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Authenticité, vraisemblance, mimesis, tels sont les passages obligés de la narration qui prétend crier l’amour, dénoncer les discours ambiants ou montrer la barbarie des échanges humains. Sont-ce là des impératifs si catégoriques qu’ils ne puissent être contournés ? Les trois textes retenus ici en jouent allègrement pour raconter, de biais pourrait-on dire : le désir amoureux du premier (Obscènes tendresses, Marie José Thériault) s’énonce à même d’autres textes, sans lesquels il ne pourrait exister, décuplant le registre authentique d’une épaisseur intertextuelle qui le renforce ; la fabulation allégorique du second (La logeuse, Éric Dupont) réinvente la péripétie au-delà du vraisemblable pour mieux stigmatiser les effets pervers de la rectitude discursive et morale, alors que les trois récits du dernier (Piercing, Larry Tremblay) viennent spécifier une manière de représenter le réel qui doit tout à l’observation minutieuse du détail et à la façon inédite de le rendre.
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Obscènes tendresses [1] de Marie José Thériault est un long poème d’amour adressé, sous forme épistolaire, à un amant réinventé à la faveur des désirs qu’il suscite encore longtemps après la rupture, comme le révèle la fin du texte. Le parcours de cet amour est recréé au fil des lettres de l’amoureuse rejetée, qui, telle l’enfant de Jules Supervielle, « jette à la vague des lettres sans destinataire » (173). Une seule voix donc, celle d’une femme dont on sait peu sauf qu’elle peine à se dégager de l’Italie de son enfance et déteste l’Amérique du Nord, qui interpelle son amant avec une ferveur rappelant celle de la narratrice des cinq Lettres portugaises [2] — ce « livre qui ne savait pas, quand il fut imprimé, qu’il ferait naître une si belle histoire » (39) — et qui construit un tu et un vous à même ses désirs et ses fantasmes. Sous le couvert de ressorts dramatiques contemporains où la passion amoureuse, alors que l’amant est engagé ailleurs (54), doit s’accommoder de retrouvailles à l’aéroport, de coups de fil furtifs, de déceptions et de couardise, la finesse de la transposition laisse transparaître la structure en cinq actes de la tragédie dégagée par Léo Spitzer dans sa lecture des dites Lettres portugaises. Ce faisant, Spitzer montrait implicitement le caractère fictionnel des lettres en faisant valoir qu’elles relevaient de la tradition classique française et non d’une correspondance authentique entre une religieuse portugaise et un gentilhomme français. L’enjeu est repris ici, précisément dans la mesure où la facture de ce chant d’amour a tous les accents d’une parole authentique.
Regroupées en cinq saisons, printemps, été, automne, hiver et morte-saison, les vingt-sept lettres, dont trois non datées, dégagent du calendrier les soubresauts de cette passion, le printemps s’étendant, par exemple, du 12 octobre au 22 mai. Une telle déchronologie favorise en outre la persistance du sentiment d’amour puisqu’elle permet de réactualiser sans cesse l’exploration et l’expression des multiples registres d’un discours amoureux qui passe de la passion torride à la tendresse, de la pudeur au dépit, du bavardage philosophique à l’injonction pour se clore en une imploration douloureuse :
187, Thériault souligne.« Oh dio, fammelo ritrovare. »
Ne me laisse pas sombrer dans ton silence. Il fait tant de bruit dans ma tête. Un jour,
j’en crèverai.
Alors on m’ouvrira le corps et on te trouvera en moi, partout.
