise du langage n’est jamais acquise : « Je me suis aperçu […] que plus j’écris, plus c’est difficile et que plus la recherche avance, plus les directions possibles deviennent infinies [5]. » De ce combat contre le langage émerge la « forme » du poème. Ce même combat se double, pour Beaulieu, d’un combat contre la mort, qui constitue l’un des thèmes majeurs de Variables. C’est pourquoi, aux yeux de Beaulieu, la poésie perd toute fonction « utilitaire », en devenant dans sa « course contre la mort, contre la montre, contre l’anéantissement un pari absurde en quelque sorte, puisqu’elle n’a pas dans une société comme la nôtre de fonction immédiate [6] ».

Georges-André Vachon compare Beaulieu à Racine et à Scève. Chez le poète québécois comme chez les deux écrivains français, la forme trouve sa perfection en demeurant relativement indifférente au sens. Georges-André Vachon considère celui-ci comme un élément de remplissage « au regard d’une forme qui seule exige d’exister [7] ». Aussi bien pour Beaulieu que pour Georges-André Vachon, la forme s’appuie sur des « résistances » qui en font ce qu’elle est. La résistance au sens, la résistance aux contingences sociales permettent à la forme de mieux affirmer son autonomie en tant que forme-signe.

De toute évidence Beaulieu a goûté la poésie de Maurice Scève, le célèbre poète lyonnais du xvie siècle, contemporain de Jacques Cartier. Rééditée en 1961, Délie, object de plus haulte vertu connaît un grand succès auprès des poètes québécois [8]. Beaulieu s’est manifestement imprégné de cette poésie pétrarquiste pour écrire les trente poèmes de la suite « Sang et eau des os » qui figurent dans Variables. Puisqu’à l’exemple de ceux de Maurice Scève, les poèmes de Beaulieu paraissent d’emblée difficiles à interpréter, jugeons sur pièces. Relisons le premier poème de la suite « Sang et eau des os », en supposant qu’il possède une certaine valeur programmatique :

si suinte des mains goutte

à goutte le sang rappelle-toi

dans les yeux les cils s’enflouent

rappelle-toi quand il tresse sur toi

du bout des doigts d’un réseau

les signes il se sait bègue de tendresse

et ne répond qu’à peine aux sollicitations

rappelle-toi si se corrompent les ongles

si les pierres cassent dans leurs flancs

rappelle-toi qu’il bat parmi les pierres.

VA, 19

Dans la mesure où la poésie amoureuse fait une large place à l’« adresse lyrique », traitons le poème comme un texte inscrit par hypothèse dans une situation de communication. Nous ferons de la proposition l’unité de découpage. Par proposition, entendons la proposition lexicalo-syntaxique de la grammaire classique que nous mettrons en relation avec les indices qui permettent de spécifier les intentions du locuteur. La question est la suivante :

Outre la fonction référentielle du langage qui trouve dans le micro-univers mis en scène par le discours son expression, comment se développent les fonctions modales (les modes d’expression d’une pensée, d’un état, d’une attitude, etc.) et d’acte du langage, c’est-à-dire la relation du locuteur avec les énoncés et à travers eux avec l’interlocuteur [9].

Dans le poème de Beaulieu, nous avons des propositions qui articulent la conditionnalité et la temporalité selon la construction « si (ou quand) X, alors Y ». Le poème dramatise la conditionnalité grammaticale par une série d’injonctions (rappelle-toi… rappelle-toi…) intégrées aux structures conditionnelles et qui constituent une adresse du locuteur à un interlocuteur désigné par « toi [10] ». Le « toi » apparaît, à première vue, comme l’objet d’amour pour un « il » qui, d’une part, « tresse sur toi/du bout des doigts d’un réseau/les signes » et qui, d’autre part, « se sait bègue de tendresse ». Le « il » nous renvoie à la fois au poète et à l’amant qui définit ainsi sa double « compétence » (une forme de parole troublée par la tendresse ou l’émotion et qui fait signe par la caresse des doigts sur la peau) par rapport à l’horizon d’énonciation et à l’horizon de fiction contenus dans l’« adresse lyrique ». Le lecteur n’est pas certain cependant que le « il » dans « il bat parmi les pierres » ait le même référent. Il semblerait plutôt que ce « il » désigne le coeur. De même, par analogie, « si les pierres cassent dans leurs flancs », nous dirons que ces pierres ont un corps qu’elles habitent et dont elles constituent le « coeur ». On connaît l’expression « avoir un coeur de pierre » ; le poème vient contredire à sa manière cette expression péjorative, en montrant des pierres fragiles qui cassent comme si le coeur lui-même se rompait, sans pourtant cesser de battre « parmi les pierres ».

La conditionnalité qui forme l’armature de l’adresse lyrique enserre une série d’affirmations qui, en soi, sont plus ou moins plausibles : le sang peut suinter goutte à goutte des mains et le bout des doigts peut tracer des signes sur la peau. Toutefois, on imagine difficilement que les « cils s’enflouent » à moins de comprendre ce contresens à partir de l’expression « le regard s’embue (de larmes) ». Nous pouvons concevoir, dans ces conditions, une première fiction argumentative qui donne à toutes ces affirmations une forme de cohérence : si les mains perdent leur sang goutte à goutte parce que la vie passe et que le temps est compté, si la vue finit par se troubler, si la bouche est impuissante à répondre aux sollicitations et se montre infirme dans l’articulation de la parole, si les doigts qui tracent les signes se corrompent dans la mort et ce, jusqu’aux ongles (« si se corrompent les ongles »), en revanche le « coeur », qui est le centre de la vie et le centre de l’amour, battra encore au-delà de la mort. C’est une interprétation stéréotypée, mais tout à fait conforme aux clichés du lyrisme pétrarquisant développés par Scève dans sa Délie. Nous avons donc affaire aux clichés comme signes parodiques.

