Dossier

Les pseudonymes : « paravent derrière lequel se cachent des êtres méprisables » ou « mensonge qui ne fait de mal à personne » ?[Record]

  • Marie-Pier Luneau and
  • Pierre Hébert

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  • Marie-Pier Luneau
    Université de Sherbrooke

  • Pierre Hébert
    Université de Sherbrooke

Le premier dictionnaire de pseudonymes québécois a été publié en 1936 par Francis Audet et Gérard Malchelosse. Dans l’esprit de leur époque, Audet et Malchelosse contribuaient ainsi « à l’édifice définitif de notre histoire nationale » en rétablissant l’ordre dans l’histoire littéraire, qui deviendrait vite « indéchiffrable si quelqu’un n’y veillait  ». Devant cette pratique subversive qu’est celle de la fausse signature, le rôle des critiques est bien de rétablir la vérité, au grand bénéfice de la postérité. Dans sa préface au dictionnaire, Aegidius Fauteux hésite toutefois. Il reconnaît que le pseudonyme peut parfois avoir servi de paravent à « des êtres méprisables » ; cependant, il constate que ce délit mineur n’est plus qu’un mensonge « conventionnel » qui ne trompe guère « et surtout » ne fait « de mal à personne  ». Fauteux n’a pas tort. Les années vingt et trente foisonnent de noms de plume, ce qui l’amène à répéter que « jamais peut-être le pseudonyme ne s’est épanoui dans le jardin des lettres plus largement et plus librement qu’aujourd’hui  ». En apparence anodin, le discours des auteurs et du préfacier du premier dictionnaire de pseudonymes québécois pose bien les enjeux de cet objet d’étude. D’emblée, la critique oscille entre la condamnation sans appel et l’absolution, en fonction du degré de mensonge. C’est de bonne guerre : plus les critiques seront dupés, moins ils pardonneront à l’auteur fauteur de troubles. Mais l’histoire du Québec a justement ceci de particulier qu’elle compte très peu de mystifications littéraires à grand déploiement. On y cherchera vainement les Clotilde de Surville, les Ossian, les Émile Ajar. En comparaison avec ces grandes inventions d’écrivains mythiques, qui ont férocement entaché la crédibilité des « spécialistes » de la littérature, les tentatives des auteurs québécois pour déjouer la critique apparaissent bien timides. La plupart de ceux qui utilisent une fausse signature se nimbent d’un fugitif mystère, puis s’empressent de préciser leur identité, en conservant paradoxalement le nom de plume. On est conséquemment en droit de se demander à quoi peuvent servir tous ces masques qui, dans les faits, ne masquent rien. Ces « mensonges honnêtes » sont-ils signes d’une difficulté, pour les auteurs, à assumer leur statut d’écrivain ? Sont-ils, au contraire, gages de la bonne santé du champ littéraire, témoignant avec bonhomie d’une irrépressible propension au ludisme ? Mystification ou pas, l’évolution du régime de signatures des auteurs dans un corpus donné ne manque pas d’intérêt. On a en effet tendance à analyser exclusivement la question de la fausse signature en fonction de forces externes à la création littéraire — notamment la censure ou la critique — alors que cette pratique fait partie intégrante du processus d’écriture. Les multiples personnages découverts dans les malles de Fernando Pessoa sont autant de preuves de cette imbrication indissociable. Sous cet angle, la nouvelle signature incarne la liberté suprême que se donne le créateur en se nommant lui-même, ce qui n’implique pas nécessairement que cette liberté soit universellement bénéfique. La nouvelle naissance peut être, au mieux, libératrice ou sans effets. Au pire, elle est destructrice, lorsque son emprise sur l’identité première de l’écrivain devient trop grande ; on peut ainsi avancer qu’Émile Ajar a tué Romain Gary, contrairement au titre du témoignage posthume de Gary, Vie et mort d’Émile Ajar . C’est d’abord et avant tout pour venir au monde, pour naître à la littérature, que les auteurs se sont servis de la fausse signature au Québec. Le pseudonyme est l’expédient par excellence qui représente l’auteur dans le monde des lettres, alors que l’individu reste sagement derrière, en retrait. Si « je » est un autre, …

Appendices