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In 1980 everyone lives

with some gas in his lungs.

No one will die of it [2].

En 1979, Clément Moisan publiait une étude comparée des poésies canadienne et québécoise avec l’objectif d’« aider au développement, en qualité et en quantité, des oeuvres [3] ». La division linguistique établie entre la littérature canadienne, de langue anglaise, et la littérature québécoise, de langue française, n’apparaît plus aussi naturelle qu’il y a vingt-cinq ans, la littérature de langue anglaise écrite au Québec étant, depuis les dix dernières années, de plus en plus reconnue par les critiques québécois, tant anglophones que francophones. Le concept de « littérature québécoise » se serait donc bien élargi depuis les années 1970. Même si plusieurs facteurs distinguent les textes des écrivains de langue française de ceux de langue anglaise, les imaginaires dont ils sont issus ont été soumis à l’influence de mêmes événements historiques à l’échelle mondiale. À partir des années 1960, la poésie de trois écrivains québécois, originaires des deux communautés linguistiques, se teinte ainsi de l’ombre de la Shoah [4] : Jacques Brault, Irving Layton et Leonard Cohen [5] ont tous abordé dans leurs poèmes (quoique à des degrés divers) la problématique du génocide juif survenu une vingtaine d’années plus tôt. Capitale chez les deux auteurs anglophones d’origine juive, Layton et Cohen, cette problématique apparaît ponctuellement chez Brault, francophone d’origine catholique. Malgré les différences linguistiques et religieuses qui distinguent ces auteurs et qui semblent, au premier abord, écarter les possibilités de rapprochement entre leurs textes, la Shoah est représentée de manière similaire dans certains de leurs vers : une voix québécoise, géographiquement et temporellement éloignée des événements, entretient un rapport déchirant avec les victimes et les bourreaux qui sont tous deux désignés, selon le point de vue emprunté, comme des cousins, des frères ou des voisins.

L’importance de la Shoah ou d’une sensibilité au génocide juif dans la littérature québécoise de langue anglaise surprend peu, car la présence juive dans le milieu anglophone a influencé les intellectuels de l’après-guerre, Juifs ou non. Écrite pour la plus grande part par des Juifs, cette littérature anglo-québécoise de la Shoah a jusqu’à maintenant été étudiée, comme le corpus anglo-québécois en général, en tant que partie de la littérature canadienne-anglaise. Quelques rares études ont porté sur la littérature juive canadienne de l’après-guerre, dont celles d’Alexander Hart, de Norman Ravvin et de Michael Greenstein, en partie consacrées au thème de la Shoah [6]. En revanche, la rareté des travaux sur la Shoah dans la littérature québécoise de langue française s’explique par le peu d’oeuvres où le génocide juif est une thématique centrale. Cette rareté ne signifie toutefois pas que la Shoah y soit absente : en effet, un certain nombre d’oeuvres écrites depuis 1945 — du roman Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy [7] aux textes dramatiques Hitler et Transit section no 20 d’Alexis Martin et Jean-Pierre Ronfard [8] — y font allusion et abordent les thèmes qui y sont apparentés, avec une attention et des approches variables. Chez Jacques Brault, la Shoah occupe une place prépondérante dans les poèmes « À l’inconnue [9] » et « Après ce qui n’a pas d’après [10] », ainsi que dans le recueil Mémoire [11]. Dans un article publié en 1989, le poète parlait de l’importance du génocide dans son oeuvre et affirmait être « à la recherche d’une réponse […] à la question limite d’Adorno [12] » sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz. La réflexion théorique de Brault sur les problèmes éthiques liés à la représentation de la Shoah incite à comparer ses poèmes avec ceux de Layton et de Cohen : tous sont à la recherche d’un mode de représentation de ce qui a été considéré comme hors de portée des limites de l’imagination et du représentable.

Représentations

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les études historiques, philosophiques et littéraires sur les représentations des atrocités commises dans les camps de concentration nazis se sont multipliées. Dans la plupart des cas, les études littéraires se sont mises au diapason du mouvement créateur des écrivains qui, d’abord préoccupés par le respect de la mémoire des morts, ont produit des textes dont le genre varie entre le témoignage et le roman historique [13]. Le temps accomplissant son oeuvre, les survivants se raréfient et ce sont leurs descendants ainsi que d’autres témoins, de moins en moins directs, qui prennent la relève et cherchent à conserver la mémoire de la Shoah.