Dans un autre contexte, la proposition « si suinte des mains goutte/à goutte le sang » s’insérerait mieux dans une scène de crime ; de même, « dans les yeux les cils s’enflouent » conviendrait plus à une scène de deuil qu’à une scène d’amour. Il est difficile dans ces conditions de discerner l’intention du locuteur. On note cependant dans le texte la présence de cet interlocuteur désigné par « toi » qui partage avec le locuteur une mémoire qu’il s’agit de ranimer : « rappelle-toi… rappelle-toi… ». La reconstitution de cette « mémoire » exige du lecteur qu’il relise l’oeuvre de Beaulieu. Nous jetterons ainsi sur Variables un nouvel éclairage à partir de Kaléidoscope.

Beaulieu a écrit dans Kaléidoscope un poème apparemment autobiographique intitulé « n’est-ce pas » où il raconte ses premières expériences de lecture et d’écriture à l’école. Il se souvient en particulier d’une lecture où il est question de « mains dégoulinant de sang », de « poignards », de « grand-mère morte », et ces fragments narratifs font partie de la mémoire contextuelle du poème 1 de la suite « Sang et eau des os ». Dans « n’est-ce pas », le maître donne des consignes à ses élèves :

[… ] il écoute

la langue du chien sur la main

de l’homme où le sang suinte

dans la sueur et la poussière

du chemin décrivez la scène

pour la décrire utilisez les mots

atroce agonie rêche imaginez

quelqu’un de votre entourage

il renifle une larme au coin

de l’oeil il se sauve en courant

dans l’escalier

[…]

il s’enlise dans le sable

mouvant des bords

du promontoire tutélaire il voit

la pieuvre un poignard entre

les dents de la main serrée

sur son scapulaire il écoute

les pages rouler jusqu’au bout

de l’orteil enfoncé dans le sable

humide que l’écume voile à peine.

KA, 42

Notons que le titre de la suite « Sang et eau des os » dérive de l’expression « suer sang et eau » qui fait l’objet d’une réécriture fictionnelle dans Kaléidoscope : « la main/de l’homme où le sang suinte/dans la sueur et la poussière ». Le maître a donné pour consigne à ses élèves de penser à l’agonie d’un proche pour mieux concevoir la scène à imaginer en vue d’un exercice de rédaction. « n’est-ce pas » se termine ainsi par l’évocation de la grand-mère morte qui repose dans son cercueil : « je ne comprends pas les mots/atroce l’agonie je n’imagine pas/le chien qui te lèche la main/tu ne lèves pas les paupières/sur tes yeux d’endormie » (KA, 43).

Ces souvenirs d’enfance refont surface dans le premier poème de « Sang et eau des os ». D’abord le souvenir de la lecture scolaire : « si suinte des mains goutte/à goutte le sang ». Puis le souvenir de la grand-mère morte et l’émoi qu’il suscite : « du bout des doigts […]/[…] il se sait bègue de tendresse/et ne répond qu’à peine aux sollicitations/rappelle-toi si se corrompent les ongles ». Dès lors, le « toi » de « rappelle-toi » semble s’adresser à l’enfant de jadis. Le poème entretient ainsi la confusion entre le « toi » désignant la femme aimée et le « toi » désignant le double de soi, en donnant une épaisseur mémorielle aux formes de l’adresse lyrique.

Ce souvenir de « mains recroquevillées », de doigts qui « suintent de sang » sera réactivé dans le poème 20, sans doute l’un des plus difficiles à déchiffrer. Le poème s’ouvre par une syntaxe disloquée (« cette chair et cette chair dilapidée/que je l’enfournerais dans le feu des yeux » [VA, 38]). Cette dislocation syntaxique est renforcée par l’image de la « chair dilapidée », littéralement une « chair répandue parmi les pierres ». Mais qui est « je » ? Peut-être un passant dont le regard attisé par une passante à la chair fatiguée brûle du désir de la profaner en réveillant le récit du crime qui s’enchâsse dans le poème : « profanant la paupière qui lasse battait/les tympans de la ville essorent tes mains/recroquevillés les doigts suintent de sang ».

Mais la syntaxe est rebelle. Les « tympans », dans la phrase ci-dessus, peuvent désigner les « tympans des églises » ou encore les « tympans » des oreilles et métaphoriquement les « bruits de la ville ». Dans la mesure où les « tympans » représentent le sujet grammatical de « essorent », il y a dans tous les cas entre le sujet et le verbe une incompatibilité sémantique qui n’existe pas, en revanche, entre le verbe et son complément (« essorent tes mains »). Par contre, « la paupière qui lasse battait/les tympans de la ville » peut produire un effet de sens relativement cohérent si l’on dit que la paupière lasse « battait les tympans » en donnant au mot tympan son sens étymologique de « membrane de tambour ». Il y aurait une sorte d’amalgame au plan kinesthésique entre l’oeil fatigué battant de la paupière en même temps que les bruits de la ville résonnent dans l’oreille. La valence sémantique du verbe « battait » lui permet d’avoir pour complément « les tympans », l’exige même, car autrement ce verbe resterait figé dans une tournure intransitive plutôt absconse quoique plausible (« la paupière qui lasse battait »). Cette lecture qui, dans un premier temps, fait de « tympans » le complément de « battait » avant d’en faire le sujet de « essorent » suppose donc le télescopage de deux structures phrastiques différentes.

