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Introduction

Les forêts primaires sont menacées à l’échelle mondiale, elles ont reculé de 81 millions d’hectares depuis 1990 (FAO, 2020). Face à ce constat et à la détérioration du dernier écosystème de ce type en Europe, la forêt de Bialowezia (Pologne), le botaniste Francis Hallé et son association l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire (AFH), fondée en 2019, ont, l’ambition de reconstituer une forêt similaire en Europe de l’Ouest (Barraud, 2020b; AFH, 2022a). L’AFH entend pour cela créer les conditions favorables d’un point de vue socio-écologique pour permettre « la protection d’un vaste espace de dimension européenne et de grande superficie – environ 70 000 hectares […] – dans lequel une forêt secondaire existante évoluera de façon autonome, renouvelant et développant sa faune et sa flore sans aucune intervention humaine, et cela sur une période de plusieurs siècles » (Hallé, 2021). L’association émerge dans un mouvement global en faveur du sauvage en Europe, se constituant depuis la fin des années 2000 (Pereira et Navarro, 2015 ; Bastmeijer, 2016 ; Locquet et Héritier, 2020 ; Barraud, 2021 ; Hawkins et al., 2022). Celui-ci se structure autour d’initiatives, portées par des acteurs et actrices associatifs ou privés, promus comme des moyens de répondre à la crise environnementale actuelle (changement climatique et érosion de la biodiversité) (Carver, 2016 ; Fischer, 2016 ; Jepson et Blythe, 2022). Ces projets entendent contribuer à « rééquilibrer les représentations et les pratiques de gestion de la nature qui seraient excessivement polarisées par des paysages culturels » (Barraud, 2020a) en réorientant la conservation de l’environnement sur les processus écologiques naturels plutôt que sur les approches interventionnistes et de patrimonialisation de la nature. En France, ce sont les principes de libre évolution qui sont particulièrement mobilisés (Barthod et al., 2021 ; Comité français de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (CFUICN), 2023) et auxquels souhaite avoir recours l’AFH. La libre évolution est une notion à la fois philosophique (Morizot, 2020 ; Larrère 2022), écologique et politique (Barthod et al., 2022). Elle renvoie à la volonté de laisser évoluer les milieux naturels spontanément sans interventions humaines, autrement dit de « laisser faire la nature » (Génot, 2020). Bien que discutée (Barraud, 2021), la libre évolution prend de plus en plus d’ampleur dans le monde de la conservation de la nature en France, aussi bien dans les sphères scientifiques qu’opérationnelles (Barthod et al., 2022 ; RNF, 2022) et est proposée comme approche de gestion (Génot, 2008) et « stratégie de conservation » de sites naturels (Morel et Chollet, 2022).

L’AFH prévoit d’avoir recours à la libre évolution sur une grande superficie et un pas de temps long, ce qui participerait à amorcer un changement de paradigme en matière de conservation de l’environnement et de rapport éthique à la nature (Hallé, 2021 ; AFH, 2022a ; Calderón et Calderón, 2023 ; Béhar, 2024). En effet, reconstituer une forêt primaire a des incidences sur les territoires en engendrant des modifications de dynamiques écologiques, des changements paysagers et d’usages, de relations entre acteurs et actrices, avec des rétroactions positives ou négatives, et en invitant à repenser les rapports entre humains et non-humains (Calderón et Calderón, 2023). Ce type de projet se confronte à la complexité des différentes composantes d’un territoire compris à la fois comme un espace délimité et approprié par une communauté et comme un système géopolitique (Di Méo, 2001 ; Moine, 2006). Comme le montre Béhar (2024), le projet de l’AFH constitue « pour les pouvoirs publics, quel que soit l’échelon considéré […] d’abord un problème politique, généré par la contradiction entre l’engouement de l’opinion publique et les oppositions locales qu’il suscite ».

Cet article a pour ambition d’analyser le projet de l’AFH comme levier de changement de paradigme dans la conservation de la nature et de promotion de la libre évolution comme nouvelle manière d’agir et de cohabiter avec les non-humains. Il est tout d’abord question de présenter les enjeux de définition de la notion de forêt primaire avant de s'intéresser aux condition de l'émergence du projet de l'AFH et à son inscription dans les principes de libre évolution. La deuxième partie décrit le cadre d’analyse et la démarche de recherche-action qui a été mobilisée pour suivre un projet associatif en cours de développement, avant de présenter les résultats de cette démarche.

Les forêts primaires en Europe mythe ou réalité ?

Des difficultés de définition de la forêt primaire aux enjeux de conservation de ces milieux en Europe de l’Ouest

La difficile définition des forêts primaires

Les forêts primaires sont des écosystèmes complexes, dynamiques, composés de mosaïques de milieux issues des divers stades de successions végétales et cycles de perturbations naturelles qui participent à la distribution et diversification des peuplements forestiers (Swanson et al., 2011). Ces milieux sont caractérisés par leur niveau « d’intégrité » écologique, c’est-à-dire la mesure selon laquelle ils n’ont pas été altérés ou fragmentés par des activités anthropiques (extractions, créations de routes, d’infrastructures, et cetera) (Kormos et al., 2018). Cependant, le terme de « forêt primaire » désigne une grande variété de forêts à haut potentiel de conservation (O’Brien et al., 2021) sans qu’il n’y ait de définition unique (Vallauri et al., 2003 ; Sabatini et al,. 2021), il existe une diversité de termes analogues pour désigner ces forêts, notamment en anglais (primary, frontier, virgin, old growth [1]) (Kormos et al., 2018). Toutefois, la mobilisation et compréhension de ceux-ci varie en fonction des pays et langues considérés, certains termes étant intraduisibles (Gilg, 2004 ; Savoie et al., 2022). Wirth et al. (2009) répartissent ces termes selon deux catégories, qui, dans certains cas, peuvent se superposer et décrire des réalités similaires :

  • le groupe « primaire » (ancienne, naturelle, primaire, vierge, et cetera), contenant les notions indiquant que le peuplement a subi une influence anthropique minimale ou nulle pendant une longue période, indépendamment de l’âge du peuplement,

  • le groupe « old-growth », peuplement approchant ou ayant atteint un certain âge ou stade de succession, caractérisé par la présence de vieux arbres, mais pouvant présenter des degrés variables des traces d’anthropisation (Vallauri et al., 2003).

Buschwald (2005) établit pour sa part, une typologie de type de forêt basée sur un gradient de naturalité, caractérisé par le niveau de spontanéité et d’état naturel dans lequel se trouve l’écosystème en opposition à l’anthropisation (Laslaz, 2009; Gosselin et al., 2022). Le terme de forêt primaire devient ici une notion « parapluie » (Sabatini et al., 2021) pour désigner des forêts présentant des niveaux de naturalités élevées (n10) et intermédiaires (n5), par opposition aux forêts secondaires (de (n4) forêts récemment non gérées, à (n1) des forêts composées d’espèces indigènes intensément gérées semblables à une plantation) (Buschwald, 2005). La notion de forêt primaire regroupe ainsi les (n10) forêts primaires, (n9) forêts vierges, (n8) forêts frontière, (n7), forêts quasi-vierges, (n6) old-growth forest, (n5) grandes forêts intactes. Buschwald (2005) met en avant dans les définitions qu’il propose le rôle de la faune et plus particulièrement de la mégafaune dans les processus naturels, soulignant le lien entre le degré de naturalité élevé (n10 et n8) et les fonctions des espèces animales. Ces aspects, bien que semblant d’une grande importance d’un point de vue écologique et fonctionnel pour parler de forêt primaire (Schnitzler et Biosphoto, 2020), ne transparaissent pas dans les définitions institutionnelles développées par diverses organisations internationales (tableau 1).