L’écriture façonne une langue somptueuse pour dire l’amour, nourrie de lectures anciennes où on accepte d’« aller en enfer à pied » (88) pour connaître la volupté et où on remercie « tous les démons de la vie et la païennerie la plus sauvage » (72) de l’y avoir menée. Ailleurs, alors que « l’aine bat résonne mange l’aine qui bat résonne » (145), la « fragile saturnie » (145) du regard de l’amant et son « corps pérégrinant » (145) — « lieu plain » (145) où l’amoureuse déchiffre le monde en « dolant de l’ongle » (145) les ressauts de son dos —, l’amour se dit en une pulsation à la fois sonore et sensible. Une intertextualité éclectique vient encore féconder le propos, à même les citations ou les évocations de Rainer Maria Rilke, Marguerite Duras, Yasar Kemal, Sade, Raymond Desnos, Philippe Jaccottet, Jacques Sojcher et d’autres. Mais c’est surtout dans la mise en scène du fantasme que cette « lettre beylicale » (122) excelle ; quelques éléments de décor, une pose, un regard suffisent à déclencher l’illusion voluptueuse, qui pare l’amant d’atours emblématiques et le fait objet de langage, objet de désir. Sans doute fallait-il la caution de la littérature pour dire l’amour avec une telle candeur et la passion avec une telle franchise, entièrement à découvert, sans faux-semblants cyniques ou préventions caustiques.
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Une autre conception de la littérature informe La logeuse [3], d’Éric Dupont. Cette fable rigolote, inventive à souhait, revisite sans avoir l’air d’y toucher les diktats de la critique littéraire comme ceux des idéologies de l’heure, renvoyant dos à dos multiculturalisme, féminisme et protection linguistique, en une parodie fine des discours et des formes. Si « les gens heureux ne lisent pas d’histoires » (271), celle-ci saura dérider même les esprits les plus chagrins. Bien servie par une écriture qui maîtrise ses enjeux, la dynamique narrative jamais défaillante fait rebondir personnages invraisemblables et situations loufoques en une « histoire de voyages et d’éternité, de mort impossible, de prophéties implacables et de cauchemars navrants » (8). L’héroïne de cette allégorie hilarante est une Gaspésienne de 20 ans, Rosa Ost, qui quitte son Notre-Dame-du-Cachalot natal à l’instigation d’un bigorneau obèse pour ramener de Montréal le vent qui sauvera son village. Cette enfant nourrie de la Critique de l’économie politique que lui lisait sa mère, ardente marxiste qui l’avait nommée en l’honneur de Rosa Luxembourg, rencontre en route une troupe cosmopolite d’effeuilleuses « connues du public sous le nom de Les Arrière-petites-filles de Lénine » (75) qui jouent deux fois par nuit « une création collective érotique inspirée par la Révolution bolchevique » (75) décrite d’une manière absolument désopilante. Réceptionniste au Butler Motor Hotel, « là où le boulevard Saint-Laurent réinvente le sordide » (74), Rosa trouvera à se loger chez Jeanne Joyal — la logeuse du titre — qui recueille chez elle des étudiantes de divers horizons culturels, une Heather de Windsor, une Jacqueline de Port-au-Prince et une Perdita d’un Gourouchistan dont la devise est « J’oublie ». Déjouant toutes les attentes suscitées par le canevas initial, le récit mènera tambour battant une anecdote rocambolesque où, loin de sombrer dans la déchéance morale, la protagoniste finira par trancher à l’épée la tête de sa logeuse — laquelle, toute invraisemblance assumée, est en même temps la Jeanne d’Arc qui a vendu son âme au diable pour ne pas mourir sur le bûcher, et son père — devenant du coup une parricide freudienne qui résiste à « l’envie de se crever les yeux avec l’épée » (288) et fait revenir le vent à Notre-Dame-du-Cachalot.
Ce « roman tragique » met encore en scène une galerie de personnages farfelus : une naufragée de l’Empress of Ireland conservée dans un bloc de glace et qui ne s’exprime que par proverbes, un facteur devenu dément et qui photographie de dos quiconque emprunte le pont couvert du village, gardant ainsi registre de centaines de départ en autant de « silhouettes d’un exode rural » (44), un Samuel-Xavier Blancheville-Tourangeau de la FUCQ, la Fédération des universitaires criards du Québec (215), une fonctionnaire du MERDIQ, le ministère de l’Épanouissement des régions désolées et isolées du Québec, qui sont autant de clins d’oeil à une réalité contemporaine montrée sous le mode loufoque. Des pastiches littéraires ponctuent l’anecdote : le « dernier roman historique de Michou Minou » intitulé Madame d’Autrefois (170-173) est lu au salon, le Clitoris de Gillian devient un succès international instantané (179-181), Le crapaud ou le destin d’un batracien, écrit par Jacqueline l’Antillaise, donne lieu à une lecture sociocritique de la plus belle eau (164-169), alors que le récit de La naine, de la même Jacqueline (251-257), est perçu par ses colocataires comme une allégorie de leur destin.