Les considérations éthiques qui entourent les représentations de la Shoah ne concernent pas que les survivants. Elles influencent, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble de ses représentations artistiques. Est-il immoral de prendre plaisir à lire un roman ou à regarder un film qui décrit l’horreur de la Shoah de manière esthétique [14] ? En romançant le génocide juif, ne risque-t-on pas de laisser croire qu’il était fictif ou d’en déplacer les enjeux ? Est-il utile d’écrire à ce sujet pour faire obstacle à l’oubli, au risque qu’un événement similaire ne se reproduise ? Est-ce une indécence envers les millions d’êtres humains qui ont souffert, en même temps qu’un comportement présomptueux de la part des écrivains ?

Pour une question d’autorité, la biographie des auteurs est très souvent prise en compte par la critique de la « littérature de l’anéantissement ». Non seulement il serait impossible de représenter la Shoah, mais tous n’auraient pas le droit de tenter de le faire. Selon Sue Vice, une certaine autorité est conférée à un auteur s’il arrive à prouver qu’il est lié aux événements qu’il décrit [15], car les textes fictionnels qui traitent de la Shoah sont souvent considérés comme des témoignages qui exigent une corrélation entre le vécu de l’auteur et les événements racontés. Leur apport mémoriel serait donc plus ou moins tenu pour historique, et ce, même s’il s’introduit dans un contexte de fiction. Par un effet paradoxal, certains lecteurs semblent particulièrement défiants envers l’invention ; plus la distance est grande entre le texte et l’expérience vécue de l’auteur, plus le texte relève de l’imagination et risque ainsi de porter atteinte à la mémoire des disparus.

L’aporie formulée par Elie Wiesel, selon qui « se taire est interdit, parler est impossible [16] », illustre l’embarras des écrivains devant la Shoah, qui oscillent entre le devoir de mémoire et la difficulté de mettre en mots les événements. Elle est aussi valable pour les témoins que pour les méta-témoins, c’est-à-dire, selon les termes de Régine Robin [17], ceux qui ont une expérience indirecte de cet événement et qui ne sont ni Juifs ni survivants. L’écriture de Brault, de Layton et de Cohen, témoins indirects de la tragédie, fait face à un dilemme qui soulève de fortes oppositions mais, comme le remarque Sandra Wynands :

Both Layton (by demanding that the Holocaust be written about) and Cohen (by actually writing about it) have moved beyond a crucial question that provoked substantial controversy in the immediate postwar period, particularly among writers : can and should the Holocaust be written about at all [18] ?

Au-delà de la question éthique, les écrivains, au nombre desquels ceux à l’étude, ne seraient pas en mesure de rendre compte de l’étendue des persécutions dont les concentrationnaires ont été victimes. D’après Giorgio Agamben [19], les survivants s’entendent pour dire que nul n’a pu raconter la destinée d’un prisonnier ordinaire, parce qu’il était matériellement impossible pour lui de survivre. Primo Levi avance aussi que

we the survivors are not the true witnesses… We are a small, anomalous minority. […] It is they, the “Muselmänner”, the drowned, the fully-fledged witnesses, whose evidence would have held as generally true. They are the rule, we are the exception [20].

Témoigner de l’expérience concentrationnaire relèverait donc de l’impossible, même pour les survivants, et il ne demeurerait que la possibilité d’articuler cette impossibilité. En revanche, l’argument traditionnel en faveur d’une littérature de la Shoah tourne autour du besoin de se souvenir et d’informer le lectorat de ce qui a eu lieu afin d’éviter que la connaissance de ces événements se retire de la conscience historique et qu’elle ne sombre dans l’oubli. La représentation de la Shoah apparaissant insurmontable, quelques-uns ont proposé un refuge dans le silence comme la seule réponse adéquate aux événements [21].

Les trois poètes à l’étude font allusion aux réflexions d’Adorno, qui fut l’un des premiers à dénoncer la littérature inspirée de la Shoah :

To squeeze aesthetic pleasure out of artistic representation of the naked bodily pain of those who have been knocked down by riffle butts… Through aesthetic principles or stylisation… The unimaginable ordeal still appears as if it has some ulterior purpose. It is transfigured and stripped of some of its horror, and with this, injustice is already done to the victims [22].