Tableau 1

Définitions de forêts primaires utilisées par des institutions internationales

Définitions de forêts primaires utilisées par des institutions internationales
Adapté de Barredo et al., 2021.

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Ces définitions diffèrent légèrement (Barredo et al., 2021), mais s’accordent sur l’importance de la spontanéité des processus naturels et la dimension d’indigénat des espèces. Les variations entre les définitions portent surtout sur le degré d’anthropisation permis dans ces espaces. Cette dimension d’intégrité idéelle, attachée à certains termes et définitions qualifiant ces forêts de pristine [2] , ou vierges, supposant qu’il n’y aurait aucune trace d’interventions humaines est critiquée. Ces visions relèvent de mythes romantiques de représentation de la nature, la plupart des forêts ayant été ou étant des espaces vécus, dans lesquelles des sociétés humaines ont mené ou conduisent des activités transformant plus ou moins les milieux (Denevan, 2011 ; Le Tourneau, 2019 ; Michon et al., 2020). L’absence de définition et compréhension commune de ce qu’est une forêt primaire n’est toutefois pas sans conséquence et entraine des difficultés pour déterminer des orientations politiques et de gestions de ces milieux (O’Brien et al., 2021).

Enjeux d’identification et de conservation des forêts primaires en Europe

Il y a pourtant d’importants enjeux autour de la définition et l’identification des forêts primaires à des fins de protection. Ces écosystèmes sont essentiels pour la préservation de la biodiversité, rendent de nombreux services écosystémiques (ressources alimentaires, filtration de l’eau, stockage du carbone) (Morgan et al., 2022 ; Keith et al., 2024) et sont plus résilients face aux aléas (Thomson et al., 2009 ; Watson et al., 2018). Bien que 61% des forêts primaires du globe soient principalement réparties dans trois pays (le Brésil, le Canada et la Russie) (FAO, 2020), il y a également des enjeux autour de ces écosystèmes en Europe, où ils ont quasi disparu (Vandekerkhove, 2019) et représenteraient moins de 3% de l’ensemble des surfaces forestières européennes (sont ici considérées les forêts primaires et « old growth forest ») (Sabatini et al., 2021 ; Barredo et al., 2021). D’après un inventaire cartographique de ces forêts en Europe[3], celles-ci seraient surtout localisées dans les régions boréales, alpines, les Apennins, les Carpates et les Pyrénées, dans des zones accidentées (difficilement accessibles), généralement dans les reliefs montagneux (Sabatini et al., 2018). En zone de plaine, la dernière forêt présentant des caractéristiques proches de celles d'une forêt primaire est celle de Białowieza (Pologne) dont le couvert végétal est présent depuis 12 000 ans (Jaroszewicz et al., 2019), et qui a tout de même été perturbée par des activités humaines, en dépit des différents dispositifs de protection dont elle fait l’objet depuis le XVIe siècle (Vandekerkhove, 2019). Face au constat de l’état des forêts primaires et old-grwoth forest en Europe et dans la continuité de la montée de l’intérêt pour la conservation de la nature sauvage, ont émergé des politiques publiques françaises et européennes encourageant l’identification et la protection de ces écosystèmes (tableau 2). Un guide pour cartographier et protéger ces forêts a récemment été publié par la Commission européenne (Commission Européenne, 2023).

Tableau 2

Stratégies au sein desquelles pourrait s’insérer le projet d’une forêt primaire

Stratégies au sein desquelles pourrait s’insérer le projet d’une forêt primaire
CBD, 2021 ; Commission européenne, 2021 ; MEET, 2021 ; CBD, 2022 ; Commission européenne, 2022 ; Parlement européen, 2024.

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En dehors des sphères institutionnelles, des initiatives en faveur de la conservation des old gowth forest et des forêts primaires, portées par des associations ou organisations non gouvernementales ont également émergé depuis la fin des années 2010 en France et en Europe, s’inscrivant le courant en faveur de « zones de nature vierge » (ou wilderness [4] en anglais) en Europe (WEI, 2020 ; Miko et al., 2022 ; AFH, 2023d). Ces initiatives se traduisent par une variété de stratégies allant du plaidoyer pour favoriser la prise en compte de ces écosystèmes par les politiques publiques à l’ambition de développer un projet territorialisé (WEI, 2020 ; UICN, 2020 ; AFH, 2022b). C’est dans ce contexte que s’est constituée l’AFH.

Une association pour reconstituer une forêt primaire en Europe de l’Ouest

Depuis 2019, l’AFH s’est structurée autour du projet de créer les conditions favorables au retour d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest, l’organisation souhaite développer son projet en forêt de plaine, en zone transfrontalière (Hallé, 2021), avec un ancrage en France. Du fait des altitudes marquées de la plupart des frontières de la métropole, l’attention de l’association se porte surtout sur les forêts de la région Grand Est, avec une emprise envisagée en Belgique ou Allemagne. Le Grand Est est la quatrième région la plus boisée de métropole avec un taux de boisement de 34 %, pour une moyenne nationale de 31 % et est la seule région française dans laquelle la forêt est majoritairement publique (56 %) (Draaf Grand Est, 2019) (figure 1). Ce contexte pourrait permettre à l’AFH d’avoir accès à de grandes surfaces forestières non fragmentées et d’éviter les difficultés de prospection foncière liée à un morcèlement important des parcelles forestières privées[5]. L’association souhaiterait notamment pouvoir développer son projet en s’adossant au réseau de dispositifs de protection de l’environnement existant dans la région, c’est pourquoi elle s’intéresse plus spécifiquement aux parcs naturels régionaux (PNR) des Ardennes et des Vosges du Nord (lequel abrite également la réserve de biosphère transfrontalière avec l’Allemagne des Vosges du Nord-Pfälzerwald) (figure 1 et 2).

Figure 1

Répartition des taux de boisement de la région Grand Est

Répartition des taux de boisement de la région Grand Est

Carte réalité par la DRAAF R44 – SRIS, juillet 2019 (Draaf Grand Est, 2019). Les informations relatives à la localisation des PNR ont été ajoutées par l’auteure.

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Figure 2

Carte de la Réserve Mab des Vosges du Nord-Pfälzerwald

Carte de la Réserve Mab des Vosges du Nord-Pfälzerwald
MAB-France, 2021.

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Le projet de l’AFH s’inscrit dans un mouvement d’actions développées en faveur du sauvage en France, principalement porté par des associations (Barraud, 2021 ; Locquet, 2021 ; Lemière, 2022). Toutefois il diffère des projets habituellement initiés du fait de ses grandes ambitions spatio-temporelles. Le projet est envisagé sur une surface particulièrement grande de 70 000 hectares (Hallé, 2021) – soit 0,41% des superficies forestières métropolitaines et 0,13% du territoire français métropolitain[6] – alors que les autres initiatives en faveur de la libre évolution en France sont mises en œuvre sur de petites surfaces dans l’optique de les agréger ou de constituer des réseaux (CEN Normandie, 2019 ; CEN Auvergne, 2021 ; Association Protection des Animaux Sauvages (ASPAS[7]), 2022) (figure 3 et tableau 3). Cette ambition spatiale suppose d’influencer des usages et acteurs sur un vaste territoire, là où les initiatives mises en œuvre sur de petites surfaces ont des impacts très localisés.

