De nos jours, la place des femmes en littérature apparaît tellement naturelle et allant de soi que nous avons peine à imaginer, êtres sans mémoire que nous sommes, qu’il n’en a pas toujours été ainsi. L’essai très fouillé et documenté d’Isabelle Boisclair vient à propos rappeler les faits saillants et les luttes qui ont marqué l’accession des femmes dans le domaine littéraire. Institution oblige, l’auteure s’appuie avant tout sur les théories de Pierre Bourdieu en privilégiant plus particulièrement, précise-t-elle, ses recherches en anthropologie, moins connues des littéraires, « dans lesquelles il met au jour, notamment, l’aspect construit du système de domination symbolique des hommes sur les femmes » (17). Elle tire aussi profit des récentes avancées en matière d’études du genre, synthétisant pour le bien du lectorat qui ne serait pas au fait de certaines subtilités, la nuance entre sexe et genre, nuance relativement récente, mais allègrement galvaudée, qu’elle résume en un paragraphe bien senti : Ce paragraphe donne le ton de l’essai tout entier : dans un langage limpide, Boisclair s’emploie dès le départ à bien affirmer ses positions, sachant bien qu’en matière d’écriture féministe/au féminin, les balises doivent être clairement identifiées, plus particulièrement en ce qui a trait à l’épineux problème de se « demander sans fin si chacune des écrivaines dont [elle parlera] est féministe ou pas » (24). Allant au-devant des objections, elle offre une réflexion nourrie aussi par une approche socio-historique du contexte dans lequel émerge le sous-champ féministe. À cet égard, la coupe chronologique du phénomène, prévisible, s’imposait d’office : comment faire autrement, en effet, quand on se donne pour mission de suivre la naissance et le développement de voix/voies autres ? Surtout que ce processus sera long, inédit et irréversible : Boisclair nous incite ainsi à refaire le parcours des femmes en littérature, qui, dès 1900, commençaient à apparaître en plus grand nombre dans un paysage avant tout masculin. Sans s’appesantir inutilement sur les débuts quasi héroïques des femmes journalistes auxquels l’essai de Micheline Dumont et Louise Toupin taille une large place , l’auteure trace une esquisse des progrès dans le monde de l’éducation, qui ouvre graduellement ses portes (études supérieures incluses) aux femmes, à toutes les femmes : elles apprendront à écrire dans le sens le plus littéral du terme, pour ensuite songer à devenir écrivaines. Le découpage de cette nouvelle donne, qui va peu à peu bouleverser le paysage littéraire québécois, s’effectue en décennies pour mieux illustrer les avancées, certes, mais aussi les reculs, c’est-à-dire le plafonnement dans le nombre de publications ou la parution de répliques antiféministes signées par des hommes qui se sentent menacés par l’émancipation féminine, telle Femmes-hommes ou hommes-femmes d’Henri Bourassa en 1925. Au fil de la chronologie, Boisclair énumère les prix mérités par les femmes, résume les thèmes abordés dans ou selon les différents genres littéraires — détour obligé vers la poésie, beaucoup pratiquée par les femmes et jugée particulièrement inoffensive ; elle pointe quelques constantes, comme la quasi-obligation d’avoir dans son entourage immédiat un écrivain (souvent un homme) qui montre la voie à suivre. Nous découvrons l’audace de ces écrivaines que nul tabou n’effarouche : on connaît La chair décevante (1931) de Jovette Bernier et le scandale suscité par ce personnage de fille-mère qui réclame le droit de vivre malgré l’opprobre ; on a moins lu L’héritier de Simone Buissières (1951) « qui met en scène ce qu’on appellera plus tard le phénomène des mères-porteuses » (99), les « péripéties d’une fille-mère qui se butte contre l’impossibilité légale d’adopter son propre enfant » (99) avec Mademoiselle et son fils d’Olivette Lamontagne (1956) ou encore l’univers …
L’institution faite femmes[Record]
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Lucie Joubert
Université d’Ottawa