On peut justifier ce montage syntaxique en imaginant la fiction d’un accident possible dans la ville (« recroquevillés les doigts suintent de sang ») dont le « je » serait le témoin et qu’il anticiperait dans le premier vers. En ce cas, la violence proviendrait de la ville elle-même qui agresse l’oeil en renvoyant la chair aux « cailloux concassés ». À la fin du poème, le lecteur a le choix entre deux découpages syntaxiques des vers sept et huit : soit « bientôt la douceur s’évanouira sur les trottoirs », soit « sur les trottoirs un reste de sable se perd ». Cette dernière lecture fait entendre l’intertexte biblique dont le texte, à partir de l’image de la « chair dilapidée », serait alors la métaphore filée ou la réénonciation : « le corps n’est que poussière et retournera à la poussière ». À côté de la paraphrase biblique, qui appartient, pour le lecteur, au discours culturel qui encode le texte, prend place ce récit mnésique qu’on a vu s’insinuer dans le texte en le déformant. Ce récit appartient, mutatis mutandis, à la couche épilinguistique du discours dans la mesure où il est intimement lié, pour Beaulieu, à l’apprentissage de la langue. Il est l’écho de la parole dans le sujet parlant : « C’est comme une anamorphose permanente qui joue de telle manière qu’à un moment donné, pour une langue donnée, il y aura des décisions, c’est-à-dire des trajets, des choix nécessaires et à ce moment-là vous êtes dans le linguistique », écrit Antoine Culioli [11].

La symbolique de la pierre

Le poème 1 se termine par ce vers : « rappelle-toi qu’il bat parmi les pierres ». La thématique de la pierre représente à bien des égards la figure emblématique de cette perfection formelle que Beaulieu tente de mettre en oeuvre dans sa poésie amoureuse à partir des mécanismes de la langue. Le début du poème 2 de la suite « Sang et eau des os » suggère d’abord que le poète polit avec la pierre les mains qui à la fois s’informent des « méandres du corps des sourcils/de la nuit » tout en leur donnant forme. Beaulieu reconstitue les blasons du corps féminin, dont les poètes du xvie siècle aimaient faire l’éloge : « pierres et ponce tes mains s’informent/des méandres du corps des sourcils/de la nuit » (VA, 20).

Mais la pierre ponce signale également la force d’un mouvement tellurique qui se fraie un chemin à travers les méandres du corps :

[…] sang du cerveau le vent

délibère à rompre les bronches les poings

tu les ouvres sur le jour et ses écorces

la table maintenant découvre ses débris

quelque chien quelque jour les emportera

sous le froid tu frémis un peu sous l’acier

tressant du nerf des courants les filons

tu frémis d’un oeil à peine entrouvert.

VA, 20

Vent et sang se confondent. Peut-être Beaulieu s’est-il souvenu d’une théorie en vogue au xvie siècle selon laquelle, animé par la passion, le foie faisait circuler dans les vaisseaux du corps une humeur venteuse. Celle-ci, en échauffant le cerveau, était censée provoquer des états de colère voisins de l’inspiration ou du transport érotique. Cette « théorie » savante permettait aux humanistes de la Renaissance d’expliquer le génie par la physiologie. Chez Beaulieu, cette humeur, ce sang, ce vent font éclater les bronches, autre partie du corps où passe l’air que l’on respire. Quant à la colère, elle s’exprime contre le jour auquel il faut pourtant céder (« les poings/tu les ouvres sur le jour »), en sachant que le jour ramène la dynamique tellurique des formes à la sphère profane du débris. Le jour se lève et vient éclairer la table et les restes du repas de la veille qui attirent les chiens. Avec le passage de la nuit au jour et du jour au jour « quelconque » (« quelque chien quelque jour… »), la tension physiologique semble retomber.

La syntaxe repose sur deux types de structures topicalisantes. La première est construite à partir d’une apposition suivie du sujet thématique » : 1) « pierres et ponce tes mains s’informent […] » ; 2) « sang du cerveau le vent/délibère […] ». La seconde propose une structure syntaxique topicalisant le complément d’objet direct : « les poings/tu les ouvres […] ». Par ailleurs, la distribution des mots dans les vers fait parfois ressortir une accumulation de substantifs en l’absence de tout verbe, comme ici dans les vers un et deux : « des méandres du corps des sourcils/de la nuit sang du cerveau le vent ». C’est dans cette espèce de chaos « nominaliste » que surgissent au plan rhétorique des figures de répétition qu’on qualifiera d’« anaphores » : « quelque chien quelque jour les emportera », « sous le froid tu frémis un peu sous l’acier ». Dans ce dernier exemple, la figure de répétition s’impose aux dépens de la fonction syntaxique des mots dans le poème, puisque « sous le froid » est un complément prépositionnel de « les emportera ». La « forme » du poème est ainsi tendue d’une part par des rejets à l’entrevers (« des sourcils/de la nuit […] », « les emportera/sous le froid […] ») qui fragmentent la syntaxe par rapport au vers, d’autre part par l’inscription dans le vers de limites phrastiques intempestives qui brisent la lecture cursive du poème (« sous le froid + tu frémis sous l’acier »). Le vers, quant à lui, parce qu’il constitue l’équivalent d’une phrase en tant que retour à la ligne, affiche à l’intérieur de ses limites un semblant de cohésion sémantique aux dépens de la syntaxe grammaticale. Par exemple, dans ce vers-ci, la récursivité de la préposition « de » crée entre les mots un effet d’enchaînement qui enjambe la frontière phrastique : « de la nuit sang du cerveau le vent ». Nous avons alors affaire à une forme d’anthropomorphisation de la nuit « pneumatique » comme ce fut le cas de la nuit « charnelle » caressée par la main.

