Jean Racine, affirme la critique, a écrit ses impérissables chefs-d’oeuvre avec un vocabulaire de moins de deux mille mots. C’est dire l’intensité de l’usage qu’il en fit… On éprouve une impression du même ordre — mutatis mutandis — à la lecture de l’imposante édition rétrospective des poèmes d’Hélène Dorion. Mondes fragiles, choses frêles reprend inlassablement un certain nombre de vocables qui sont comme les « choses » peuplant les « mondes » évoqués, ou mieux, les constituant, à la manière d’une combinatoire. Entre la chose singulière et le monde où elle prend place, il y a une grande continuité puisque les deux niveaux sont caractérisés de la même façon. En effet, « fragiles » et « frêles » sont les doublets issus d’un même étymon qui en latin signifie : qui peut être brisé (cf. fraction, fracture) . Fracture… Nous voilà bien dans l’univers d’Hélène Dorion, qui affectionne les mots « faille », « déchirure », « morsure », « brèche », « rupture », « perte », « érosion », « vide », « béance » et un grand nombre d’autres qui composent tout un lexique du négatif. La fragilité des choses et du monde signale que la menace du néant est constamment présente au sein du réel ou de l’être (« réel » et « être » sont eux aussi deux termes fétiches de cette poésie). Pour contrer ces forces maléfiques, une certaine stabilité sera assurée au quotidien par les recours les plus simples, notamment l’amour, qui se manifeste très normalement à travers le désir, lequel entraîne une valorisation du corps et de ses parties (« ton visage, tes épaules, tes bras » [127]), même subanatomiques (« membranes, circuits, neurones » [67]). Mais l’amour, si dispensateur soit-il de joies apaisantes, est aussi générateur de distances, de contretemps, quand ce n’est de ruptures : « Aujourd’hui vivra sans toi. Je me réveille au milieu de cette évidence. Chaque matin affirme que la solitude est le lien le plus vrai. » (200) Ruminons un peu ce texte. La solitude est un lien puisque l’amour, ou encore le regret, subsiste en l’absence de l’autre ; tout aussi bien sa présence, la présence de son corps, n’est-elle guère la garantie d’une communication véritable. Le corps, ainsi que le réel ou le monde, est constamment rongé par ce qui le rend fragile. D’ailleurs, ce n’est pas ce qui appartient à l’espace — choses, corps — qui compte vraiment, c’est plutôt le temps : « Aujourd’hui vivra sans toi… Chaque matin affirme… », avons-nous lu plus haut. La circonstance temporelle s’arroge la position du sujet, décide l’action. Aujourd’hui, c’est ce qui traverse l’espace et qui fonde la réalité même de la vie. De là le sort fait au mot « temps », sans doute pas aussi fréquent que « vie » (qui domine de loin la meute lexicale), mais toujours spectaculaire. Le temps est plus réel que le réel : Le temps laisse advenir le manque, ce qui prouve sa puissance sur ce qui est, mais il peut aussi bien reconstruire le réel, le redonner au moi : Le propos est sans doute moins clair ici, mais on peut avancer la lecture suivante : le temps, c’est ce chemin déjà parcouru (« derrière ») qui peut sauver le corps menacé par un réel que caractérise l’éphémère, et dont l’amour provenant de l’autre (« ce désir ») constitue l’attrait majeur. La grâce de « survivre à ce qui façonne le réel » semble donc être le cadeau du temps au moi menacé ; et le réel se définit …
Les mots-motifs d’Hélène Dorion et deux auteurs d’un seul livre : Miron/Gaulin[Record]
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André Brochu
Université de Montréal