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Jean Racine, affirme la critique, a écrit ses impérissables chefs-d’oeuvre avec un vocabulaire de moins de deux mille mots. C’est dire l’intensité de l’usage qu’il en fit… On éprouve une impression du même ordre — mutatis mutandis — à la lecture de l’imposante édition rétrospective des poèmes d’Hélène Dorion. Mondes fragiles, choses frêles  [1] reprend inlassablement un certain nombre de vocables qui sont comme les « choses » peuplant les « mondes » évoqués, ou mieux, les constituant, à la manière d’une combinatoire. Entre la chose singulière et le monde où elle prend place, il y a une grande continuité puisque les deux niveaux sont caractérisés de la même façon. En effet, « fragiles » et « frêles » sont les doublets issus d’un même étymon qui en latin signifie : qui peut être brisé (cf. fraction, fracture) [2].

Fracture… Nous voilà bien dans l’univers d’Hélène Dorion, qui affectionne les mots « faille », « déchirure », « morsure », « brèche », « rupture », « perte », « érosion », « vide », « béance » et un grand nombre d’autres qui composent tout un lexique du négatif. La fragilité des choses et du monde signale que la menace du néant est constamment présente au sein du réel ou de l’être (« réel » et « être » sont eux aussi deux termes fétiches de cette poésie). Pour contrer ces forces maléfiques, une certaine stabilité sera assurée au quotidien par les recours les plus simples, notamment l’amour, qui se manifeste très normalement à travers le désir, lequel entraîne une valorisation du corps et de ses parties (« ton visage, tes épaules, tes bras » [127]), même subanatomiques (« membranes, circuits, neurones » [67]). Mais l’amour, si dispensateur soit-il de joies apaisantes, est aussi générateur de distances, de contretemps, quand ce n’est de ruptures : « Aujourd’hui vivra sans toi. Je me réveille au milieu de cette évidence. Chaque matin affirme que la solitude est le lien le plus vrai. » (200)

Ruminons un peu ce texte. La solitude est un lien puisque l’amour, ou encore le regret, subsiste en l’absence de l’autre ; tout aussi bien sa présence, la présence de son corps, n’est-elle guère la garantie d’une communication véritable. Le corps, ainsi que le réel ou le monde, est constamment rongé par ce qui le rend fragile. D’ailleurs, ce n’est pas ce qui appartient à l’espace — choses, corps — qui compte vraiment, c’est plutôt le temps : « Aujourd’hui vivra sans toi… Chaque matin affirme… », avons-nous lu plus haut. La circonstance temporelle s’arroge la position du sujet, décide l’action. Aujourd’hui, c’est ce qui traverse l’espace et qui fonde la réalité même de la vie. De là le sort fait au mot « temps », sans doute pas aussi fréquent que « vie » (qui domine de loin la meute lexicale), mais toujours spectaculaire. Le temps est plus réel que le réel :

Ce manque tu ne le verras plus

qu’en toi

lorsque le temps aura tué

ce peu de réel

auquel tu t’agrippes […].

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Le temps laisse advenir le manque, ce qui prouve sa puissance sur ce qui est, mais il peut aussi bien reconstruire le réel, le redonner au moi :

Le temps s’emmêle

derrière moi ce chemin

comme une façon de ramener

mon corps pour survivre

à ce qui façonne le réel

cet angle de l’éphémère

auquel rien ne me retient

plus que toi ce désir […].

168

Le propos est sans doute moins clair ici, mais on peut avancer la lecture suivante : le temps, c’est ce chemin déjà parcouru (« derrière ») qui peut sauver le corps menacé par un réel que caractérise l’éphémère, et dont l’amour provenant de l’autre (« ce désir ») constitue l’attrait majeur. La grâce de « survivre à ce qui façonne le réel » semble donc être le cadeau du temps au moi menacé ; et le réel se définit lui-même comme un aspect du temps, comme l’« angle de l’éphémère » où s’insèrent l’amour et sa force d’attraction. Ainsi l’amour, qui est bienfaisant et guetté tout de même par la négativité, vient se loger sur la ligne de vie qui est aussi la ligne du temps, momentanément à l’abri de ce qui menace le corps et le désir.

On lit ailleurs : « Aimer si peu, si mal, comme si je devais revenir du manque et de la détresse, m’appuyer sur la déchirure pour aller vers toi. » (244) Combattre le négatif (manque, détresse) suppose la collaboration du négatif encore (la déchirure), dans le mouvement vers le positif. Cet univers binaire, on le voit, ne comporte pas de véritable médiation, de termes qui conjugueraient les contraires. De là, peut-être, la reprise incessante de mots qui sont des thèmes, ou plus exactement des motifs, car le thème suppose une complexité sémantique, une subtilité dialectique dont la poète n’a cure. La parfaite visibilité des propos, même s’ils empruntent partiellement à la sémantique de la modernité (faille, béance…), relève de ce qu’on pourrait appeler, sans acception péjorative, un classicisme — de la modernité justement [3]. Cela suppose une écriture fort bien tenue, qui se garde de tout dérangement, même quand elle évoque l’innommable.

Et c’est d’ailleurs ce qui fait la force et la beauté de la poésie d’Hélène Dorion, au milieu des oeuvres souvent turbulentes de ses contemporains. Le baroquisme du vécu, certes présent au départ, est surmonté par une écriture tranquille, presque sereine. Le vers prend des allures de prose assertive, avec peu de frénésie connotative, surtout une promotion de la dénotation : « À travers nous, le monde est touché par la douleur, la solitude, la désolation. » (295) Langage transparent, néanmoins chargé de sens ; désespéré, et pourtant ferme. Tout le négatif de l’être investit le couple et c’est le monde qui souffre en « nous », par « nous ». L’amour devient le truchement par lequel le négatif existe non seulement pour des consciences individuelles, mais aussi pour l’univers, communique à l’univers une conscience.