Sur le plan thématique, les trois derniers vers paraissent difficiles à intégrer à ce qui précède. Certes, on peut développer la fiction initiale. Penser que le poète mal éveillé ou fatigué par sa veille (« un oeil à peine entrouvert ») sort dans le froid, dans un quartier urbain où courent des fils électriques qui trouvent dans les nerfs du corps une sorte d’équivalent analogique. Mais rien ne nous oblige à maintenir à tout prix cette fiction. Imaginons une scène plus violente. Le corps qui frémit sous l’acier est le corps qu’on dépèce sur la table et qui sent le froid du couteau qui écarte les chairs (« tu frémis un peu sous l’acier/tressant du nerf des courants les filons »). L’image d’une opération chirurgicale sera reprise dans le poème 3 : « il tendait les érignes sur les tables d’acier/tamponnant les effluves d’un avers de la main » (VA, 21). La mise en « forme » du sens par le vers ou la syntaxe lutte avec et contre sa mise en « fiction ». Comme le dit James Sacré :

Les effets de sens dans un poème n’y sont pas nécessairement pour signifier (même s’ils signifient) mais pour être pris dans l’ensemble du poème, y disparaître à l’occasion, revenir légèrement modifiés ou pas, comme il arrive avec les autres matériaux en jeu (rimes, rythmes, grammaire et graphie, blanc du papier si l’on veut, etc.) : tout cela tenu, tendu, dans un désir (maîtrise et lapsus) peut-être pour rien (ni sens, ni… autre chose) [12].

Poésie du sujet « absolument démuni »

Sous la syntaxe des propositions grammaticales est à l’oeuvre une phénoménalité kinesthésique qui propulse le moi hors de lui-même à partir de la sensation. C’est ainsi que « le jour et ses écorces » mentionnés dans le poème 2 font naître dans le poème 6 un désir d’oranges :

d’un désir d’oranges dans la voix

tu attends que tombent les pommes d’automne

elles fraieront dans tes dents d’une aigreur de tempête

courant tu crèveras tes coeurs les pépins refleuriront

tu mûris d’un désir de pommes il grandit

dans ton visage les papilles s’en irritent davantage

quelques doigts t’effleureront parmi leurs séjours.

VA, 24

Ici le désir de l’aigre finit par éclater « d’une aigreur de tempête » dans la bouche ; ce mouvement semble trouver son prolongement dans la course. Cette course provoque apparemment un accident cardiaque. Le coureur crève en même temps de ses dents les pépins ou les coeurs de pommes, sources de vie. La chair et son désir, le corps et son mouvement atteignent la mort au vif dans la germination du coeur : « Bientôt les arbres mangeront leurs feuilles et ce temps » (poème 7, VA, 25). Dans le poème 6, si l’on entend le mot « fleur » dans « effleureront », tout se passe comme si le corps connaissait, le temps d’une caresse, une nouvelle floraison alors que l’automne y est par nature peu propice. Les vers qui terminent le poème sont plus sibyllins : « n’attends pas du jour qu’il polisse ses cuivres tu ne sais/de quel étonnement frémissent ceux qui passent/soudain traînant avec eux leurs visages de noyés » (VA, 24).

Pour comprendre ces vers, poussons jusqu’au bout le désir de pommes et les souvenirs de confiture qu’il ranime et que suggère, selon nous, l’image des « cuivres polis » dans lesquels on fait confire les fruits. Le jour serait le grand confiturier. Il l’est dans le poème 8 : « un reste de fièvre gerce le jour sur ton front/tu ne l’épongeras que d’un oeil où pointe/[…] un peu de ses arômes qu’il fouaillait en vain » (VA, 26). Entendons les « arômes du jour » associés à ses souvenirs à lui [13]. Mais dans le poème 6, le jour automnal ne prolongera pas plus longtemps la chaleur d’un été qui étonne encore les passants. La voix insistante du « contradicteur » (« tu attends […] n’attends pas […] tu ne sais […] ») nous fait entrer dans la dimension allégorique du poème. Elle ne laisse plus place à l’accomplissement de ce désir d’arômes sinon comme un souvenir qui survit dans la mémoire de ceux qui appartiennent déjà au monde du Léthé (« traînant avec eux leurs visages de noyés »), tout en s’étonnant, tout en frémissant encore. Le poème 7 évoque cette mémoire d’outre-tombe qui ne franchit pas la barrière des lèvres en parlant à son propos d’une « saveur de pluie » :

il abolit le temps dans la saveur de tes poings

celui qui bat d’un frisson de la tempe d’un frisson

des doigts remuant lentement parmi les ossuaires

quelque mémoire à la lèvre bridée celui qui va

parcourant d’un bruit ou d’un geste l’étonnement

tu grandis dans son espace avec une saveur de pluie.

VA, 25

Ce savoir du corps qui se dégage de la sensation exprime une forme particulière de conscience qui est celle des « rêves morcelés ». Pour cette raison, le poème 17, à l’instar du poème 7, fait du sujet de conscience un non-sujet, un il :

je reviens à moi si longuement délaissé

si souverainement gêné de le dire sans le celer

sous l’artifice de cet il qui ne trompe personne

que soi-même piégé parmi les rêves morcelés

attendant qu’un petit peu de soi reste en place

une parcelle de rien en équilibre instable

sur un espace minuscule où se plisse la peau.

VA, 35

L’oeil est chez Beaulieu cet espace minuscule où se plisse la peau. Or cet oeil « souverain » est dans bien des poèmes menacé d’éclatement. La souveraineté de l’oeil est particulièrement mise à mal dans le poème 24, poème essentiel si l’on considère qu’il reprend d’entrée le titre de la suite « Sang et eau des os » :

Sang et eau des os cette esquille

dans l’oeil ligaturé le petit coeur se fend

d’une pointe à la pointe du coeur touché

dehors entends-tu que le silence broie ses poudres

dans le mortier descendent les mots et leurs fractures

attends encore un peu avant de te taire au matin

tu solliciteras ce plaisir battant parmi les cils

peut-être que demain n’arrivera pas trop tard

peut-être que tu l’étoufferas dans tes allures

de fantôme ou bien t’envahira-t-il absolument

démuni.