Figure 3

Exemple du rapport entre les surfaces de différents projets en faveur de la libre évolution en France en comparaison avec celui de l’AFH

Exemple du rapport entre les surfaces de différents projets en faveur de la libre évolution en France en comparaison avec celui de l’AFH

Les données relatives au réseau PRELE ont été obtenues dans le cadre d’un échange avec la gestionnaire du réseau. Cette figure compare les différentes superficies d’espaces en libre évolution mise en œuvre ou souhaitée par les différentes initiatives présentées. Les surfaces de l’ASPAS et des réseaux SYLVAE et PRELE sont ici cumulées, ces initiatives sont en effet développées sur des petites surfaces qui ne sont pas adjacentes les unes aux autres. Seul le projet de l’AFH présente l’ambition de créer une grande surface non fragmentée en libre évolution. *Les pourcentages indiquent la part que représente chacune des surfaces des projets étudiés par rapport à la surface forestière métropolitaine totale. Ces données sont à considérer dans le cadre d’une critique souvent faite aux projets de libre évolution qui est qu’ils engendreraient une perte forte de surface forestière exploitable.

CEN Auvergne, 2021 ; ASPAS, 2022 ; AFH, 2022a.

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Tableau 3

Liste non exhaustives des initiatives identifiées revendiquant mettre en place des stratégies de libre évolution en France

Liste non exhaustives des initiatives identifiées revendiquant mettre en place des stratégies de libre évolution en France

CEN : Conservatoires d’Espaces Naturels ; ONF : Office National des Forêts ; CRPF : Centre Régional de la Propriété Forestière ; RNN : Réserve Naturelle nationale ; PNR : Parc Naturel Régional ; UICN : Union International de Conservation de la Nature ; WWF : World Wide Fund for Nature.

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L’ambition de l’association est d’amorcer à travers la mise en œuvre de son projet un changement de paradigme dans les modes de conservation et de gouvernance de la nature. Les objectifs qu’elle affiche sur son site internet peuvent être catégorisés selon quatre axes :

  • conservation de l’environnement : l’objectif est de contribuer à la préservation, la connaissance, le développement et à la renaissance d’une forêt primaire,

  • politique : l’objectif est d’encourager au niveau national et international la reconnaissance de cette ressource essentielle pour la biodiversité et la vie humaine,

  • sociale transgénérationnelle : l’objectif est de créer les conditions pour transmettre aux générations futures de nouveaux biens communs,

  • gouvernance : l’objectif est de favoriser, dans la concertation la plus large, tous les modes d’expérimentations et d’expressions (scientifiques, juridiques, économiques, sociales et artistique) propres à la réalisation de ces objectifs, à la célébration des forêts primaires et diffusions de leurs intérêts et beauté auprès du grand public.

Bien que le projet affiché de l’AFH soit de permettre le retour d’une forêt primaire, il est évident, au regard de la complexité de la définition de ce type d’écosystème et du contexte d’Europe de l’Ouest très fortement et anciennement anthropisée, qu’un tel projet semble utopique. Le fait même de parler d’un possible retour de forêt primaire est donc antithétique, puisque par essence une forêt primaire est préexistante et indépendante de toute activité humaine. L’ambition est ici de retrouver des dynamiques écologiques similaires à celles existantes dans ce type de milieux, c’est pourquoi l’association affiche la volonté de s’inscrire dans le temps long pour respecter les temporalités nécessaires à la mise en place de ces processus naturels, soit huit siècles en partant d’une forêt secondaire en zone tempérée (AFH, 2022a).

Pour mettre en œuvre son projet, l’AFH souhaite avoir recours à une démarche de libre évolution, c’est-à-dire limiter les activités anthropiques sur le site et permettre aux processus naturels de l’écosystème de se développer spontanément.

La libre évolution comme changement de paradigme

L’AFH affiche la volonté de mobiliser la libre évolution comme catégorie d’action citoyenne alternative pour s’extraire des normes de conservation de la nature induites par les politiques publiques. Le projet de forêt primaire est ainsi envisagé comme espace laboratoire de l’action citoyenne et de la libre évolution (Béhar, 2024). Le recours à la libre évolution comme stratégie d’action semble particulièrement pertinent pour l’AFH, car il permet de fournir un socle conceptuel, politique et idéologique fort à l’association, permettant de renforcer les positionnements qu’elle affiche et les changements de paradigmes qu’elle souhaite amorcer. En effet, le concept de libre évolution peut être compris à la fois comme relevant d’un positionnement politique, principe de gestion, état écologique, et une démarche éthique (tableau 4).

Tableau 4

Présentation des caractéristiques principales des différentes facettes de la libre évolution[8] [9] [10]

Présentation des caractéristiques principales des différentes facettes de la libre évolution8 9 10

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Les réflexions et stratégies de protection de la nature visant à minimiser ou exclure toute trace d’anthropisation apparaissent dès le XIXème siècle, justifiant notamment les démarches de protection stricte (Begandi et Galangau-Quérat, 2008 ; Depraz, 2014 ; Luglia et al., 2023). La notion de libre évolution en tant que telle émerge dans la sphère de la gestion de la nature dans les années 1990 notamment (Terrasson, 1991 ; Génot, 2020) et est renforcée dans les années 2000 avec les travaux sur la restauration écologique des forêts et le rôle du bois mort (Vallauri et al., 2010 ; Schnitzler et Génot, 2012 ; Génot, 2020 ; Barthod et al., 2022 ; Lemière, 2022). La libre évolution apparait comme une critique de la gestion interventionniste de la nature basée sur l’utilisation de moyens techniques mise en œuvre depuis les années 1970 (Génot, 2020 ; Deuffic et al., 2022 ; Luglia et al.,2023). Pourtant, bien que cela puisse paraitre paradoxal, le laisser-faire relève de l’action et de la décision de gestions (tableau 4), l’action étant ici la mise en protection ou l’effort de limitation des influences anthropiques. Le laisser faire est alors compris dans le registre des actions mobilisées pour atteindre des objectifs, ce choix d’action peut succéder à une intervention visant à impulser le retour de dynamiques naturelles (Barraud, 2021). Le laisser faire peut également relever du non-agir, par le choix de la défense de la non-intervention sans objectif définit.

Le choix de la libre évolution comme stratégie de gestion de la nature relève également d’une dimension politique. Depuis la fin du XIXème siècle, la conservation de la nature s’est construite autour de cadres normatifs de protection l’environnement, structuré par des lignes directrices et politiques portées par des acteurs institutionnels et ONG internationales (Laslaz et al., 2013 ; Depraz, 2014 ; Luglia et al., 2023) qui orientent les pratiques de conservation et la reconnaissance des dispositifs de protections (Dudley, 2008 ; Milian et Rodary, 2010). Faire le choix de la libre évolution suppose de sortir de ces cadres et de présenter un positionnement alternatif, pouvant aller jusqu’à s’inscrire dans une certaine forme d’engagement politique (tableau 4). Certains cadres politiques peuvent néanmoins sembler nécessaires pour assurer la reconnaissance, la protection effective et pérenne d’espaces en libre évolution (tableau 4). À travers l’Europe, des acteurs et actrices se mobilisent depuis les années 2010 pour favoriser une reconnaissance politique et réglementaire de la nature sauvage (Bastmeijer, 2016 ; Locquet, 2021 ; Miko et al., 2022). Cela se traduit notamment par l’adoption par le Parlement européen en 2009 d’une résolution en faveur de la protection d’aire de « zones de nature vierge » (wilderness) (Parlement européen, 2009) ou dans des orientations politiques affichées par des stratégies nationales et européennes d’actions en faveur de la nature et de la biodiversité (tableau 2). Toutefois, il n’existe actuellement pas d’outils spécifiques pour développer et protéger des espaces en libre évolution (Barthod et al., 2022) sur des pas de temps pluriséculaires, comme le requièrent les temporalités des fonctionnements des écosystèmes (Debaive et al., 2022 ; Locquet, 2021), c’est pourquoi les acteurs et actrices sont contraints de s’appuyer sur les outils de gestion de l’environnement existants (tableau 5) ou de trouver des moyens de développer d’autres approches.