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L’analyse que je viens de tenter vaut surtout pour les poèmes des dix premières années. Plus récemment, tout en restant fidèle à ses motifs, à ses mots, Hélène Dorion présente une poésie moins tournée vers l’expérience immédiate du moi ou du nous amoureux, le monde acquiert plus de présence concrète. Les murs de la grotte (1998), inspiré de Lascaux [4], embrassent de très vastes perspectives, tant spatiales (la première section s’intitule « La Terre, l’univers ») que temporelles (la dernière section : « L’âme, vers l’éternité »). Le poème dégage alors une aura d’évidence sacrée, dans la célébration d’un réel aux dimensions grandioses :

Voici la Terre, de vide et de beauté

voyageuse sans voyage qui nous emporte

depuis des millénaires, nous retient

en son intime bercement.

Le monde tourne

et tournant ainsi, le monde

se franchit et advient.

Ainsi sommes-nous

passeurs de lumière et de temps

parmi les cercles de l’univers.

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On s’étonne qu’une inspiration vouée à la fragilité des choses puisse se tourner vers de tels sujets, de nature cosmogonique. Mais on retrouve inversé, dans le poème, tout ce qui composait la problématique des premiers recueils. La Terre est « de vide et de beauté », non matière opaque mais substance immatérielle et adressée à l’esprit. Elle berce, elle est mère pour ceux qui l’habitent — ce nous dont l’amour mutuel prolonge ici celui de la Terre mère. Le monde tourne, dans les cercles de l’univers, et fonde sa propre présence (« advient »), faisant de « nous » les « passeurs de lumière et de temps », ardents zélateurs de l’être. Le négatif est totalement converti en positivité, tout en restant la condition et le moteur de sa manifestation. La fragilité devient le berceau de la vie.

Saluons, pour finir, l’attribution à Hélène Dorion du prix de l’Académie Mallarmé et du Prix de la Gouverneure générale du Canada pour son plus récent recueil [5].

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On a vanté avec raison, dans les chroniques de différents journaux, la réussite de l’Album Miron [6] consacré par Marie-Andrée Beaudet au grand poète, qui fut aussi son compagnon. En attendant la biographie de Pierre Nepveu, que l’album accompagne de façon anticipée, nous trouvons ici un récit sommaire de la vie et un aperçu de l’oeuvre. La vie, l’oeuvre, tels étaient autrefois l’avers et le revers de toute étude d’écrivain, et il est bien évident que l’une et l’autre s’expliquent mutuellement, car elles s’impliquent profondément. Mais c’est particulièrement le cas en ce qui concerne Miron, homme d’un seul livre qui est un livre fondateur ; d’un livre mêlé aux circonstances de toute une vie, et du destin d’un peuple.

Miron, on le sait, était un géant, même s’il a beaucoup chanté la détresse, qui n’était jamais la sienne seulement mais celle de tous. Aux côtés de ces anges aux yeux bistres qu’étaient Émile Nelligan ou Hector de Saint-Denys Garneau, il fait figure d’être robuste et d’homme bien de ce monde, enraciné dans la réalité paysanne. Rien de l’intellectuel habituel ou du dandy de l’infini. Un géant, dis-je, mais aussi un homme fraternel, bien planté dans l’humus de la vie littéraire, poétique en particulier, et prêt à encourager tous ceux qui manifestaient du talent, même aux antipodes du sien. L’album, à cet égard, est d’une grande richesse documentaire puisqu’on y rencontre tous ceux et celles, parents, collègues, amis d’ici et d’ailleurs, qui ont joué un rôle dans la vie de Miron ou dans la vie desquels il a occupé une place, celle de mentor par exemple, toujours franc et incapable d’autoritarisme.

L’iconographie est donc très riche, et celle qui attire surtout l’attention est celle qui le concerne de près. Les photos de l’enfance, d’autant plus touchantes qu’elles sont peu nombreuses, frappent par la posture très droite du jeune garçon, comme si dès son plus jeune âge Miron s’était perçu lui-même comme quelqu’un qui ne pliera pas et qui réalisera, sans arrogance mais sans fléchissement, la vocation qui est en lui.

C’est aussi toute une époque qui revit, à travers des documents dont la grâce est datée, des visages que le temps n’a pas épargnés. On mesure la fragilité du présent à celle du passé. La nostalgie accompagne le lecteur âgé qui a connu l’avenir au moment où il s’inventait, loin dans un autre siècle. Cet avenir grimace un peu, dans son sourire étriqué. Il sourit tout de même.

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Pour conclure, je signale la réédition de Lecture en vélocipède [7], le livre culte — et recueil unique — d’Huguette Gaulin qui, très jeune, s’est immolée par le feu. Il ne s’agit pas d’une réédition à proprement parler puisque, à part la toilette du livre qui est différente, tout est identique ou presque à l’édition de 1983. J’en ai fait le compte rendu à cette époque [8]. Le texte est aussi opaque aujourd’hui, pour le chasseur de vérité qu’est le lecteur avide de donner un sens au monde où il vit. Ce sens, il s’agit plutôt, pour l’auteure, de le mettre en déroute et d’inventer, hors de toute figuration, une fête d’accidents sémantiques éclatants (« une transparente liaison/tout égale aux piliers qu’un coup de dents allume » [85]). Lire, là-dessus, la pénétrante préface de Normand de Bellefeuille. On peut regretter toutefois qu’un commentaire plus récent, rédigé à la lumière des présentes perspectives de création, n’accompagne pas ces textes.