Dans Convergences, un ouvrage où s’exprimaient déjà en 1956 — pour ce qui est des premiers chapitres — des formes de dissidence absolument remarquables, Jean Le Moyne pressentait la précarité de la notion d’identité et de ses manifestations dans le langage. La littérature, figure métonymique de la langue tout entière, se nourrissait d’ailleurs d’une absence à la culture, d’un renoncement à l’être collectif de la nation, car « c’est à un être mouvant que nous sommes fidèles, ce qui doit polariser la fidélité sur un avenir qui commence par le risque immédiat de ce que nous sommes ». Or, pour l’essayiste, sur cette identité « risquée » et sur ce malaise devant l’évidence des lieux communs de la culture, devait s’articuler une vive critique de la société canadienne-française. Le Moyne se disait incapable de « coïncider avec la culture de son pays natal » (p. 29), puisque cette culture lui paraissait soumise aux hasards des contingences de l’histoire et des héritages dissonants qui, venus d’Europe et d’Amérique, faisaient forcément d’elle un lieu de disjonction et d’infidélité. L’écrivain, quelque peu morose, se trouvait ainsi condamné, par les anfractuosités du tissu culturel natal, à une perspective de la marge que ses essais chercheront à confirmer. Ma redécouverte du livre de Jean Le Moyne, chez qui j’avais cherché accidentellement inspiration pour un colloque en préparation, a servi de cadre à ma lecture récente du magnifique ouvrage d’Élisabeth Nardout-Lafarge sur Réjean Ducharme. En effet, si Ducharme évoque souvent pour nous une modernité littéraire issue de la Révolution tranquille, il ne fait pas de doute que la marginalité affirmée de cet écrivain s’est abreuvée aux mêmes sources de dissidence qui avaient marqué, quelques années seulement avant la parution de L’avalée des avalés, les interventions d’Aquin, de Ferron, de Godbout et de Le Moyne, entre autres. Dans son étude, Nardout-Lafarge prête une attention particulière à la « bibliothèque Ducharme », faisant valoir l’extraordinaire complexité des noeuds intertextuels dans cette oeuvre qui se construit à partir de sa relation paradoxale avec l’héritage littéraire. Cette « bibliothèque » dantesque des condamnés et des élus témoigne de l’ampleur des lectures de Ducharme. Si le livre de Nardout-Lafarge reprend en les raffinant certaines découvertes antérieures sur le rôle joué par les figures de Nelligan et de Lautréamont, par exemple, il démontre également la pertinence de dizaines d’autres lectures qui viennent nourrir ou repousser le récit chez Ducharme. Mais dans les premières oeuvres, les réseaux narratifs ne font pas seulement écho à une intertextualité pure, puisque c’est l’institution littéraire elle-même que les curieux héros de Ducharme ne cessent de commenter. C’est en tant que personnages que Jacques Ferron apparaît brièvement dans L’hiver de force et que François Mauriac est invectivé dans Le nez qui voque, pour ne donner que ces deux exemples parmi des dizaines. « La dévaluation du littéraire trouve son accomplissement dans un jeu de saupoudrage de noms propres qui figure en quelque sorte la dissolution ultime du patrimoine, à proprement parler ses débris » (p. 98). Si Nardout-Lafarge porte une attention soutenue aux phénomènes d’emprunt et de rejet dans les récits de Ducharme, c’est qu’une véritable pratique de la lecture s’institue au fil de chacune des oeuvres, au terme de laquelle une dénonciation du composite, de l’hétérogène, de la souillure même, est explicitement pensable. C’est pourquoi, ayant inversé l’ordre habituel des choses, le « Réjean Ducharme » d’Élisabeth Nardout-Lafarge s’intéresse d’abord à la « bibliothèque » de l’écrivain adulte pour ensuite revenir, en temps et lieu, à l’enfance fictive dont l’écriture, nostalgique, deviendra à la fois un fantasme miraculeux et un deuil assourdissant. Déjà les …
Assumer le risque de l’infidélité[Record]
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François Paré
Université de Guelph