J’ai terminé ma chronique précédente en évoquant la septième livraison de la revue Le Quartanier. Le Quartanier est aussi une maison d’édition, et l’inscription de nouveaux ouvrages à son catalogue en juin dernier me permet déjà d’y revenir. À ce jour, le catalogue du Quartanier compte plus de quarante ouvrages de poésie et de fiction répartis dans quatre collections . Cette chronique porte sur Le spectre des armatures de Pierre Ménard (2007), Têtes à claques de Dauphin Vincent (2005) et Tubes apostilles de Samuel Rochery (2007). Le premier recueil est publié dans la collection « Phacochères », qui rassemble des ouvrages plus expérimentaux ; les deux autres ont paru dans « Série QR », destinée à recevoir les recueils plus construits. La note technique qui sert d’épigraphe au Spectre des armatures nous prévient que ledit spectre est « un défaut d’aspect de la peau d’un béton, dû à la présence d’armatures trop proches de surface, ou à leur mise en vibration. Ce phénomène se traduit par le dessin visible des armatures sous le béton ». Dans le beau et dense recueil de Pierre Ménard, ce spectre est d’abord celui (retour ou fantasme ?) des échafaudages et des illusions de la mémoire d’un homme saisissant que « la réalité n’existait plus » (6). Il s’agira donc pour lui de « comprendre les tableaux de la mémoire » (6). Assemblage de moments épars entièrement écrits en prose, Le spectre des armatures se lit dans la trame des surgissements d’un souvenir où les mots, semés avec parcimonie, refusent la tyrannie des évidences empressées : « Mais enfin je voudrais faire tout ça, je veux bien vous prêter tout ce que vous voudrez, ce ne sera jamais la même chose, mais je ne veux pas du tout autre chose. Cela m’intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. Je vais vous montrer. » (20) La phrase poétique, chez Ménard, exige l’attention constante et intégrale du lecteur qui l’aborde. Est-ce un poncif que de le dire, puisque la poésie ferait toujours cela ? Peut-être… Mais les clichés ont ceci d’intéressant qu’ils sont nés d’une vérité qu’il vaut parfois la peine de réactiver. Les sections du Spectre des armatures demandent à être lues avec une foi patiente et rigoureuse, le sens (poétique) n’y étant pas toujours celui qu’on attend. Les phrases brèves du recueil, souvent nominales, engendrent de nombreux effets de disjonctions, allant même jusqu’à mettre le Je qui parle à distance : « certaines odeurs de roses. Il sentait que rien, autre qu’elle, ne pourrait les lui faire connaître » (5). La prose de Pierre Ménard refuse le manège des aveux transparents, semblant par là répondre comme par avance à Tubes apostilles de Samuel Rochery, qui nous prévient que « le désir de confession/est le fantôme/de la prose-prose » (71). Mais Le spectre des armatures répond aussi à l’injonction de Rochery sur le plan formel, car sa prose utilise avec brio une des ressources formelles qui ont fondé la modernité du vers, soit l’enjambement, lequel a historiquement servi à pallier la discordance entre les rythmes syntaxique et métrique du vers. Or les soixante-trois blocs du recueil de Ménard, qui sont tous de la même longueur (cinq ou six lignes), reprennent ce principe de l’hémistiche pour mieux se plier aux exigences d’une réminiscence qui ne saurait se découper de manière rigide : Qu’ils soient d’ordre sémantique comme ici, ou syntaxique, les enjambements de la prose trament la mémoire du sujet tout en récusant le danger de la linéarité qui guette un tel type de discours. Plutôt que de la « prose-prose », nous trouvons ici …
La poésie omnivore[Record]
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Luc Bonenfant
Université du Québec à Montréal