Les textes littéraires, qui tentent de rendre compte « par des éléments esthétiques ou par le style » de la profondeur de la souffrance et des angoisses de la Shoah, s’exposeraient ainsi à la réprobation. Le dialogue avec les disparus et l’effacement du sujet poétique permettent d’adoucir les effets pervers de la représentation. Cet effacement de l’individu, qui cède la parole à des voix anonymes, apparaît dans le titre du poème « À l’inconnue » de Jacques Brault, selon toute vraisemblance dédié à l’une des femmes décrites dans l’épigraphe de Max Kasner :

à gauche étaient étendues environ

soixante-dix femmes mortes, de très

belles femmes, choisies parmi les

plus belles, belles même dans la mort

Max Kasner, témoin au procès d’Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, 1964 (PM, 71)

En plaçant en exergue un témoin du procès d’Auschwitz, Jacques Brault situe son poème dans un cadre concentrationnaire et s’approprie l’autorité nécessaire pour aborder le sujet, car plutôt que d’inventer un nouveau témoignage, il illustre et prolonge celui d’un autre. Le poète contourne ainsi l’une des principales difficultés liées à la représentation de la Shoah pour les témoins indirects : celle du soupçon d’aborder le sujet sans autorité et éventuellement pour de mauvaises raisons, pouvant varier, pour citer Sue Vice, « du simple sensationnalisme au révisionnisme de l’Holocauste [23] ».

Ce problème d’autorité se pose autrement pour Cohen et Layton, car leurs origines juives suffiraient à justifier leur intérêt pour la Shoah et leur identification aux victimes. Au-delà de ce lien, leur représentation diffère cependant peu de celle de Jacques Brault. La mise en perspective des poèmes de Cohen et de Layton avec ceux de Brault prend alors tout son sens ; là où on se serait attendu à un écart, les différences linguistiques et religieuses s’effacent pour laisser transparaître une représentation indirecte du génocide. La distance du sujet par rapport à ce qui s’est produit apparaît évidente au lecteur. Par exemple, Irving Layton situe l’action d’un poème dédié aux victimes de la Shoah dans un temps postérieur au génocide : « My murdered kin/let me be your parched and swollen tongue/uttering the maledictions/bullets and gas silenced on your lips [24] ». Le sujet poétique, qui se pose en porte-parole des disparus, se trouve ainsi face aux limites de ses capacités, puisque les mots justes pour maudire les coupables se trouvent sur les lèvres muettes de ceux qui ne sont plus. La colère reste sienne, inutile, parce qu’en dépit de la volonté, il est trop tard pour venir en aide aux membres de la « parenté » élargie. De façon similaire, Leonard Cohen met en scène un jeu de rôles afin de montrer l’extériorité de la voix narrative : « For you/I will be a Dachau jew/and lie down in lime/with twisted limbs/and bloated pain/no mind can understand [25]. » Le jeu sur les temps verbaux souligne que le sujet n’est pas un Juif du camp de Dachau ; la tentative de se mettre dans la peau d’un concentrationnaire échoue parce que le sujet est incapable d’imaginer la douleur propre aux victimes. Ainsi, bien que d’origine juive, ni Layton ni Cohen ne se permettent l’appropriation de leur souffrance.

Des quelques vers cités de Brault, de Layton et de Cohen, une seule certitude émerge : les pensées et la douleur des victimes sont inaccessibles à celui qui n’a pas vécu les persécutions. Ce constat n’empêche cependant pas les trois poètes d’exprimer une grande sympathie envers les disparus et de tenter de leur donner la parole. La juxtaposition de deux communautés, celle des vivants et celle des morts, établit un va-et-vient entre les deux univers et permet aux sujets poétiques d’entrer en dialogue avec le passé. Le caractère intime des poèmes énoncés à la première personne du singulier rappelle la petitesse et l’impuissance de l’humain devant la mort. Ces témoins indirects, vivants au moment du génocide, représentent la Shoah en faisant valoir qu’ils se situent dans un temps postérieur aux événements. Pour eux qui en ont probablement entendu parler avec décalage, par les médias et les témoignages des survivants, il s’agit de la façon la plus sûre d’éviter le double écueil qui guette la fiction : l’offense à la mémoire des disparus et le travestissement de la réalité de la tragédie.