Tableau 5

Exemple d’outils existants pour favoriser les espaces en libre évolution en France[11]

Exemple d’outils existants pour favoriser les espaces en libre évolution en France11

*(HSNLE), catégorie de surface en libre évolution créée à l’initiative du Réseau FRENE

CFUICN, 2013 ; Espaces-naturels, 2011 ; CEREMA et MTES, 2018 ; CEN Normandie, 2019, Debaive et al., 2022 ; Coq, 2021.

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Ces dispositifs participent d’une maitrise des usages dans les aires où ils sont appliqués, en conditionnant les activités anthropiques possibles et en favorisant des processus naturels.

Dans sa dimension écologique, la notion de libre évolution est souvent associée à celle de naturalité (tableau 4). Bien qu’étant un concept difficile à définir (Gosselin et al., 2022 ; Lemière, 2022), celui-ci désigne généralement à la fois une qualité et un état écologique d’un écosystème non entravé par des activités anthropiques (Gosselin et al., 2022 ; Laslaz, 2009). La naturalité serait d’après Guetté et al. (2018) composée de trois facettes :

  • la naturalité biologique, qui dépend de la diversité de la composition spécifique (déterminée en fonction de l’endémisme et de l’indigénat), et de la structure de l’écosystème,

  • la naturalité spontanée, caractérisée par la présence de processus naturels indépendants des activités humaines (par exemple dynamiques de perturbations biotiques et abiotiques, structuration de la chaine trophique, et cetera),

  • la continuité spatio-temporelle, déterminée par la cohésion et la stabilité d’un écosystème dans le temps et l’espace.

La naturalité est principalement considérée le long d’un continuum à la fois spatio-temporel et qualitatif (Landres et al., 2000 ; Carver et Fritz, 2016 ; Woods, 2017 ; Guetté et al., 2018) qui varie en fonction du degré d’intégrité écologique de l’écosystème considéré et de l’intensité des interférences anthropiques. La libre évolution peut être envisagée comme un moyen d'atteindre certains degrés de naturalité, et peut s'inscrire le long d'un gradient d'actions plus ou moins interventionniste. Elle peut par ailleurs être mise en oeuvre dans des milieux plus ou moins marqués par les activités anthrophiques (figure 4).

Figure 4

Schéma du positionnement de la libre évolution le long d’un gradient d’anthropisation (adapté de Locquet 2021)

Schéma du positionnement de la libre évolution le long d’un gradient d’anthropisation (adapté de Locquet 2021)

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Enfin, les concepts de naturalité et de libre évolution, en invitant à repenser les rapports entre humains et non-humains s’inscrivent dans des réflexions relevant de la philosophie de l’environnement (Maris, 2018 ; Barraud, 2021) en reconnaissant à la nature une valeur intrinsèque plutôt qu’utilitariste (Beau, 2017 ; Larrère et Larrère, 2015) (tableau 4). La libre évolution s’inscrit dans une éthique écocentrique issue des éthiques environnementales[12], reconnaissant qu’humains et non-humains appartiennent à une même communauté. Cette éthique déconstruit l’anthropocentrisme (qui accorde une dignité morale aux seuls humains) et considère la nature d’un point de vue moral – indépendamment de toute utilité humaine – comme un tout, justifiant la protection d’un écosystème dans son ensemble (Nguyen, 1998 ; Larrère, 2006 ; Beau, 2017 ; Depraz, 2020). Ce positionnement a été porté dès les années 1940 par l’environnementaliste américain Aldo Leopold, qui encourageait la préservation de l’intégrité des écosystèmes et de leurs fonctionnalités (Leopold, 2000 ; Callicott, 2010), avant d’être renforcé par une éthique de la terre (land ethic en anglais) proposé dans les années 1980 par Callicott, pour qui une « chose est juste quand elle tend à favoriser l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Callicott, 1999).

Ce sont ces différentes facettes de la libre évolution que l’AFH souhaite intégrer et développer à travers la mise en œuvre de son projet.

Cadre d’analyse d’un projet associatif en construction

La recherche-action comme démarche d’analyse d’un projet en construction

Afin de s’intéresser aux processus et effets de transformations que pourrait induire le projet de l’AFH, le choix a ici été fait d’avoir recours à une démarche de recherche-action. Cette méthode est définie par Hugon et Seibel (1988) comme « des recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité » tout en visant à produire des connaissances concernant ces transformations. Elle s’appuie sur une démarche de réflexion/action, en partant de l’hypothèse que le processus de transformation soulève des interrogations, permettant de faire surgir des éléments de nouveauté, et de produire des résultats contextualisés, des savoirs « situés » (Bourrassa, 2015). La production de connaissance résulte alors des processus de définition et mise en action (Liu, 1997). Le chercheur ou la chercheuse n’étudie pas son objet de recherche avec une approche totalement externe, mais participe au projet des acteurs et actrices, lesquels peuvent être associés à son projet de recherche. Ces derniers sont alors compris comme participant au processus de la recherche, en contribuant à la construction du sujet jusqu’à la production de connaissance (Bousquet, 2019). Comme le montre Bourrassa (2015), les chercheurs, chercheuses, praticiens et praticiennes sont avant tout considérés comme des agents compétents qui ont une connaissance remarquable des conditions et des conséquences de ce qu’ils font (Giddens, 1987). La recherche-action est fondée sur des relations intersubjectives entre le chercheur ou la chercheuse et son objet ainsi qu’envers la pluralité de ces engagements. Si ce mode de recherche ouvre des possibilités intéressantes, il est exposé à des considérations d’ordre éthiques et méthodologiques (Ngagne Samb, 2022). La recherche-action nécessite un investissement important de la part des partenaires, chercheurs et chercheuses impliquées (Manesse et al., 1999), et nécessite de trouver un équilibre entre engagement et distanciation dans des pratiques nécessitant son action (Ngagne Samb, 2022). La recherche-action questionne notamment la posture du chercheur ou de la chercheuse et de son périmètre d’action « dans un aller-retour entre investissement dans l’action et distanciation vis-à-vis de l’action, ce qui implique un réajustement permanent du rôle du chercheur et son adaptation aux différents contextes » (Scherer, 2021). La validité scientifique de la recherche-action est donc conditionnée par la capacité de réajustement permanent de ces positions et la mise en œuvre d’une réflexivité constante sur l’implication des différentes parties prenantes ainsi que sur l’objet de la recherche (Scherer, 2021). La recherche-action et les données qui peuvent être recueillies ou accessibles sont par ailleurs conditionnées et limitées par l’implication des partenaires, dont la participation ne s’impose pas, mais résulte d’un travail de construction de relations avec le chercheur ou la chercheuse (Dulcire et al., 2018). Ce rapport de partenariat conditionne également les possibilités d’actions du chercheur ou de la chercheuse et donc les évolutions de l’objet étudié, lesquelles dépendent dans le cadre du présent travail de facteurs socio-politiques difficilement prédictibles.

