Dossier

InéditCoeur sauvage[Record]

  • Élise Turcotte

Certains disent que s’éveiller le matin est comme une petite naissance. J’envie ces gens. Pour moi, chaque matin ressemble plutôt à une petite mort. Pas l’orgasmique, bien sûr, pas celle-là. D’ailleurs, je n’ai jamais compris cette comparaison entre la petite mort et la grande extase. Rien à voir. Dans l’extase, c’est plutôt de dégel qu’il s’agit. Le dégel d’images enfouies sous la peau. Les muscles relâchés pour un instant seulement. Une métaphore de printemps ? Pourquoi pas. Mais je ne dis pas ça. Pas de métaphore. Je ne crois pas au printemps non plus. Donc, le matin. Seule. J’ouvre les yeux et je me dis aussitôt que je vais mourir. Je me dis : je vais devoir mourir si j’accepte de m’éveiller complètement. C’est un pacte infernal. Je meurs si je vis les yeux grands ouverts. Si je mets un pied par terre, tout s’enclenche, une autre journée s’amorce, elle passera, et j’en mourrai. Je suis si fatiguée de mourir. Autant en finir tout de suite. Autant fabriquer mes propres ailes et sauter. Cependant, je sors la tête de mes draps, je pose ce pied par terre, j’ouvre les rideaux, je cherche mes pantoufles ridicules, les bleu poudre avec des bonhommes de neige brillants dessus, je descends nourrir le chat, parle à l’oiseau, et moi, ensuite, lisant le journal où j’apprends qu’Arafat est mort cette fois. Je vois les chandelles entourant sa photographie. Il fait encore un peu sombre. Je pense à mon père. Je suis dans la cuisine. Mon coeur sauvage ne croit pas un mot de toute cette histoire en marche, la mienne surtout, mes projets de bonheur, de rénovations, de réparations, il y a de si nombreux trucs pour l’économie quotidienne, pour des épousailles sans fin, mais qui sera enterré dans sa terre natale ? Ni lui, Arafat, ni moi. Mais mon père, oui, alors qu’il ne le voulait pas. Bon, je pense, la vie va aussi me quitter, il y aura un grand feu, une grève de la faim, des héros levant le voile sur leur passé, il y aura une coulée de lave, une ère glacière, que sais-je encore, un bruit sec d’animal ; il y aura une fosse, je tomberai dedans avec la neige, sur les os de toutes les autres combattantes, cette fosse se transformera lentement en charnier, une sorte de passé toujours présent, il n’y aura plus une seule façon de dire non, c’est déjà commencé, il faut comprendre ça, ici, maintenant, dans notre tribu, que c’est déjà commencé, plus moyen de dire non, je sentirai moi-même une partie de ma peau se nécroser, on a déjà fait des greffes, on a scellé mes côtes, on a négligé le nom de la grande fatigue, je n’accepterai pas d’être aussi malade et je prendrai rendez-vous pour me tuer en Suisse, à Zurich, je serai admise au Paradis, toujours un verre de vin à la main, sans question, jamais sobre, sans hôte, sans personne, j’aurai enfin de nouvelles connaissances sur la mort. Il y aura une porte, c’est écrit dans tous les livres. Je m’éloignerai peu à peu de l’ignorance jusqu’à l’ouverture de cette porte. Quelqu’un dira que je suis fatiguée et me donnera congé. Mon coeur sauvage sera traité avec soin. Il se nourrira de petits insectes. Il mangera l’herbe dont il a besoin. Il jouera avec l’aube, sans bruit. Je comprendrai alors ce que c’est que d’avoir été vivante. Dans la mort. Le vent me plaira. Lui seul fera bouger les particules d’êtres autour de mon corps. Je me souviendrai de certaines choses, mais jamais dans l’ordre, ni dans un sens précis, …

Appendices