VA, 42

Ce poème, au premier abord, est très hermétique. Mais sa lecture devient quasiment limpide si l’on a recours à l’histoire. Cette « esquille » est celle qui, en 1559, se planta dans l’oeil du roi Henri II et causa sa mort au cours d’un tournoi auquel ce roi, contemporain de Maurice Scève, avait pris part. Ce chiasme phrastique rend la joute ou le croisement des lances de façon rhétorique : « le petit coeur se fend/d’une pointe à la pointe du coeur touché ».

Henri II fut soigné, dit-on, par le grand chirurgien Ambroise Paré. Dans le poème, les poudres broyées dans le mortier rappellent la médecine de l’époque. Le poème crée une analogie entre le silence qui broie ses poudres et le poète qui broie les mots et leurs fractures dans le mortier, comme le fait, sur la scène historique, le médecin du roi. Le poème nous fait entrer graduellement dans l’intimité du poète. Comme le roi mourant, le poète se prépare au silence que lui imposera le jour. Cependant, le poème se termine par une ambiguïté grammaticale qui nous laisse indécis sur l’issue du combat. En effet, on ne sait pas à quoi ou à qui se rapporte l’attribut « démuni » : est-ce à « demain » (demain absolument démuni parce que tu l’étoufferas dans tes allures de fantôme) ? est-ce à « toi » (toi absolument démuni parce que demain t’envahira) ? Mais c’est un mort peut-être (un fantôme) qui verra venir le jour et l’étouffera dans ses allures. Il n’y a apparemment, face à la mort, ni souveraineté politique ni souveraineté poétique envisageables « absolument ». Mais tout homme trouve cependant du plaisir à différer le moment pour lui d’entrer dans le silence.

Dans le poème 24 se fait encore entendre cette voix du « contradicteur » qui propose, qui ordonne ou suggère : « dehors entends-tu que le silence broie ses poudres/[…]/attends encore un peu avant de te taire au matin/tu solliciteras ce plaisir battant parmi les cils. » René Char écrit : « Au centre de la poésie, un contradicteur t’attend. C’est ton souverain. Lutte loyalement contre lui [14]. » Voilà le véritable jouteur.

Ce contradicteur est toujours présent dans le poème 29 où il s’adresse à « tu », le poète, en disant « je » dans les neuf premiers vers :

la lame du silence te dépèce le coeur

si tu attends ce mot qui peine à paraître

aujourd’hui je parle et parle encore et toujours

quand je me tairai les mots poursuivront

jusque dans les ténèbres où déjà tu aimerais

reprendre à ton compte les odeurs de la ville

si la voix ne s’entend plus que demeure

avec toi ce ténu réseau qu’aujourd’hui je tresse

et tresserai demain de même attentif

à ce geste lent qui monte depuis l’oeil

que pluie tu naisses du corps pluvieux.

VA, 47

Dans les sept derniers vers, le contradicteur, sous les traits de l’amante, entre en dialogue avec le poète au moment où celui-ci reprend pied dans la ville, au petit jour, en redécouvrant le vécu quotidien :

je descendrai près de toi les ruelles de minuit

plus loin tu entendras la stridulence des chats

de même qu’en riant d’étincelles je les entendrai

encore une fois l’aube nous surprendra nus

roulant la dernière fumée du petit jour

tu me diras de me taire d’écouter la nuit

qui se plisse d’en entendre un peu plus de la nuit.

Le contradicteur se retrouve donc au centre de l’« adresse lyrique », en fondant, dans le poème 29, les conditions d’une relation du « moi » à « soi » et du « moi » à l’« autre » sur des bases nouvelles. Celles d’abord d’un moi à l’écoute de ses propres émotions (« de même [toi] attentif/à ce geste lent qui monte depuis l’oeil/que pluie tu naisses du corps pluvieux »). Puis celles d’une complicité avec l’autre, complicité signifiée par les rires qui fusent d’elle quand elle écoute avec lui les chats miauler de plaisir dans la ruelle, complicité signifiée encore par le bonheur qu’il a, lui, à se rouler une cigarette, en écoutant avec elle la nuit qui prend fin en se plissant comme une paupière face au jour qui monte.

À ce stade de notre analyse, nous pouvons nous demander pourquoi, au début des années 1970, un poète tel que Beaulieu souhaitait renouer avec la tradition lyrique ancienne tout en esquissant une poétique du vécu quotidien. Dans un livre intitulé Labyrinthe de l’art fantastique qui paraît en français en 1967 et que Beaulieu a peut-être lu, l’historien d’art Gustav René Hocke estimait que le maniérisme des modernes se retrouvait dans le maniérisme des artistes de la Renaissance : « La plupart de nos contemporains sont très peu conscients des affinités qui existent entre un certain art moderne et le maniérisme de jadis. Toute époque peut être ainsi le jouet des ruses de l’histoire [15]. » Aussi bien à l’époque de la Renaissance qu’à la nôtre, selon Hocke, « on pressent que la forme elle-même commence à se dissoudre [16] ».

Le poème-fiction

Quand paraît Kaléidoscope, Beaulieu a changé complètement de manière. Nous retrouvons dans ce recueil publié plus de dix ans après Variables tout ce qui semble précisément « dissoudre » la forme idéalisée du poème lyrique plus ou moins pétrarquisant : le monde vécu quotidien, l’échange conversationnel et, surtout, la fiction et ses paradoxes. C’est comme si disparaissait toute représentation de la transcendance de la forme au profit du social dans la mise en récit du poème. Il est vrai qu’entre 1973 et 1984 s’est amorcée au Québec une réflexion sur le mélange des genres que Beaulieu reprend à son compte dans Kaléidoscope. Le poète trouve également dans le poème-fiction une parade au textualisme des écrivains de La Nouvelle Barre du jour ou des Herbes rouges qui, selon la théorie de Roland Barthes, opposent le texte scriptible au texte lisible [17]. Les poèmes de Kaléidoscope, à cet égard, semblent parfaitement lisibles. Procédons comme avec « Sang et eau des os », en étudiant le premier poème du recueil ; il constitue un bon exemple de poème-fiction.