La recherche-action de l’implication à la collecte des données

La recherche-action mise en place dans le cadre des présents travaux avait pour lignes directrices d’amorcer et suivre le projet de l’AFH. Il m’a ainsi été possible de suivre les actions mises en place par l’organisation dans une première phase d’amorçage de son projet, en amont de tout ancrage spatial (tableau 6). L’AFH déploie surtout une stratégie de plaidoyer (traduction du terme anglais advocacy), partie intégrante des « actions normales des associations militantes » (Desmoulins, 2021). Bien que difficilement définissable, le plaidoyer (Ollion et Siméant-Germanos, 2015 ; Mosley et al., 2020), désigne globalement un large éventail d’actions individuelles et/ou collectives relatif à « une cause, une idée ou une politique » (Reid, 2000) dans l’optique « d’influencer les politiques publiques, directement ou indirectement » (Pekkanen et al., 2014). Les activités courantes de plaidoyer d’organisation à but non lucratif comprennent un certain nombre de pratiques parmi lesquelles les discussions avec des acteurs et actrices institutionnels, des campagnes de sensibilisation du public, la rédaction de rapports d’éducation publique (Mosley et al., 2020). J’ai participé aux activités de plaidoyer mises en œuvre par l’AFH et ai également contribué à des recherches quant aux dispositifs pouvant permettre la mise en œuvre du projet. Dans le cadre de ce travail, j’ai notamment produit un rapport bilan des activités réalisées et de l’analyse des stratégies de l’association (Locquet, 2023).

Tableau 6

Bilan des grands évènements ayant fait l’objet d’une observation participante

Bilan des grands évènements ayant fait l’objet d’une observation participante

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Le présent travail est basé, comme souvent en recherche-action, sur une étude descriptive du contexte dans lequel s’inscrit le projet via des approches d’observations et d’analyses documentaires (Allard-Poesi et Perret, 2003). Les données mobilisées sont essentiellement qualitatives, issues de mon implication dans les activités de l’AFH qui s’est traduite par des suivis de réunion, participations à divers évènements (scientifiques, techniques, grand public), rencontres avec diverses catégories d’acteurs et actrices (experts et expertes, institutionnels, grand public). Les données mobilisées sont issues de comptes rendus de réunion, de la documentation et des suivis d’évènements en interne, mais également de comptes rendus d’échanges informels. Les données et réflexions qui y sont attachées ont été consignées dans un carnet de terrain[13], dans lequel ont été ajoutées des annotations réflexives.

Les données rassemblées ont fait l’objet d’une analyse inductive générale, essentiellement guidée par les objectifs de recherche, qui permet de traiter des données qualitatives (Blais et Martineau, 2006). Cette démarche s’appuie principalement sur la lecture et relecture détaillée, à plusieurs reprises, du corpus de données afin de se familiariser avec le contenu, pour en avoir une connaissance assez fine et une vue d’ensemble qui facilite l’exploitation du matériau, faisant ainsi apparaître des catégories et thèmes à partir de l’interprétation du chercheur ou de la chercheuse (Thomas, 2006). L’analyse inductive est une approche qui, à partir des données recueillies, permet de passer du spécifique à une idée par généralisation et non par vérification d’un cadre théorique préétabli (Blais et Martineau, 2006). Les données recueillies ont été catégorisées selon quatre variables (Grell et Wery, 1981) : organisationnelle (structure de l’organisation, et inscription dans des réseaux), stratégique (choix et modalités des actions mises en œuvre), de positionnement (par rapport aux dispositifs et stratégies de conservation de la nature institutionnelle et associatifs) et de contexte (par rapport aux territoires, politiques et considérations de la nature sauvage).

Ces variables ont été intégrées à une matrice AFOM (Atouts, Faiblesses, Opportunités, Menaces) (SWOT en anglais). Cette approche a émergé dans les années 1960 aussi bien dans les sphères opérationnelles que scientifiques comme outil d’analyse stratégique (Zúñiga, 2009 ; Helms et Nixon, 2010 ; Benzaghta et al., 2021). La matrice AFOM permet de visualiser rapidement les forces et faiblesses d’un projet et d’identifier les facteurs internes et externes qui l’influencent (Comino et Ferretti, 2016). Cela ne permet toutefois pas d’évaluer l’importance de ces facteurs, c’est donc un outil d’analyse qualitative qui peut être considéré comme imprécis (Kurttila et al., 2000 ; Scolozzi et al., 2014). La matrice est composée de quatre entrées de catégorisation : forces, faiblesses, opportunités et menaces. Cette matrice a été mise en regard avec les objectifs présentés par l’AFH et les impacts potentiels escomptés (figure 5). Ce cadre est ici utilisé pour catégoriser les données pour en faciliter l’analyse qui est présentée dans la partie suivante.

Figure 5

Matrice AFOM mobilisée pour synthétiser et catégoriser les données

Matrice AFOM mobilisée pour synthétiser et catégoriser les données

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Cette matrice a été réalisée à l’aide des données recueillies via la démarche de recherche-action. Ces données ont été synthétisées en grands axes d’actions ou éléments de contextes et réparties dans la matrice AFOM. L’objectif était de faire ressortir les points saillants du projet par rapport à ses potentiels effets de changements de paradigme dans le domaine de la conservation de la nature. Il est ici important de rappeler que le projet de l’AFH est évolutif, ce qui est considéré dans le cadre de cet article est issu des observations et analyses menées à un instant T. L’AFH est un projet en construction qui cherche encore ces modalités d’actions, lesquelles sont donc susceptibles d’évoluer.

Le défi du retour d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest

Une forêt primaire comme moyen de promotion de la libre évolution

Le projet de l’AFH se construit autour de l’idée centrale d’une mise en libre évolution d’une grande surface, l’objectif de l’association est alors de mobiliser les moyens de décliner des actions autour de celui-ci et de le promouvoir. Pour cela, elle s’est structurée autour de trois catégories d’acteurs et actrices (AFH, 2021b, 2023f) :

  • les bénévoles, personnes actives au développement et à la promotion du projet, composés d’experts et expertes issues des sphères scientifiques ou opérationnelles et de bénévoles issues du grand public

  • les adhérents et adhérentes, marqueur de soutiens et participants à la diffusion du projet,

  • les experts et expertes accompagnants l’association sur des problématiques précises (prospectives, enjeux environnementaux et d’aménagement territorial, expertise forestière).

L’association mobilise ces réseaux à différentes échelles (locales, nationales et européennes) ce qui lui permet d’évaluer la faisabilité de son projet, de le diffuser et d’établir des relations de travail (aide aux développements stratégique, à l’analyse et compréhension des enjeux des territoires considérés). Comme j’ai pu l’observer en participant à des réunions de travail et des rencontres, l’inscription dans ces divers groupes permet à l’association de s’insérer efficacement dans des réseaux d’acteurs et actrices variés (institutions, associations, scientifiques, gestionnaires, et cetera) (CLE, 2021 ; Barthod et al., 2022 ; CFUICN, 2023) (AFH, 2023e, 2022b). L’AFH parvient ainsi à se positionner entre les sphères de la conservation de la nature et les collectifs en faveur du sauvage et de la libre évolution, en échangeant avec ces groupes et en étant par exemple membre actif de la Coordination Libre Évolution (CLE, 2021). Cette démarche est renforcée par la participation de l’association à des évènements divers relatifs à la conservation de la nature, dans le cadre de rencontres politiques ou encore destinées au grand public (festivals, conférences, colloques, expositions, et cetera) (Grand Palais, 2022; AFH, 2023a).