De l’univers concentrationnaire à l’univers poétique

Les poèmes de Brault, de Layton et de Cohen n’ont pas seulement en commun leur distance avec l’événement, ils partagent aussi une série d’images — les cendres, l’étoile, le gaz et les fours crématoires — qui évoquent l’univers concentrationnaire. Selon la logique mémorielle énoncée par Maurice Halbwachs dans La mémoire collective [26], les témoins éloignés des événements se sont créé, au même titre que certains témoins inconscients de ce qui se déroulait autour d’eux, une mémoire « empruntée », formée de souvenirs historiques rapportés par ceux qui y furent directement mêlés ou par les journaux [27]. Cette logique expliquerait la schématisation de la Shoah, réduite à quelques images fortes et poignantes, dont la connaissance est partagée. Celles-ci, largement reprises, rejoignent le lecteur québécois qui partage ces souvenirs imaginés : « Pour [le témoin indirect], ce sont des symboles, ils se représentent à [lui] sous une forme plus ou moins populaire ; [il] peu[t] les imaginer ; il [lui] est bien impossible de [s]’en souvenir [28]. » L’espace mémoriel complexe ainsi composé éclaire le rapport imaginaire qu’entretiennent les écrivains, dont Jacques Brault, Irving Layton et Leonard Cohen, avec la Shoah.

Le rapport indirect aux événements ne réduit toutefois pas nécessairement l’identification du sujet aux victimes ; il instaure cependant un certain décalage. Le côté acquis, appris, de la tragédie apparaît clairement dans le poème narratif « The Invisible Trouble » de Leonard Cohen, où un homme feint d’être une victime de la Shoah : « [H]e covers his wrist/and the numbers of the war./His arm is unburned/ his flesh is whole :/the numbers he learned from a movie reel [29]. » Au même titre que le sujet poétique de Brault qui, dans « À l’inconnue », demande à la femme de lui écrire de « cette fosse [qui] nous est commune » (PM, 76), comme s’il la partageait avec elle, le sujet de ce poème de Cohen porte les stigmates invisibles, douloureux et angoissants d’un génocide qu’il n’a pas vécu. L’aveu du mensonge permet de préserver la mémoire des survivants et de mettre en évidence la distance du sujet, nécessairement éloigné puisque c’est d’un film qu’il a tiré les numéros qu’il voit tatoués sur son poignet. Son imagination, tout comme celle du sujet poétique dans « À l’inconnue », est stimulée par une représentation de la Shoah.

Les images parfois très brutales du génocide que l’on retrouve chez les trois poètes se veulent un appel à la justice. L’exposition des horreurs qui ont été commises vise à demander réparation. Ainsi, le poème « Mémoire » de Jacques Brault décrit « celle qui a laissé ses ongles au ciment de la chambre à gaz » (M, 68) et suggère que l’histoire doit rendre des comptes : « Nous ne sommes pas quittes. » (M, 68) Cet étalage de la souffrance de l’autre sous une lumière crue se révèle efficace pour faire sentir l’ignominie ; aucune atténuation de l’horreur ne pourrait convenir.

Layton et Cohen poussent ce procédé à l’extrême. Afin de provoquer le lecteur, ils utilisent l’image du savon fabriqué à base de graisse et de cendres humaines. Ainsi peut-on lire, dans le poème « Hells », d’Irving Layton, « même si la peau a déjà recouvert un pauvre homme,/l’odeur du savon n’est pas plus douce à cause de son parfum./Dans nos enfers modernes, un accident ou la chance/sauve ; pas la bonté, ni l’amour ou la providence./De nos jours, on ne protège pas son âme mais une cuillère [30] ». Le monde matérialiste est dénoncé par cette image de la marchandisation de l’humain. Plus encore, la critique que Layton fait du matérialisme rappelle au lecteur qu’il n’est pas, malgré l’éloignement qui l’en sépare, à l’abri d’une des forces qui se trouvent derrière la cruauté et l’horreur de la Shoah. L’image sur laquelle repose cet humour noir surprend, surtout quand on sait que les historiens eux-mêmes débattent de son origine [31].

On retrouve cette image dans le recueil Flowers for Hitler [32] de Leonard Cohen, paru en 1964. Le bruit des abus, qui avait principalement circulé en Pologne et en Slovaquie aux alentours de 1942, a alors rejoint Montréal, et l’image du savon fabriqué à partir de graisse humaine, non fondée sur des preuves documentaires, est passée dans l’imaginaire [33]. Le vers « Peekaboo Miss Human Soap [34] » de Cohen est particulièrement troublant, parce qu’il juxtapose un jeu pour enfants, celui où l’on cache son visage pour ensuite le découvrir en disant « peekaboo », et l’horreur des camps :

At first glance, Cohen appears to be having a nasty laugh at the expense of Jewish suffering. […] But on closer inspection it might be suggested that this is an attempt to come to terms with a painful experience. Through the medium of Black Humour it is possible to see the selection of a Miss Human Soap as the fun and games of an absurd world [35].