La fiction suppose la représentation d’un espace-temps où puisse tenir une action ou, si l’on veut, une interaction entre des personnages. Le premier poème de Kaléidoscope nous fait entrer d’emblée dans les paradoxes de la fiction classique : le lecteur est amené à croire à l’existence de personnages néanmoins fictifs par le jeu du « make believe ». En outre, le narrateur, qui est, dans ce poème, un personnage de la fiction, rend compte des actions posées par lui-même et les autres protagonistes en les commentant pour le lecteur. Celui-ci est alors conduit à s’identifier peu ou prou à la situation narrative dans le sens proposé par le narrateur :

Si sûr quand guette le temps

de griller une cigarette contre le vent

les cheveux à peine protégés

tu n’arrivais plus à parler l’autre soir

trop d’oreilles se pressaient aux siennes

avec cette avidité qui chatouille

quelque part quelque noeud profond

mais il fallait bien qu’au moins tu lui demandes

as-tu vu le chat.

KA, 9

Bertrand Gervais place au centre de toute situation narrative ce qu’il appelle le « plan-acte » :

Le plan-acte est constitué d’une composante pratique, les moyens mis en oeuvre par l’agent, et d’une composante cognitive, les buts que ces moyens permettent d’atteindre. C’est une action, mais une action définie dans la double perspective des moyens mis en oeuvre discursivement et des buts lui attribuant fonction et signification dans une narration [18].

Dans le poème-fiction de Beaulieu le plan-acte est parfaitement repérable. Le but de « il » est de parler à « elle » et s’en approcher est le moyen d’y parvenir. A priori, « il » semble sûr de lui, mais trop d’oreilles s’interposent entre « lui » et « elle » qui pourraient écouter, semble-t-il, leur conversation intime. Du moins, faute de mieux, entend-il lui poser cette question apparemment anodine : « as-tu vu le chat ? »

Ce plan-acte contient beaucoup d’éléments implicites que le lecteur doit reconstituer. D’abord, le lecteur suppose que l’action met en relation un homme et une femme. Il infère également de la situation qu’ils ont eu autrefois des moments de vie commune et que depuis ils se sont séparés. Le lecteur s’efforce ainsi de donner forme à ce que Bertrand Gervais appelle l’endo-narratif, c’est-à-dire « ce plan qui permet de décrire la représentation discursive de l’action [19] ». Qu’est-ce alors qui peut bien faire de ce texte un poème ? D’abord la mise en page et le vers défini comme un « retour à la ligne ». Mais dans le cas précis de Kaléidoscope, la poésie tient à un certain nombre de procédés dans la mise en place de la fiction. C’est ainsi que Michel Beaulieu provoque un télescopage des niveaux de lecture dans le montage narratif. Par exemple : « Si sûr quand guette le temps […] ». « Si sûr », que doit-on en déduire ? Narrativement on peut penser « si sûr de toi » en rapport avec le but que s’est fixé le personnage de l’homme : s’approcher d’elle. Mais poétiquement subsiste, grâce à la découpe du vers, cette imprécision qui essentialise le temps, en fait un acteur secondaire du récit : « si sûr quand guette le temps », avant que le temps ne bascule lui-même dans la situation fictionnelle et dans la banalité du vécu quotidien par un enjambement syntaxique à l’entrevers : « […] quand guette le temps/de griller une cigarette contre le vent ».

Dans le vers « quelque part quelque noeud profond », l’on retrouve une construction anaphorique que Michel Beaulieu utilise fréquemment dans les poèmes de Variables. Mais la figure de l’anaphore se dissout dans la narration pour peu qu’on entende ce vers comme un commentaire que le narrateur-acteur se fait à lui-même pour justifier son intention de parler à « elle », la femme. L’on peut également, à propos de ce poème-fiction, poser la question « qui est “tu” ? » qui se posait déjà dans Variables, car l’énonciateur-narrateur de « as-tu vu le chat » n’arrive à parler de lui-même qu’en disant « tu » ; parallèlement, il ne parvient pas à désigner l’autre comme un « tu », sauf lorsqu’il rend un fait de parole au style direct : « as-tu vu le chat ». Tout se passe comme si, avec le style direct, la voix narrative violentait le système pronominal dont l’ambiguïté marque l’instance énonciative du poème.

Prenons un second exemple de poème-fiction, intéressant pour sa représentation du temps. Il s’agit d’un poème intitulé « instantané ». On y trouve des ellipses temporelles entre les « scènes » ou « épisodes » du récit que nous indiquerons par des flèches :

la voix dans le téléphone une fois

retracée son empreinte au fil

des années → le déroulement

de la conversation → tu ne retrouves

pas ses yeux l’éclat de leur eau

mauve → l’après-midi

glissait sous vos corps graves

au milieu des quintes de rire

→ et vous aviez toute la vie.

KA, 46

Le plan-acte se met clairement en place. La « voix dans le téléphone » fixe le futur rendez-vous qui constitue le but de l’action : les deux protagonistes décident de se rencontrer à nouveau après s’être perdus de vue. Du point de vue du narrateur, qui joue aussi le personnage de l’homme, cette rencontre, quand elle a lieu, est décevante dans un premier temps. Il le dit sous la forme d’un commentaire : « tu ne retrouves/pas ses yeux », etc. Il formule également un second commentaire qui nous donne un indice temporel sur la durée de cette rencontre : « l’après-midi/glissait sous vos corps ». Dans cet énoncé, le narrateur-acteur s’inscrit dans le plan-acte comme un je/tu, d’où l’emploi de l’adjectif possessif « vos » et non pas de l’adjectif « nos » comme on s’y attendrait. Au cours de cet après-midi qui constitue l’espace temporel de la rencontre, les corps parlent. La rencontre « physique » a finalement lieu. La chute du poème-fiction le confirme : « et vous aviez toute la vie ».

