Comment parler de l’orientalisme dans les lettres québécoises ? Faut-il remonter au tout début de la littérature canadienne-française, tenter une sorte d’archéologie de la littérature pour y dépister les références historiques à l’Orient ? Doit-on se contenter d’analyser les traces plus récentes de son discours dans la littérature contemporaine ? On ne saurait trancher cette question comme on a essayé de le faire au sujet de l’orientalisme français, puisque le « topos » de l’Orient est d’apparition récente dans l’espace imaginaire du Québec. Toutefois, quelques rappels historiques peuvent s’avérer utiles. Dès ses premiers travaux , Pierre Rajotte a montré comment la naissance de l’orientalisme québécois se présentait sous la forme d’une apologie religieuse dans les récits de voyage des ultramontains du dix-neuvième siècle (surtout pendant la période de 1847 à 1900). À une époque où l’Europe, dans toute sa fièvre exploratrice, commence à dessiner une carte du monde et à en organiser l’historicité, le mouvement romantique du dix-neuvième siècle, qui a vu la naissance du tourisme et le début de l’impérialisme, a été aussi déterminant dans l’évolution du récit de voyage. Or, bien qu’il soit important de tenir compte des « chronologies déplacées qui rythment les durées respectives des littératures française et québécoise », il faut noter, avec Rajotte, que la portée orientaliste intrinsèque des récits de voyage des Canadiens français « reflète la participation à un capital symbolique » européen qui s’est élaboré bien au-delà d’une tentation de l’Orient. C’est plutôt à partir d’une appropriation utilitariste de l’autre dans ses différences que se justifie une telle tentation. Pour retracer l’évolution historique du « topos » de l’Orient dans la littérature québécoise, il nous faudrait interroger la continuité (ou non) entre les formes d’orientalisme au dix-neuvième siècle et celles qui apparaissent au début du vingtième, réfléchir au phénomène de la contre-culture des années 1960 et 1970 qui a fait basculer la culture nord-américaine et européenne dans un engouement marquant pour une certaine représentation de l’Orient, puis s’arrêter à l’apport récent des écritures migrantes depuis les années 1980 à la reconfiguration du canon de la littérature québécoise. Par ailleurs, la plupart des textes qui composent le présent dossier concernent la littérature récente — celle que l’on a pris l’habitude de dénommer québécoise, voire « post-québécoise », par rapport à la littérature canadienne-française —, un article seulement s’attache à une oeuvre (celle de Jean-Aubert Loranger) parue avant la deuxième moitié du vingtième siècle. Parmi les écrivains qui ont marqué la pratique de l’orientalisme au vingtième siècle, il faut citer, à titre d’exemples , le plus grand poète québécois du voyage, Alain Grandbois, les écrivains Louis Gauthier, Jean Marcel, Marie José Thériault, Lise Gauvin, Yvon Rivard, Robert Lepage et Normand Chaurette, et les écrivains de la migration Naïm Kattan, Abla Farhoud, Anne-Marie Alonzo, Victor Teboul, Ying Chen, Ook Chung, Aki Shimazaki, Wajdi Mouawad et Mona Latif-Ghattas. Ces figures du « passage », pour ne pas dire ces « passeurs culturels » travaillent à « l’interculturation » constante du discours littéraire québécois, tout en interrogeant la façon dont le discours social prend en charge la différence de l’autre. Si la littérature québécoise a connu différentes formes de représentation ou d’évocation de l’Orient depuis les premiers récits de voyage jusqu’aux développements du roman contemporain, en revanche peu d’études ont paru sur la question de l’orientalisme au Québec . C’est pour tenter de combler cette lacune que nous avons cherché, dans le présent dossier, à saisir la traversée et le fonctionnement du motif de l’Orient comme principe d’écriture littéraire dans la littérature québécoise du vingtième siècle, aussi bien dans ses dimensions idéologiques, poétiques que pragmatiques. Les …
Orientalisme et contre-orientalisme dans la littérature québécoise[Record]
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Mounia Benalil
Université McGillGilles Dupuis
Université de Montréal