L’analyse AFOM ainsi que la participation aux évènements et réunions permettent de constater que ces stratégies sont favorables à l’AFH (figure 5). L’association diffuse son projet et contribue ainsi à présenter et promouvoir les principes de libre évolution auprès d’un large public, alors que ces concepts étaient jusqu’à présent surtout discutés dans les réseaux d’initiés (gestionnaires, scientifiques, associations) travaillants sur ces sujets (ASPAS, 2019 ; CLE, 2021 ; Barthod et al., 2022 ; CFUICN, 2023). L’AFH est ainsi parvenue à être reconnue d’intérêt général, à vocation environnementale[14] (AFH, 2023d), et soutenue en 2023 par de près de 5 000 adhérents et adhérentes issus d’une vingtaine de pays (Béhar, 2024). L’association bénéficie par ailleurs d’un contexte extérieur opportun, constitué par le mouvement global en faveur de la naturalité qui émerge et se structure depuis les années 2010 en France et en Europe, ainsi que par sa traduction croissante dans les stratégies nationales et européennes (figure 5). Ce contexte lui permet de bénéficier d’arguments et d’afficher une certaine légitimité comme agent contribuant à la lutte contre les changements environnementaux. L’AFH se distingue des autres projets développés, notamment en France, en parvenant à toucher un public plus large, ce qui est possible du fait de son statut indépendant de la sphère institutionnelle et des associations gestionnaires de l’environnement. Cela permet la mise en place de stratégies de communication originales dans l’objectif d’amorcer un changement de paradigme en termes de conservation de la nature et de rapports entre humains et non-humains sur les territoires. Ainsi, en s’appuyant sur les travaux de Francis Hallé, elle développe notamment tout un volet sur les dimensions culturelles et artistiques attachées aux forêts primaires, mais aussi des projets pédagogiques destinés aux plus jeunes (AFH, 2023c). À titre d’exemple, l’association a organisé un colloque en partenariat à la Cité des Sciences en 2023, faisant intervenir des gestionnaires de l’environnement, des scientifiques et acteurs et actrices institutionnels nationaux et européens (AFH, 2023g). Les échanges ont attiré plus de quatre cents personnes issues notamment du grand public. Bien que les échanges étaient majoritairement favorables au projet, cet évènement illustre la démarche de l’association de promotion de son projet auprès d’un public varié. À défaut d’atteindre cet objectif, l’association participe à une mise en discussion les intérêts et limites de la libre évolution dans les sphères d’initiés et auprès de la société civile.

De plus, à travers ces stratégies l’AFH poursuit l’objectif d’une mise en politique de l’idée qu’elle porte (Béhar, 2024), c’est-à-dire de s’inscrire dans un processus par lequel les idées sont produites et circulent pour passer d’un objet technique à un objet politique (Barthe, 2006). Consciente de sa dépendance à l’implication des pouvoirs publics pour développer les conditions de la mise en œuvre de son projet, l’AFH porte une attention toute particulière à promouvoir son initiative auprès de ces acteurs et actrices à différents échelons. Bien que ne faisant pas consensus, l’ambition de recréer une forêt primaire telle que proposée par l’AFH arrive comme un projet « clé en main » de transition écologique (Béhar, 2024), qui pourrait permettre aux pouvoirs publics nationaux et européens d’atteindre les objectifs fixés par les cadres d’actions nationales et internationales de lutte contre les changements environnementaux. À titre d’exemple, le projet de l’AFH a été évoqué à l’Assemblée nationale dans le cadre d’un rapport d’information porté par la mission d’information sur l’adaptation au changement climatique de la politique forestière et la restauration des milieux forestiers. Dans ce dernier, le projet de l’AFH est utilisé comme entrée pour aborder les questions prises en compte par les propriétaires forestiers de la forêt comme bien commun. Une mise en relation avec le principe d’intérêt général tel que prévu par l’article L. 112-1 du code forestier[15] est notamment faite (Couturier et Panonacle, 2023). Le Journal officiel du Sénat évoque également le projet en publiant une réponse du gouvernement aux inquiétudes relatives au projet de l’AFH porté par une sénatrice des Ardennes, le Secrétariat d’État auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires indique que : « concernant la perspective de la mise en place d’une forêt en libre évolution de 70 000 hectares afin de restaurer une forêt primaire dans le massif de l’Ardenne, le Gouvernement est attentif à ce projet ambitieux qui doit être le reflet des choix exprimés et portés par le territoire, en cohérence avec les stratégies et programmes nationaux concernés et à leurs déclinaisons régionales » (Sénat, 2023). Le projet de l’AFH a aussi été discuté lors d’une réunion avec le ministre de la transition écologique français en 2023 C.Béchu (AFH, 2023b), ou encore lors d’une session du parlement de Wallonie en Belgique en janvier 2024 (Parlement Wallonie 2024). L’ambition européenne du projet a également été rappelée lors des élections européennes de 2024 pour lesquelles le projet de l’AFH a été présenté comme levier pour atteindre les objectifs de restauration et diversification de la biodiversité dans le programme proposé par le parti Europe Écologie les Verts (EELV, 2024).

L’ambition de mise en politique du projet de l’AFH pourrait participer à assurer les conditions de recherche et de concertation que souhaite développer et favoriser l’accès au foncier nécessaire pour le développement de son initiative. Cela se traduit notamment par le fait que l’AFH sollicite des acteurs politiques et institutionnels pour participer à la mise en œuvre des conditions favorables sur un territoire de réflexion autour du développement du projet de forêt primaire. Cette approche permet notamment « d’utiliser les ressources du politique pour dépasser les limites de la problématisation technique […] de susciter et d’organiser des formes de délibération sur des sujets qui relevaient jusqu’alors d’autres champs et d’arriver ainsi à une forme de décision » (Garcier et al., 2017). Sans pour autant se réclamer de cette logique, l’AFH affiche l’ambition de développer son projet selon des logiques ascendantes, basées sur la société civile qui supporte l’initiative et faisant remonter l’intérêt de l’initiative vers les institutions et décisionnaires locaux, nationaux et internationaux. Ce faisant, l’AFH s’inscrit dans la continuité des approches proposées en faveur de la nature sauvage en Europe portées par des acteurs non institutionnels dont la mobilisation invite à décentraliser l'action publique en faveur de la nature via l'engagement d'une diversité d'acteurs et d’actrices (Locquet, 2021).

Du projet associatif à l’ambition de planification territoriale

Encourager le développement de conditions socio-écologiques favorables au retour d’une forêt primaire constitue un défi et fait face à l’absence de précédent dans de nombreux domaines. L’ambition de l’association est d’inscrire le projet à la fois dans l’espace, le temps, les usages et l’identité d’un territoire, ce qui serait, d’après les experts sollicités[16] par l’AFH, un moyen d’amorcer un « processus de bifurcation territorial » (Behar, 2022 ; Béhar, 2024). Il s’agirait ainsi d’entraîner des réorientations de trajectoire d’une société (Bouquet et Dubéchot, 2017), ce qui suppose « le changement (1) voire la disparition (2) de certains » usages (Baron et al., 2010). Appliquées au projet de l’AFH, les bifurcations seraient induites par un double processus de rétraction (diminution ou cessation d’usage) (1-2) et de valorisation d’activités (développement de pratiques) sur l’espace d’implantation (1), nécessitant une adaptation des usages socio-économiques autour d’un espace de forêt primaire (AFH, 2021a ; Béhar, 2024). L’AFH affiche la volonté de faire de la forêt primaire « le cœur de nouveaux développements pour ses territoires d’implantation » (AFH, 2023g), le projet, présenté comme multifonctionnel, pourrait contribuer à développer une sylviculture de haute qualité, des pratiques agroforestières, constituer un pôle de recherche scientifique, et d’écotourisme attractif (AFH, 2022b) (figure 6). Le projet de l’AFH pourrait alors devenir « un démonstrateur global de la transition écologique, et partant des transformations nécessaires des politiques publiques. En effet, là où la transition écologique s’englue dans des approches catégorielles normatives (les énergies, la biodiversité, l’artificialisation des sols, et cetera), le projet de renaissance d’une forêt primaire interpelle et invite à revisiter les grands principes transversaux qui fondent l’action publique : la protection, la planification, la territorialisation ou le rapport développement/croissance » (Béhar, 2024).