Sandra Djwa rappelle que le titre du recueil de Cohen, Flowers for Hitler, évoque Les fleurs du mal de Charles Baudelaire, qui cherche à faire émerger la beauté de la laideur. Dans les poèmes de Cohen, l’absurdité de la Shoah est dévoilée par des associations d’images qui frappent en raison de leur caractère déplaisant. Le poète écrit en quatrième de couverture : « This book moves me from the world of the golden-boy poet into the dung pile of the front-line writer [36]. » Dix ans plus tôt, Jacques Brault avait lui aussi posé un regard très lucide sur l’acte de création : « [T]ant pis pour la poésie aux mains propres/Et tant pis pour moi. » (M, 68) Les deux poètes optent ainsi pour une poésie engagée, porteuse de sang et d’images ignobles, mais aussi de changement.

Les poèmes de Layton portent la même marque de l’engagement. Dans une lettre adressée à Leonard Cohen, datée du 5 mai 1962, Layton mentionne son intérêt croissant pour la représentation du génocide juif : « My style is changing. I want to get Buchenwald into my poems. The poets are still acting like superannuated clergymen. It’s up to you and me to change things [37]. » Un an plus tard, paraît son recueil Balls For a One-Armed Juggler, dont l’avant-propos précise sa critique de la poésie moderne :

Where is the poet who can make clear for us Belsen ? Vorkuta ? Hiroshima ? […] There is no poet in the English-speaking world who gives me the feeling that into his lines have entered the misery and crucifixion of our age. […] What must concern the artist today, above all, is the organized nature of twentieth-century wickedness [38].

Layton ne fait pas que donner des indications prescriptives, il met aussi en pratique ses conseils. En l’espace de cinq ans, Brault, Layton et Cohen auront tous trois publié un recueil à propos de cette « cruauté du vingtième siècle », s’inscrivant ainsi dans la mouvance de la naissance d’un art poétique spécifique à la représentation du génocide juif.

Communautés d’indifférence

La représentation de l’horreur, qui vise sans doute à faire réagir, s’accompagne chez les trois écrivains d’un appel à l’action. Le dernier poème du recueil Mémoire de Jacques Brault s’adresse aux « Père mère femme et fille pays et camarades » (M, 78) et tente de briser leur indifférence : « [T]oi oui toi qui t’obstines demeurer tous et toutes couturés d’une croyance sans âge qu’attendez-vous donc. » (M, 78) Par cette interpellation à l’aide des pronoms « tu » et « vous », le sujet poétique laisse entendre qu’il ne s’identifie pas à ses compatriotes, privés du sentiment de communauté qui l’habite. Le concept de mémoire historique est perverti par les contemporains, utilisé pour masquer la mortalité : « Tel est ton nom mémoire à l’heure de la mort cet oubli léger qui n’emporte que l’autre. » (M, 78) Signe de résignation, le passage de l’énonciation à la première personne du pluriel souligne la fragilité de la position du sujet et sa difficulté à se dissocier de ses pairs : « Et nous restons encore agrandis d’une absence et nous marchons il le faut bien. » (M, 78) Il sous-entend alors non seulement que les erreurs passées se répéteront, mais que la nouvelle génération sera, elle aussi, porteuse du poids du passé : « Ceux qui viennent déjà nous recommencent. » (M, 78) L’« oubli léger » serait donc un cycle à l’intérieur duquel les compatriotes s’enliseraient dans une indifférence partielle pour le malheur des autres. Le sujet poétique partage une partie de la misère des victimes en portant le poids de la mémoire des persécutions, mais sa peine est tempérée par l’espoir implicite que la mémoire regagnera un jour sa fonction primaire : celle de réunir les êtres humains et de les faire agir contre l’horreur de la mort.

Irving Layton parle aussi du désengagement dans le poème « To the Victims of the Holocaust » : « I live among the blind, the deaf, and the dumb./I live among amnesiacs [39]. » Le sujet est alors devenu le porteur d’une mémoire que les autres semblent préférer ignorer. S’avançant plus que Brault et Layton, Cohen souligne la responsabilité individuelle, en l’occurrence la sienne, dans l’avènement du génocide. Tout en se gardant bien d’accuser qui que ce soit, il met en évidence, par la douce ironie de son ignorance, la culpabilité des autres êtres humains :

I do not know if the world has lied

I have lied

I do not know if the world has conspired against love

I have conspired against love

the atmosphere of torture is no comfort

I have tortured

even without the mushroom cloud

still I would have hated

[…]

into a strange brotherhood

I wait

for each one of you to confess [40].

