En raison de sa situation particulière, à la jonction du social et du sémiotique, la littérature offre une perspective privilégiée sur les rapports entre hommes et femmes, entre masculin et féminin (ce qu’on appelle le système de sexe/genre). Portées par le mouvement politique et social de revendication de l’égalité, les premières critiques féministes ont dénoncé les stéréotypes sexistes et l’infériorisation des personnages féminins dans les textes littéraires. Paru en 1949, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir interroge de façon approfondie les textes masculins, comme le feront à partir de la fin des années 1960 Kate Millett, Xavière Gauthier, Anne-Marie Dardigna, Annie Goldmann, Judith Fetterley et bien d’autres. Se détournant des textes d’hommes, la critique au féminin a par la suite emprunté plusieurs voies, dont l’interrogation des modèles canoniques et des normes de la consécration littéraire, la redécouverte d’écrivaines oubliées du passé, l’analyse des textes de femmes d’hier et d’aujourd’hui à l’aide de nouvelles méthodes de lecture. Avec A Room of One’s Own, Virginia Woolf est en quelque sorte la mère de cette tradition, à laquelle se rattachent notamment Christine Planté, Béatrice Didier, Janet Todd, Dale Spender, Elaine Showalter et Nancy K. Miller. Du côté de la littérature québécoise, on retrouve des pionnières comme Suzanne Lamy, Maïr Verthuy, Mary Jean Green et Patricia Smart. La critique au féminin s’est d’abord penchée sur l’image des femmes dans les textes des hommes, puis, dans la foulée de la révolution textuelle féministe de la deuxième moitié de la décennie 1970, elle a privilégié la lecture des textes écrits par des femmes. En continuité avec les visées féministes, il se dessine depuis peu une nouvelle posture plus englobante. D’une part, cette posture s’inspire des avancées tant en sciences humaines qu’en sciences pures qui ont rendu trouble la détermination identitaire entre les hommes et les femmes (Anne Fausto-Sterling, Cynthia Kraus, Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, Catherine Vidal). D’autre part, elle s’appuie sur des études qui montrent l’arbitraire des constructions culturelles du masculin et du féminin, et elle fait ainsi basculer les certitudes sur les identités bien définies et les caractéristiques supposées des textes d’hommes ou de femmes. Sous l’impulsion de ces théoriciennes , qui ont montré que le genre (« gender ») — défini en termes de masculinité et de féminité — n’est pas un attribut naturel, mais un rôle imposé, une performance qui, avec le temps, se fige et se confond avec le réel , on voit se développer une lecture des textes littéraires plus attentive à ce type de questionnement . Cette lecture prend en compte les significations textuelles produites par l’appareil sémiotique qu’est le genre, puissant diffuseur de significations. En effet, tout texte — qu’il soit d’un homme ou d’une femme — relaie un ou des discours sur le genre et dissémine les valeurs qui lui sont liées. En ce sens, les études qui questionnent le genre recouvrent tous les objets visés par la critique féministe depuis ses débuts, mais à la lumière de méthodes qui se sont affinées avec le temps et qui posent le genre comme une double construction (masculin/féminin) au lieu d’une contrainte imposée uniquement aux femmes. Qu’apporte donc en propre le concept de genre ? En raison de son refus de toute équivalence univoque entre sexe et existence (« l’anatomie c’est le destin »), mais aussi en raison de la possibilité qu’il confère de « voir » toute éventuelle perturbation dans la pensée binaire postulant des identités masculine et féminine naturelles, ce concept permet de conserver les acquis féministes tout en évitant les dérives tributaires d’une certaine pensée féministe, comme par exemple l’attribution aux femmes d’une supériorité …
Féminin / MasculinJeux et transformations[Record]
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Isabelle Boisclair
Université de SherbrookeLori Saint-Martin
Université du Québec à Montréal