Il existe dans ce poème-fiction des durées temporelles qui vont du temps le plus court, « l’instantané » compris dans le titre, au temps le plus long, « toute la vie », compris dans la chute du poème. Entre les deux prennent place des durées intermédiaires : « au fil des années », « l’après-midi ». On remarque également l’expression d’un temps tantôt continu (« l’après-midi/glissait sous vos corps »), tantôt discontinu (« au milieu des quintes de rire »). De surcroît, le poème dans son tissu narratif introduit les « épisodes » de l’action par une série d’ellipses temporelles que le lecteur doit reconstituer. Ce poème-fiction témoigne d’une double conscience du temps, celle du temps narratif, en ce qui concerne le lecteur, celle du temps existentiel, en ce qui concerne le narrateur-acteur qui s’exprime dans le dernier vers : « et vous aviez toute la vie ». Le sentiment du temps retrouve de manière imprévue cette valeur transcendantale qu’il possédait dans Variables sans pour autant quitter la dimension du monde vécu quotidien.

Le discours rapporté

Le poème intitulé « visitation » développe autrement le schéma de la rencontre. Mais le lecteur est frappé tout d’abord par le curieux fonctionnement des paroles rapportées au style direct :

un soir tu téléphones tu t’ennuies

dis-tu tu viendrais bien prendre un verre

tu m’attendras le temps que je passe

te chercher nous irons nous attabler

à quelque terrasse disons dans une heure

tu me donnes ton adresse tu viens

de déménager tu ne rentreras pas

dans les détails tu ne pouvais

plus vivre ajoutes-tu comme ça.

KA, 33

Nous constatons, cette fois, que l’emploi du pronom « tu » bloque l’entrée du « je » dans l’énoncé au style direct, ce qui nous donne, par exemple, « tu t’ennuies dis-tu » au lieu de « je m’ennuie dis-tu », de sorte que l’échange conversationnel est en porte-à-faux. Le lecteur reconnaît les phrases en style direct en faisant mentalement les transpositions nécessaires : « un soir tu téléphones + je m’ennuie dis-tu + je viendrais bien prendre un verre + je t’attendrai le temps que tu passes me chercher + nous irons nous attabler à quelque terrasse disons dans une heure + tu me donnes ton adresse ». L’emploi systématique du « tu », soit dans les énoncés narratifs descriptifs (« tu me donnes ton adresse »), soit dans le discours en style direct (« tu t’ennuies dis-tu »), crée une confusion quand il s’agit d’interpréter l’énoncé « tu viens de déménager ». Le lecteur ne sait plus en ce cas si le narrateur rapporte un fait ou s’il s’agit d’un énoncé de discours en style direct (« tu/je viens de déménager »). Or le style direct ne fonctionne bien que quand entre en scène la première personne du pluriel qui comprend le « je » de la personne qui parle de même que la personne de son interlocuteur : « nous irons nous attabler/à quelque terrasse ». Nous en conclurons que cette résistance à l’usage canonique des pronoms dans le discours rapporté fait entrer le poème-fiction dans sa dimension poétique.

L’emploi du présent

Michel Beaulieu enfreint également les usages de la narration classique, en employant presque systématiquement dans ses poèmes-fictions le temps présent à l’exclusion du passé simple et de l’imparfait. C’est le cas dans la deuxième strophe de « n’est-ce pas » :

il enfonce le chicot

dans l’aiguisoir inutile

d’effacer la page

perforée la suivante

où le doigt glisse à l’endroit

du désastre il déchire

en quatre polygones irréguliers

ses deux feuilles

il écrit sans trop appuyer

les premières lettres

il enjambe les lignes

les mots qui viennent loup

maison tornade il ignore

les consonnes les mots

croisés l’attendent plus tard

dans une autre demeure

où la lumière trahira

l’obstination de ses veilles.

KA, 41

La reconstitution du plan endo-narratif exige encore une fois que le lecteur prenne en compte les ellipses temporelles, sinon la fiction lui paraîtra incohérente. En effet, l’enchaînement logico-temporel entre « il enfonce le chicot/dans l’aiguisoir » et « inutile/d’effacer la page/perforée » n’est pas évident à la première lecture. Le lecteur doit comprendre que le crayon trop aiguisé a perforé une page en laissant une marque sur une autre page qui se trouvait sous la première, « où le doigt glisse à l’endroit/du désastre ». Tout est raconté au présent, un présent qu’il ne faut pas confondre avec le présent de narration. Ce présent a pour fonction de reconstituer à la fois le présent de l’énonciation et le temps de la mémoire racontée. Certains énoncés coïncident ainsi avec le présent de l’énonciation et prennent une valeur descriptive (« il enfonce le chicot… il déchire ses deux feuilles… il écrit sans trop appuyer… il enjambe les lignes… »), mais le présent prend également une valeur interprétative dès lors qu’il renvoie à des états de conscience ou plus précisément à la présence d’un état de conscience dans le plan-acte : « [il est] inutile d’effacer la page […] les mots qui viennent loup/maison tornade il ignore/les consonnes […] ».