Figure 6

Exemple de développement et innovations envisagés autour du projet de l’AFH (d’après les arguments mis en avant en faveur du projet par les acteurs sollicités par l’AFH (AFH, 2022b)

Exemple de développement et innovations envisagés autour du projet de l’AFH (d’après les arguments mis en avant en faveur du projet par les acteurs sollicités par l’AFH (AFH, 2022b)

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Pour mettre en œuvre ce processus de bifurcation, l’AFH entend développer une démarche fondée sur une gouvernance partagée entre des institutions, des acteurs locaux et elle-même afin d’établir les cadres de son action (Fabre, 2022 ; AFH, 2022b). À cette fin, l’AFH s’intéresse aux dispositifs de planification[17] territoriale – comme « appuis aux processus de décision que des supports de solutions techniques » (Zepf et Andres, 2011 ; Aquino, 2002) dans le cadre de la gestion des territoires – permettant de développer des outils de coopération territoriale. L’AFH entend s’inspirer des approches de planification territoriale basées sur les principes de « scénarisation » de projet avec différents partenaires territoriaux, c’est-à-dire sur le diagnostic des « paradigmes actuels pour générer une série d’hypothèses ou d’histoires dans lesquelles l’attention est portée sur les différents futurs possibles » (Schoemaker et al., 2013 ; Bouhalleb et Benabdallah, 2018). Appliqué au projet de l’AFH envisagé sur un pas de temps très long, le recours à une approche par scénarisation permettrait d’avoir une démarche évolutive et adaptable de la mise en œuvre des actions et de la conception des outils (Behar, 2023), puisqu’elle prend en considération le fait qu’il n’y a pas assez de connaissances et d’informations autour du projet à planifier pour pouvoir anticiper les évènements importants (Tsoukas et Shepherd, 2004). Cependant, le statut d’association ne permet pas à l’AFH d’entrainer de bifurcation des stratégies de planification des territoires visés et nécessite l’implication des pouvoirs publics à tous les échelons territoriaux notamment pour gérer le redéploiement des activités et les investissements (Béhar, 2024). Pour cela, comme j’ai pu l’observer dans le cadre de réunions organisées par l’AFH concernant ses orientations stratégiques, l’organisation mène des réflexions autour de dispositifs tels que les GIP (Groupement d’Intérêt Public) ou PUCA (Plan Urbanisme, Construction, Architecture). Les premiers, déjà mobilisés dans le monde forestier (Deldrève et Deboudt, 2012 ; ECOFOR,2023 ; PNR de forêts, 2023), ont pour objectif de « favoriser la coopération des personnes morales publiques et privées qu’ils regroupent en leur sein pour gérer […] des activités d’intérêt commun » (Vie publique, 2018). Les PUCA[18], pour leur part s’inscrivent dans une démarche de recherche-action. Ce sont des programmes, initialement développés pour les milieux urbains, visant à faire avancer les connaissances sur les territoires et à éclairer l’action publique en s’appuyant sur des projets « de recherche incitative, de recherche-action et d’expérimentation » associant chercheurs, chercheuses, acteurs et actrices à tous les échelons (local, régional, national) dans le cadre de démarches collaboratives entre sphères institutionnelles et scientifiques (Peylet, 2014). L’AFH devrait pouvoir bénéficier de ce genre de support, comme l’atteste des échanges en septembre 2024 avec les équipes de l’association et certains de ses partenaires, ces derniers ayant obtenu un soutien type PUCA pour accompagner l’organisation. Bien qu’elle souhaite s’inspirer de ces modèles l’AFH n’affiche pas de ligne stratégique précise ce qui contribue à créer un flou autour de la faisabilité réelle de son projet. L’organisation cherche néanmoins à amorcer la création d’espaces d’échanges et de réflexion localement, en prévoyant par exemple un séminaire de travail à Strasbourg sur « la libre évolution à grande échelle, un “accélérateur” des transitions dans le Grand Est ? » prévu en 2024 (AFH, 2024).

Comme j’ai pu l’observer dans le cadre d’échanges suivis au sein de l’AFH, l’organisation souhaite également développer des processus de discussions intégrants les communautés locales (figure 5). Toutefois, ces démarches ne sont pas encore mises en place ce qui ne permet pas d’assurer un support local suffisant pour amorcer des actions concrètes en faveur du projet. Cela participe à l’apparition de tensions, car, bien que pas arrêté d’un point de vue technique et foncier, le projet « fait parler de lui » dans les territoires où des appréhensions et discours d’oppositions sont émis. Ces réticences ont pu être identifiées lors des premiers voyages d’études menées par l’association et les échanges avec divers acteurs et actrices (élus, gestionnaires de l’environnement, habitants, et cetera) à travers les différents évènements et rencontres. Les principales inquiétudes peuvent se distinguer selon deux catégories (Locquet, 2023) :

  • la crainte de la perte d’accès aux milieux forestiers et l’interdiction des usages qui y sont liés. Ceux-ci vont des pratiques récréatives (sport, chasse) aux prélèvements de produits forestiers (affouages, cueillette, et cetera).

  • la crainte de la perte économique directe (par exemple sylviculture, impact sur les bassins d’emplois et investissements faits dans la forêt, chasse, les revenus forestiers) ou indirecte (par exemple affouage, cueillette, revenu de la chasse, et cetera).

Les réticences quant au projet de retour d’une forêt primaire ont notamment été cristallisées dans une motion du comité syndical datant du 2 février 2023 du PNR des Ardennes (figure 7). Le document met en avant des arguments selon lesquels l’AFH envisagerait l’abandon de toutes pratiques anthropiques dans le périmètre de la forêt primaire ce qui mettrait fin à toute activité économique et récréative. Cette crainte est associée à l’idée que laisser un écosystème en libre évolution suppose à la cessation de toute activité socio-économique.

Figure 7

Extrait de la motion du PNRA[19]

Extrait de la motion du PNRA19

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Le projet de l’AHF, à l’image des dispositifs de création d’aires protégées[20], soulève des questions d’acceptabilité sociale, processus « par lequel un groupe social admet la présence d’usages, de pratiques, d’infrastructures, de réglementations, de législations, voire de restrictions et de toutes formes de modifications de son espace de vie, sur un territoire qu’il partage avec d’autres acteurs, mais dont il est fréquemment propriétaire et/ou principal utilisateur et/ou sur lequel il dispose de l’antériorité » (Laslaz, 2012). L’acceptabilité sociale reste difficile à évaluer, car elle dépend de systèmes de représentation, valeurs et pratiques d’individus ou groupe d’individus. Comme le montre Laslaz et al. (2014), dans le cadre de la création d’une aire protégée, cette acceptabilité dépend du degré de satisfaction des usagers face aux enjeux territoriaux (économiques, environnementaux, identitaires). Il s’agit donc pour l’AFH de trouver la variable d’ajustement entre la valeur que les usagers accordaient aux services rendus par le territoire et ses écosystèmes avant l’apparition du projet et les valeurs résultantes de sa mise en œuvre. Prendre en compte l’acceptabilité sociale suppose cependant de sortir des échanges institutionnels et stratégies de communication nationales actuellement développés par l’AFH pour s’orienter vers une mise en discussion locale entre les différentes parties prenantes, autour d’un projet, qui pour l’instant, reste hypothétique (Laslaz et al., 2023).