Cette conception attendue ne sous-entend pas que les bourreaux seuls portent la culpabilité, mais que tous les êtres humains sont coupables de ce qui s’est produit. Comme Michael Greenstein le souligne, le poète tente de s’identifier à la fois à la victime et au bourreau : « In constructing his own corporal and cerebral Auschwitz, Cohen is both German and Jew [41]. » Ainsi, entre les poèmes où le sujet emprunte le statut d’ancien concentrationnaire et ceux où il reconnaît sa culpabilité, se met en place un imaginaire qui brouille les notions d’identité et d’appartenance. Cette réflexion rapproche la poésie de Cohen de celle de Brault, chez qui on trouve un fort sentiment de communauté avec les victimes en même temps qu’une mauvaise conscience de ne pas être exempt de tout crime : « Nous n’avons pas de mains nous avons tué l’Indien et nous avons tendu nos poignets à l’oppresseur c’est notre deuil c’est notre souillure » (M, 70). La mention du génocide des peuples autochtones d’Amérique vient relativiser l’unicité de l’horreur du génocide juif et démontrer que les Allemands ne sont pas les seuls responsables de la souffrance, cette dernière n’étant pas si éloignée de « nous ». Sous la plume de Jacques Brault, la Shoah, en tant que prisme et référence, permet aux autres violences historiques et politiques d’acquérir une lisibilité.

Au même titre que les deux autres poètes, Layton reconnaît l’indifférence pour le malheur humain, mais ses sujets poétiques du début des années 1980 répondent plus radicalement à cette inertie : « My sons, do you sometimes marvel/why Christians/whom the divine Jew, Jeshua-Jesus,/commanded to take no thought/for themselves/but to love and serve/the Father’s children/have blackened at the stake, gassed and shot his kindred [42] » ? Ce sarcasme, récurrent dans les poèmes de Layton, met l’accent sur la culpabilité des chrétiens face au génocide. Contrairement aux sujets poétiques de Brault et de Cohen qui voyaient la Shoah comme une tragédie humaine, celui de Layton insiste sur le lien entre la religion catholique et les crimes commis, en grossissant la paranoïa des Juifs et les traits des Canadiens, ses voisins : « Scorecard/Tell a Canuck/about the Holocaust/and the first thing/he wants to know/is what was the score/You Can Never Tell/You fool, keep quiet/about the Holocaust !/There are Christians/who haven’t heard/and it might give them/ideas [43]. » Ce poème, qui se termine par une chute ironique, accuse les chrétiens du Canada et contraste avec les positions de Brault et de Cohen sur la culpabilité. Si jusqu’à présent l’approche de Layton se comparait à celle des deux autres poètes, certaines nuances s’imposent désormais. Layton mêle lui aussi les cartes de l’identité — juive, canadienne et anglophone —, mais le point de vue de la victime qu’il emprunte, déplacé sur le territoire, ne fait pas qu’établir, par son appel aux croyances religieuses, une distance empreinte d’incompréhension entre les différents discours en place au Canada, il met aussi en lumière la complexité de leurs rapports.

Outre la variation dans la perception de la culpabilité, les représentations de la Shoah des trois poètes ont beaucoup en commun, et ce, malgré les différences de langue et l’irrégularité de l’apparition des indices sémantiques se référant aux persécutions dans les poèmes de Brault. Comme chez Cohen, qui utilise les crimes nazis « comme prétextes pour aborder d’une manière plus générale les maux de la société [44] », les allusions au génocide que l’on retrouve chez Brault s’inscrivent dans des réflexions plus générales sur la violence humaine. À partir de témoignages préexistants, Brault, Layton et Cohen puisent dans une même technique poétique pour contourner les difficultés propres à la représentation du génocide juif. Que les voix poétiques considèrent les victimes ou les bourreaux comme des frères, des cousins ou des voisins n’enlève rien à la volonté sous-jacente de provoquer le lecteur et de le confronter à des images qui lui rappellent la fragilité de l’existence. La Shoah participe aujourd’hui d’une mémoire qui dépasse les frontières territoriales, linguistiques et religieuses. Qu’ils aient été écrits en français ou en anglais, par des Juifs ou non, les poèmes de Brault, de Layton et de Cohen témoignent chacun à leur manière de l’influence de cet événement historique fondateur sur l’imaginaire littéraire québécois.