Ludique, La logeuse renoue avec la jubilation narrative, usant sans complexe de la fonction fabulatrice. Point d’ingénuité pour autant : le retour au récit s’appuie sur la connivence du lecteur, qui reconnaît les jeux métaleptiques et sait apprécier les trouvailles diégétiques. Ainsi en est-il de ce « gisement naturel d’Ennui » (32), exploité par un Bostonnais qui l’exporte dans des flacons atomiseurs signés, mais dont le gaz, délétère à fortes doses, devient l’élément déclencheur du récit, alors que les habitants du village en meurent faute de vent. Ailleurs, ce sera « le retour des oies blanches » qui scellera l’amour naissant de Rosa en empruntant comme voie migratoire le boulevard Saint-Laurent, devant une foule médusée. Sur fond de questions de langue et de problèmes de société, l’histoire mise en scène ici, dans toute sa loufoquerie, touche du doigt des préoccupations contemporaines, sans accusation ni dépit, en toute ironie assumée :
Nous les connaissons ces enfants des régions, nous voyons leurs gestes ruraux, leur manière de vous dévisager, leur manie de s’adresser à des étrangers comme à un frère. Ils envahissent nos villes. Ils parlent le sépia et suivent des yeux les ambulances que nous n’entendons même plus. Rosa est leur reine.
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Le premier des trois récits de Piercing [4] de Larry Tremblay, intitulé « La hache », se présente sous la forme d’un long monologue halluciné, proféré par un professeur de littérature qui vient de traverser la ville à pied, dans la nuit noire de pluie, pour aller remettre à un étudiant sa copie corrigée, après avoir « mis le feu aux cheveux de ses enfants », expression qui revient en leitmotiv. La copie en question, on s’en doute, est à l’origine d’une épiphanie douloureuse qui opère un bouleversement radical de la vie entière du professeur, jusqu’ici consacrée à l’enseignement et à l’écriture :
Je n’ai rien d’un père. J’ai trop lu pour ça. Des milliers, des milliers de livres. Et pourquoi cet acharnement ? Parce que j’étais convaincu que lire constituait un acte de générosité envers l’humanité. Quelque part, dans l’univers, une opération positive avait été enregistrée parce que j’avais lu un livre sans omettre une seule page. C’est ce que je ressentais en terminant un livre. Lire, c’était mon sacerdoce à moi, ma part active dans l’élaboration de ce monde que je partageais avec mes millions de contemporains. Tout ça s’est effondré.
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On ne comprendra qu’à la toute fin que ladite copie est de fait une hache, que le professeur rapporte à son étudiant en le sommant de passer à l’acte.