La forêt primaire un projet associatif de conservation de l’environnement

Le projet de l’AFH vise avant tout à la mise en protection de l’environnement, et s’inscrit à la croisée entre les sphères classiques de gestions de l’environnement (institutionnelle et dispositifs de protection), les associations agissantes en faveur du sauvage en France, et la société civile (figure 5 et 8).

Figure 8

Le positionnement complexe de l’AFH dans la conservation de la nature

Le positionnement complexe de l’AFH dans la conservation de la nature

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C’est pourquoi l’association s’intéresse aux différents systèmes d’aires protégées existants en France (PNR et PN – Parc National), notamment ceux déployés dans les territoires considérés. Il y a ici un double objectif, d’une part d’analyser les modalités de construction et implantation dans un territoire de ce type d’espace (d’un point de vue spatial, économique, politique, et cetera). Et d’autre part, d’étudier les possibilités pour l’AFH de s’appuyer sur le réseau d’aires protégées déjà en place. À titre d’exemple, selon Genot (2022), le projet de l’AFH pourrait s’adosser aux objectifs présentés par la partie de la charte du PNR des Vosges du Nord portant sur la Réserve MAB[21] des Vosges du Nord-Pfälzerwald, de l’UNESCO (AFH, 2022c), transfrontalière avec l’Allemagne. L’objectif de MAB est d’étudier les interrelations entre les humains et leur environnement, et de permettre aux populations locales d’assurer leur survie à travers une gestion rationnelle et durable de la biosphère (Salvat, 1974). Ce type de dispositif est tout particulièrement inspirant pour l’association, du fait de ses dimensions scientifique et économique et la possibilité d’organisation transfrontalière. Par ailleurs, ce type de modèle constitue une base de réflexion quant à la construction d’une coopération internationale pour la mise en œuvre de la forêt primaire. S’appuyer sur le réseau MAB supposerait toutefois d’impliquer à la fois les institutions nationales, régionales, européennes ainsi que l’UNESCO, à l’origine même des réserves MAB.

L’AFH s’intéresse également aux modèles de parcs nationaux et réserves intégrales, car son ambition de laisser une grande surface de presque 70 000 hectares, via une maitrise d’usage, s’apparente à la mise en place de dispositif de protection forte réglementaire. À titre d’exemple le cœur du dernier parc national français – PN de forêts – s’étend sur 56 600 hectares (PN de forêts, 2022), et abrite une réserve intégrale de 3 087 hectares (OFB, 2021). De plus, le zonage progressif qu’envisage l’AFH s’inspire de la structuration des parcs nationaux ou réserve MAB. Elle souhaite s’appuyer sur une maitrise des usages progressive, soit un gradient d’intensité des activités humaines. Cette organisation spatiale irait d’une zone centrale (très haut niveau de naturalité et faible interférence humaine) à une zone de transition (dans laquelle un certain nombre d’activités humaines sont possibles et où le niveau de naturalité est plus faible).

L’AFH semble donc vouloir s’inspirer de divers dispositifs de conservation de l’environnement pour développer un modèle hybride entre :

  • une approche ségrégative[22] de la conservation de la nature par maitrise d’usages, généralement issus de cadres réglementaires strictes résultant souvent d’un mouvement descendant, à l’image des PN et réserve intégrale (Laslaz, 2022),

  • une approche participative relevant de la « conservation communautaire » qui entend « faire des populations locales des acteurs de la conservation et faire de la conservation un levier pour le développement local et l’amélioration de la qualité de vie » (Narat et al., 2015).

Les dimensions a priori antagonistes de ces deux approches et l’absence de précédent participent à rendre le projet de l’AFH difficilement compréhensible dans la nébuleuse des dispositifs et structures de conservation de l’environnement (figure 5). Il paraît indispensable que l’AFH précise sa différence et plus-value par rapport aux outils actuellement existants. Il s’agit ici de donner de la visibilité à l’AFH dans un univers complexe et normé, fait d’imbrications de systèmes (plusieurs dispositifs de protection de l’environnement peuvent s’appliquer sur un espace donné) (Laslaz et al., 2023) qui rend compliqué la compréhension des objectifs et conditions de prise en charge de l’environnement.

Toutefois, le projet de l’AFH semble représentatif des difficultés que peuvent rencontrer des projets de conservation de la nature alternatifs par rapport aux politiques publiques. Bien que se voulant novatrices, ces organisations se voient dans l’obligation d’avoir recours dans une certaine mesure à des modèles de gestion classique de l’environnement. Elles contribuent néanmoins par leurs actions à faire émerger des prises en considération de leurs objets par les institutions publiques, comme le montre l’émergence croissante de réflexions institutionnelles autour de la nature sauvage (Parlement européen,  2009 ; Commission européenne, 2013 ; MEET, 2021 ; Commission européenne, 2022).

Conclusion

Reconstituer une forêt primaire en Europe de l’Ouest relève a priori de l’utopie et il est difficile de se figurer comment un tel projet pourrait se traduire en dimensions opérationnelles. L’absence de précédent auquel fait face l’initiative de l’AFH ainsi que ses ambitions temporelles exceptionnelles apparaissent à la fois comme des freins et leviers à son projet. Freins, car ces facteurs contribuent à rendre le projet peu lisible en termes de stratégies de mise en œuvre et de pouvoir transformatif d’usages et pratiques sur un territoire. Leviers, car l’absence de précédent et la temporalité longue rendent possible la création de nouvelles manières de faire et laissent le temps à la mise en réflexion et discussion du projet. À l’image des autres initiatives développées en faveur du sauvage en Europe, le projet de l’AFH ambitionne de devenir un espace d’expérimentation, mais également un moteur d’une transition économique, écologique, sociale et politique. Les initiatives menées pour repositionner la nature sauvage dans les territoires se positionnent en effet comme des d’espaces laboratoires de l’élaboration de nouveaux modèles sociaux, économiques et juridiques (Locquet et Simon, 2022).

La réalisation du projet semble néanmoins pour le moment complexe du fait de sa dépendance à l’implication des pouvoirs publics dans l’intégration d’une forêt primaire comme projet de planification territoriale, de sa difficile inscription dans les dispositifs de conservation de l’environnement et l’absence d’outils permettant d’assurer la sécurisation d’espaces de libre évolution sur une période multiséculaire. Bien que souhaitant se positionner en modèle alternatif aux pratiques institutionnelles de la conservation de l’environnement, l’AFH se retrouve contrainte par ses cadres normatifs et limites.

Par ailleurs, bien que souhaitant s’assurer un ancrage et un support auprès de la société civile et s’inscrire dans un mouvement ascendant de co-construction de projet, l’AFH peine à intégrer les communautés locales et fait face à l’émergence de tension sur les territoires. Ces différents facteurs sont autant de limites et menaces à la réalisation du projet qui à défaut de changer de paradigme dans le monde de la conservation de la nature fait ressortir les points de tensions et préoccupations autour des processus de libre évolution et fait face aux contraintes classiques des projets de constitution d’aires protégées.

Le projet de l’AFH n’a pour le moment pas entrainé le changement de paradigme escompté. Néanmoins, en s’inscrivant dans des réseaux d’acteurs et actrices variés, et en mettant en œuvre des stratégies de plaidoyer diversifié, l’association réussit à faire sortir les principes de libres évolutions de la sphère des experts et expertes de la conservation de la nature pour l’introduire dans un débat public (Béhar, 2024). Ainsi, à défaut de réussir à mettre en œuvre son projet de manière opérationnelle et territorialisée, l’organisation en participant à la mise en politique de son objet, interroge dans un contexte d’urgence l’intérêt du laisser-faire comme mode d’agir et levier de transition écologique.