Chroniques : Roman

Le symbolisme soft[Record]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université McGill

Les trois romans dont il sera question dans cette chronique n’intéresseront pas les amateurs d’histoires bien ficelées, de « vraies » intrigues avec rebondissements et suspens ou d’ambitieuses fresques sociales. De tels romans tendent d’ailleurs à se faire rares aujourd’hui, particulièrement au Québec, où l’art romanesque a longtemps été entravé par des considérations extérieures, tantôt idéologiques tantôt formelles. Jacques Poulin, France Daigle et Élise Turcotte constituent de bons exemples d’écritures délicates et retenues, incompatibles avec le roman à grand déploiement. Dans chacun des cas, l’écriture cherche moins à ouvrir les vannes de l’imagination romanesque qu’à créer un univers symbolique à partir de l’expérience personnelle du monde. Tous trois composent un tableau de petite dimension, qui ressemble à un détail d’un tableau plus vaste qu’on ne verra toutefois jamais. Il y a aussi autre chose qui rapproche ces trois auteurs : appelons cela du symbolisme soft, appelé à la rescousse d’un réalisme un peu fatigué de lui-même. Chez Poulin, cela correspond au mystérieux murmure des livres ; chez Daigle, à l’art divinatoire chinois ; chez Turcotte enfin, au symbolisme médiéval. Le héros de chaque roman est tenté par des formes de croyance anciennes ou lointaines, aussi différentes que possible les unes des autres. Peu importe d’ailleurs à quoi le héros prête foi : il y a un parfum de mysticisme qui flotte autour de lui et qui semble avoir pour principale fonction de compenser la platitude de la réalité empirique. Pour ce héros, le quotidien a perdu de son exotisme. Le matérialisme actuel paraît borné, insuffisant et surtout en déficit de sens. D’où l’intérêt de lui injecter un peu de sens provenant d’un ordre différent. Il semble désormais de plus en plus raisonnable de croire à la nécessité de l’irrationnel. Mais attention : pas question de quitter vraiment la terre ferme et de se lancer tête baissée dans le religieux, le merveilleux ou le mythologique. Le héros accueille le symbolisme, mais à petite dose, par souci d’équilibre. « Vous trouvez que mes livres se ressemblent trop ? », demande un des personnages du dernier roman de Jacques Poulin, Les yeux bleus de Mistassini. Ce personnage s’appelle Jack Waterman, comme dans Volkswagen blues et Le chat sauvage. En plus d’être romancier, il est traducteur, comme Teddy dans Les grandes marées. Il est aussi libraire dans le Vieux-Québec et vient d’engager Jimmy, « le plus grand menteur de Québec » comme on pouvait déjà le lire dans l’un des premiers romans de Poulin, Jimmy, paru en 1969. On ne s’étonnera pas de rencontrer encore une fois un chat, appelé Charabia. Et puis il y a la femme, l’âme soeur qui est ici une véritable soeur, portant le nom d’une rivière du Grand Nord, Mistassini (Miss pour Jimmy). Enfin, on retrouve dans ce dernier roman les écrivains préférés de Poulin, le « vieil Hemingway », le minimaliste Raymond Carver et surtout une certaine Gabrielle, née au Manitoba. « Ce matin-là, des nappes de brume avaient envahi la rue Saint-Jean. » Ainsi commence Les yeux bleus de Mistassini. On connaît la théorie de Poulin concernant la première phrase d’un roman, qu’il compare à une fenêtre ouverte, à une lumière dans la nuit ou au sourire d’une inconnue. Mais la prose de Poulin n’est pas exactement une avancée dans l’inconnu. La rue Saint-Jean, on connaît, malgré la brume. La librairie de Jack Waterman s’y trouve comme au creux d’un univers mille fois parcouru. On y est d’emblée chez nous, cocon invitant et parfaitement chaleureux. C’est d’ailleurs là que Jimmy s’installe pour vivre, parmi le murmure des livres. Car oui, chez …

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