En outre, dans certains poèmes, l’emploi systématique du présent ne permet pas au lecteur de faire une distinction nette entre ce que Bertrand Gervais appelle les propositions narratives, celles qui posent les éléments du plan-acte et les développent par la suite, et ce qu’il appelle les propositions libres, qui formulent une évaluation sur le déroulement de la narration ou concluent le récit par une « chute [20] ». C’est le cas dans « pantomime ». Dans ce poème-fiction, l’on passe indifféremment des énoncés narratifs aux énoncés libres dans une pseudo-scène de conversation où alternent, à partir de l’emploi du temps présent, des énoncés descriptifs renvoyant le lecteur au plan de l’énonciation et des énoncés interprétatifs révélant la présence d’un état de conscience dans l’énoncé :

tu entres en toi l’hiver

où rien ne la retient

de ces phrases laissées

en suspens parmi les murs

de l’appartement tu donnes

à son désir son assentiment

qu’elle réclame sans discuter

qu’elle se rencoquille au fond

du sofa dénuée de mots

la question se pose crois-tu

dans l’oeil qui te cherche

tu t’éloignes parmi les arbres

du parc le bruissement

de leur feuillage au-dessus

des toits tu n’ignores pas

son appétit la profondeur

de son angoisse au jour

le jour le sentiment

qu’elle a de basculer

dans la mort et tu

n’interviens pas.

KA, 49

L’absence de ponctuation complique le découpage séquentiel. Si l’on conçoit aisément une frontière de phrase après « appartement », faut-il en imaginer une autre après « mots », en faisant de « qu’elle se rencoquille » une proposition complétive de « discuter » (sans discuter le fait qu’elle se rencoquille…) ? Les faux parallélismes provoqués par le retour à la ligne brouillent encore davantage le repérage séquentiel (« qu’elle réclame sans discuter/qu’elle se rencoquille au fond »). Comparé à « instantané », « pantomime » apparaît comme le poème du dialogue esquivé, dialogue « mimé », si l’on tient compte de certains indices significatifs : « phrases laissées/en suspens », « l’assentiment… sans discuter », « la question se pose crois-tu/dans l’oeil qui te cherche ». Cela dit, le présent généralisé ne permet pas non plus d’identifier convenablement les limites du procès en cours de déroulement. Le premier vers déjà nous égare : au lieu d’un énoncé descriptif situé au plan de l’énonciation et propre à replacer le plan-acte dans un temps et un espace donnés comme, par exemple, « tu entres chez toi l’hiver », nous avons l’énoncé « tu entres en toi l’hiver » qui d’emblée nous livre un état de conscience présent dans le récit. Plus bas, il sera question des « arbres/du parc » et « de leur feuillage ». Le changement de saison est brutal, alors que le plan-acte n’a pas changé. Mais à la réflexion, l’hiver dont il est question dans le premier vers désigne ce parti pris d’indifférence à l’autre que le narrateur fait sien dans son couple. Dans la phrase « tu entres en toi l’hiver », « l’hiver » représente le complément d’objet direct du verbe « tu entres ». C’est ainsi, encore une fois, par une résistance subtile aux formes narratives normées, que peu à peu la fiction se poétise.

Kaléidoscope nous introduit dans le monde vécu quotidien où les êtres anonymes partagent un destin quelconque. Ce monde « insignifiant » est très bien « signifié » par Beaulieu dans cet extrait d’« entre autres villes 31 » :

tu tentais sans fin de lire

entre les lignes de ses phrases

filées mine de rien tu disais

les mots ne sont pas innocents

tu te distribues la plupart

du temps le rôle du méchant

dans un film en noir et blanc

de série B etc.

KA, 138

La dérobade du sens s’inscrit désormais dans le point de vue d’un des personnages et fait partie de la fiction. Le narrateur-acteur s’imagine jouer un rôle d’emprunt par rapport à une mémoire cinématographique qu’il projette sur le plan-acte. Dans « entre autres villes 13 », il s’agit, cette fois, d’une mémoire musicale qui ressurgit quand le narrateur-acteur revit sa première relation sexuelle avec une prostituée. Les mots de L’hymne à l’amour de Piaf lui reviennent en tête :

[…] et tu te dis

qu’elle te suivrait au bout

du monde si seulement tu

le lui demandais […].

KA, 63

Désormais, ces personnages qui partagent une relation de couple plus ou moins éphémère ne peuvent penser leur mode d’agir et évaluer du même coup leurs actions ou leurs interactions communicationnelles en fonction de principes qui trouveraient leur vérité en dehors de leur monde vécu. Comme le dit Habermas : « Ceux qui agissent en communiquant se meuvent toujours dans le cadre de l’horizon de leur monde vécu ; ils ne peuvent en sortir [21]. » Par conséquent, « les normes valides n’existent pas, si ce n’est sous le mode que définit le fait pour elles d’être intersubjectivement tenues comme étant valides [22] ».

On mesurera la différence entre Variables et Kaléidoscope par rapport à l’éthique. L’usage du « tu » à la place du « je » est sensible comme mode d’énonciation dans les deux recueils. Dans Variables, cet usage donne forme à l’« adresse lyrique ». De plus, dans la suite « Sang et eau des os », l’« adresse lyrique » est marquée par la présence d’un « contradicteur » qui confère au poème sa véritable dimension éthique. Le combat que la conscience livre contre le temps avec le « contradicteur » pour maître d’armes ne se termine pas par une défaite. La conscience « souveraine » survit à la mort, dans Variables, grâce au poème qui éternise les formes de la « contradiction ». Les signes auront raison du silence définitif. Mais à partir du moment où l’« adresse lyrique » se plie, dans Kaléidoscope, à sa mise en fiction, en supposant des personnages qui agissent sur un « plan-acte », l’emploi du « tu » à la place du « je » change de nature et devient l’expression d’un « état de conscience » obéissant aux paradoxes de la fiction. La poésie de Kaléidoscope nous ramène alors aux règles régissant la constitution éthique du monde vécu quotidien. Les normes morales ne correspondent plus à des principes éternels. Elles doivent être construites dans le dialogue et exigent, pour cela, du « tu » qu’il adopte la perspective d’autrui comme présupposé pragmatique à tout échange discursif. Ce que fait admirablement le narrateur-acteur de « pantomime », non sans ironie, puisqu’il décide, en fin de compte, de rester indifférent à la souffrance de l’autre.