Dans son plus récent essai consacré au roman, Milan Kundera s’en prend aux amateurs de bons sentiments, à ceux qui voudraient que le roman, et à travers lui toute la littérature, les console des misères de l’humanité. Par exemple Sainte-Beuve écrivant ceci à propos de l’auteur de Madame Bovary : « Le reproche que je fais à son livre, c’est que le bien est trop absent . » Le lecteur moderne ne peut que sourire devant une telle formule qui soumet la littérature à une exigence purement morale. Si ce lecteur a vécu sous le joug soviétique, comme c’est le cas de Kundera, il songera inévitablement aux ridicules prescriptions du réalisme socialiste, suivant lesquelles l’écrivain devait proposer une vision optimiste du monde, sans quoi il était considéré comme un auteur décadent et nuisible. Si ce lecteur a vécu au Québec, il songera aux non moins ridicules exhortations de l’Église appelant à une littérature saine et fortifiante. Mais cela signifie-t-il que l’écrivain, pour être moderne, ou tout simplement pour être un véritable écrivain, doive absolument faire de l’ironie et se tenir à distance de toute morale ? Ce n’est pas ce que fait Gustave Flaubert lorsqu’il répond à George Sand qu’il ne cherche pas à se moquer de ses personnages, mais veut au contraire « aller dans l’âme des choses ». Ce dont se moque avec raison Kundera, ce n’est pas la compassion qu’on peut éprouver à l’endroit de la pauvre Bovary (et que le roman de Flaubert exprime plus d’une fois) ; c’est de vouloir remplacer madame Bovary par des personnages autrement plus réjouissants qui reposeraient l’âme tourmentée du lecteur. La compassion constitue, elle aussi, une valeur romanesque. Non pas au même titre que l’ironie, qui est un procédé d’écriture, mais dans la mesure où elle permet justement, selon la formule de Flaubert, « d’aller dans l’âme des choses ». Au Québec, Marie-Claire Blais appartient à cette catégorie d’écrivains mus par une infinie compassion à l’égard de personnages écorchés par la vie. Elle vient de terminer son roman le plus ambitieux, le dernier d’une trilogie commencée en 1995 avec Soifs et poursuivie en 2001 avec Dans la foudre et la lumière. Oeuvre foisonnante, difficile, incantatoire, cette trilogie de 800 pages comprend plusieurs dizaines de personnages, issus de tous les milieux (même si celui des artistes semble le mieux représenté) et qui se croisent dans une île au large du golfe du Mexique. Dans le dernier volet, Augustino et le choeur de la destruction, ils s’appellent Mère (Esther), Mélanie, Daniel, Mai, Samuel, Nora, Christiensen, Hans, Greta, Harriett, Charley, Marie-Sylvie, Vincent, Caroline, Jean-Mathieu, Olivier, Tchouan, Jermaine, Bernard, Valérie, Suzanne, Adrien, Charles, Frédéric, Cyril, Petites Cendres, la Vierge aux sacs, Franz, Arnie, Carlos, Lazaro, sans compter Marie Curie et bien sûr Augustino, qui est un enfant passionné par les livres et promis à une « haute destinée » (25). Au total, c’est plus de trente personnages qui se partagent la scène. Toute une société défile ainsi à un rythme fou, presque sans interruption. Comme dans les deux romans précédents, il n’y a aucune division par chapitre ou par paragraphe, les points sont extrêmement rares et les dialogues se fondent dans le récit sans autre indication que le changement des pronoms. Le langage ordinaire subit une accélération permanente . On finit par s’y reconnaître, grâce notamment à une série d’échos qui deviennent plus perceptibles encore dans ce troisième volume. Des noms de lieux par exemple, comme « rue Esmeralda, rue Bahama » à la sonorité magique qui ponctuait le deuxième volume reviennent au début d’Augustino comme pour faire transition. Chaque personnage …
De la compassion comme valeur romanesque[Record]
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Michel Biron
Université McGill