Les quatre romanciers dont il sera question ci-dessous sont des hommes nés il y a soixante ans ou plus, tous publiés chez le même éditeur (Boréal) et qui raconte une histoire dans laquelle le personnage principal est un écrivain ou un éditeur littéraire. Est-ce assez pour en tirer un portrait de groupe, celui d’une génération ou d’une maison d’édition ? Les quatre romans ont en commun l’élégance du style, des allusions nombreuses à la littérature et au milieu littéraire, une intrigue romanesque minimale ou secondaire, des héros assez quelconques qui habitent Montréal et qui vivent à l’époque actuelle. Or, de cette époque, justement, aucun de ces héros ne semble se satisfaire. Chacun entre en lutte avec ce qu’il a été, avec ce qu’il est devenu, le passé et le présent se mêlant dans une difficile appréhension de soi. Avec tantôt des accès de pessimisme à la Émile Cioran, tantôt des instants de grâce où le temps paraît s’alléger indéfiniment. Au coeur du Siècle de Jeanne, on trouve la même situation, le même triangle amoureux, les mêmes personnages torturés et malheureux que dans les deux romans précédents. Mais le temps a passé et il y a déjà six ans qu’Alexandre habite seul. Entre les scénarios qu’il écrit pour gagner sa vie, il continue d’aimer Clara, qui l’a quitté, et rêve plus que jamais de réparer le désastre de son autre vie, celle qu’il menait avec sa femme Françoise et sa fille Alice. Impossible de tourner la page, le passé refuse de se laisser oublier. C’est d’ailleurs l’un des grands thèmes de ce roman qui est une sorte de méditation sur le temps. Alexandre est obsédé par ce que Virginia Woolf appelait magnifiquement « l’extrême fixité des choses qui passent » (87 et 147). D’où la passion que lui inspire l’enfance avec ses petits gestes, ses jeux apparemment insignifiants et sans cesse répétés. C’est le temps qu’incarne Jeanne, la fille d’Alice. Elle est née avec ce siècle, ou presque, et elle représente pour Alexandre l’innocence retrouvée, celle par qui il rachète, peut-être, les fautes anciennes. Il aime Jeanne comme il n’a pas réussi à aimer les autres femmes de sa vie, ni Françoise ni Clara et encore moins sa fille Alice, brutalement abandonnée lorsque Alexandre est tombé amoureux de Clara. Faute capitale, comme il le dira en citant Goethe, celle d’un père qui a préféré ses propres passions (écrire, aimer) aux désirs et aux peurs de son enfant. C’est là, dans ces pages bouleversantes de vérité, que le romancier donne sa pleine mesure, avec une clarté d’expression admirable et une lucidité qui semblent s’accroître au fur et à mesure qu’on entre dans le vif de la blessure, de la faute. À travers les déchirements amoureux d’Alexandre, Le siècle de Jeanne aborde aussi d’autres thèmes qui donnent parfois au roman l’allure d’un essai, mais d’un essai qui se nourrit de la fiction et qui s’interroge sur le monde à travers la littérature, l’art ou le cinéma. Il est notamment beaucoup question d’Amérique, en particulier dans son opposition à l’Ancien Monde ou dans ses rapports troubles avec la beauté de ses propres paysages comme avec la laideur de ses villes. Alexandre se demande pourquoi c’est à Paris que le Québécois se découvre tel qu’il est, c’est-à-dire comme un habitant du Nouveau Monde. À Montréal, au contraire, le Québécois doit sans cesse lutter contre sa mélancolie, qui menace de verser dans le vide ou la folie alors que dans l’Ancien Monde, là où la beauté a un sens, la mélancolie est aussi une forme d’émerveillement, de présence à soi et aux autres : Le …
L’extrême fixité des choses qui passent[Record]
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Michel Biron
Université McGill