Le second récit, « Piercing », raconte la fugue à Montréal d’une jeune fille de Chicoutimi, qui rejoint ainsi les rangs des déboussolés de la ville : la marginalité est montrée dans tous ses clichés, squat, drogue, sexe, automutilation, chien et piercing à l’appui, tout cela s’écrivant entièrement à l’imparfait dans un texte absolument impassible. Elle retournera brièvement dans sa ville natale avant de choisir finalement le génie de la rue Drolet (pour reprendre le titre d’un autre texte de Tremblay) et se faire percer le sein en signe d’appartenance : « “Comme la vie est drôle, se disait-elle en marchant. Comme la vie n’a pas de sens.” Puis, soudainement, elle s’était mise à rire. » (132) Point ici de déchirements émotifs, de drames anticipés : que la douleur de vivre, froide et mutilante, à l’image de cette langue de Marie-Hélène posée sur le garde-fou de métal gelé (l’image est récurrente chez Larry Tremblay) et qui lui emplit la bouche de sang. Le troisième récit, « Anna à la lettre C », tout aussi elliptique, montre cette fois une relation avortée entre une jeune femme et un homme plus âgé, ancien projectionniste de films pornographiques, un après-midi d’été où rôde l’orage. Le désir s’entremêle à la fumée de cigarette, à la moiteur ambiante, pour décroître à la vue d’un coquillage qui rappelle à Anna sa virginité intacte, et s’achever abruptement, alors que les hamburgers mangés en hâte sont vomis dans la litière du chat. Anna reste seule et continue de taper dans sa tête la lettre C : « Si elle avait été une montre, elle se serait arrêtée pour toujours. » (158) Dans l’univers de Larry Tremblay, rien ne semble pouvoir s’exprimer par les mots et un signe en remplace un autre : une hache pour signifier la haine nue en réponse à une question banale : « Si vous étiez un livre, lequel seriez-vous ? » (52) ; le sang qui gicle de la bouche en lieu et place du mot « maman » (130) ; une lettre C qui crie le désarroi du désir quand il ressemble davantage à une cartouche qu’à une caresse.
Retenue, délibérément lacunaire, ébréchée, l’écriture narrative de Tremblay laisse se déployer le sens, sans jamais l’imposer : un observateur minutieux décrit les sensations, les faits et les gestes, sans toutefois donner accès aux motivations, aux intentions. Le regroupement de ces trois récits vient confirmer une manière narrative et un propos : voilà un aréopage d’éclopés de la vie, meurtris d’une blessure lancinante (la mort d’un père, un amour irréalisé, un rêve détruit), fixés au moment précis où tout semble sur le point de se jouer. Mais rien n’advient, l’écriture donnant à imaginer l’événement imminent, comme dans le geste d’un rideau qu’on écarte pour mieux le laisser retomber.
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Si les accents lyriques de la narratrice de Marie José Thériault peuvent se rapprocher de la colère inouïe et décervelée du professeur de « La hache » de Larry Tremblay, la tiédeur et l’indifférence des protagonistes de « Piercing » et d’« Anna à la lettre C » n’y trouvent aucune résonance. De même, l’écriture volontiers potache d’Éric Dupont, même si elle raconte elle aussi une histoire de fugue, s’avère beaucoup trop baroque en regard de la narration stylisée d’un Tremblay. Dans leur singularité même, et on pardonnera le truisme, les trois ouvrages témoignent toutefois de l’impureté essentielle du romanesque contemporain : nourries de poésie amoureuse, les lettres d’Obscènes tendresses disent l’échec du fantasme de l’amour ; les rebondissements invraisemblables de la fable de La logeuse renvoient aux sources de la littérature allégorique pour miner le prêt-à-penser idéologique cependant que, sans autre mécanisme de saisie que celui d’une mise en situation concrète, quasi scénique, Piercing donne à voir le désarroi d’une société.
Appendices
Notes
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[1]
Marie José Thériault, Obscènes tendresses, Montréal, Le dernier havre, 2006, 189 p. Le propos aurait appelé une édition plus soignée : la taille des caractères typographiques est exécrable et quelques coquilles ternissent l’ensemble.
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[2]
Gabriel de Guilleragues, Lettres portugaises, Paris, Claude Barbin, 1669.
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[3]
Éric Dupont, La logeuse, Montréal, Marchand de feuilles, 2006, 301 p.
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[4]
Larry Tremblay, Piercing, Paris, Éditions Gallimard, 2006. Deux des récits réunis ici ont déjà été publiés ailleurs : Piercing (Montréal, Éditions Dazibo, 1998) et Anna à la lettre C (Montréal, Les Herbes rouges, 1992). Ce dernier texte a été sensiblement remanié.