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Introduction

« Au vu de l’accélération des interdépendances entre le climat, l’eau, le vivant et la société, le problème public de l’eau change d’ampleur, de nature et de gouvernance » (Salles, 2022, p. 33). L’eau se trouve en effet à la croisée de nombreux enjeux (économiques, sanitaires, environnementaux, et cetera), du fait qu’elle est nécessaire à la fois pour la vie des écosystèmes naturels et le fonctionnement des activités humaines. De plus, cette ressource se trouve aujourd’hui menacée du fait de multiples pressions d’origine anthropique ‒ autrement nommées « changements globaux », comme le changement climatique, les pollutions, les changements d’occupation des sols, ou les prélèvements (Wada et al., 2014). Pour ces raisons, les questions d’eau ‒ et d’environnement plus généralement ‒ sont avant tout des questions complexes, c’est-à-dire multi-causales, nécessitant la mise en place d’approches systémiques et transversales (Theys, 2003). Ajouté à cela, la variabilité de caractéristiques propres à chaque socio-hydrosystème (et leurs réponses face aux changements globaux) a montré que ces questions doivent également être adaptées à une échelle territoriale, définie ici en tant qu’échelle locale. Cela conduit ainsi à la mise en place de systèmes d’action locaux prenant en compte les spécificités (biophysiques, sociales, par exemple) des territoires ‒ composées d’une pluralité d’acteurs et de leurs représentants, mais aussi nourries par une histoire culturelle et des groupes sociaux (habitants, usagers, et cetera) (Ghiotti, 2007 ; Salles, 2006).

En France, les évolutions réglementaires de ces dernières décennies tendent à encadrer ces transformations en orientant la gestion de l’eau vers une approche dite « intégrée » (Barone et Mayaux, 2019) ‒ telle qu’établie par la Conférence internationale sur l’eau et l’environnement de Dublin (1992). Celle-ci vise à associer le caractère systémique et transversal des enjeux de l’eau pour dépasser une vision sectorielle, tout en mettant en place un système de gouvernance qui inclut tous les acteurs de la société locale, de même que la ressource en eau et l’environnement de manière générale ‒ y compris les vivants non-humains (Barbier et Trépos, 2007). En d’autres termes, cette notion de gestion intégrée vise, à travers une approche transversale, à ancrer la gestion de l’eau dans les spécificités d’un territoire (ancrage local) grâce à un nouveau jeu d’alliance entre humains, non-humains et entités naturelles (Latour, 2017).

De manière concrète, cette approche intégrée de la gestion de l’eau s’exprime, notamment, à travers la mise en place d’outils de gestion par bassins versants, tels que les Schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), les Schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE), ou les contrats de rivières. Elle s’exprime également à travers la prise en compte de l’eau au sein de documents stratégiques de planification de l’urbanisme, tels que les Schémas de cohérence territoriale (SCoT) et les Plans locaux d’urbanisme (PLU). Plus largement, sa mise en œuvre s’est traduite, en particulier, par un mouvement de territorialisation quasi-systématique des politiques publiques (Caillaud, 2013). Celui-ci a entrainé progressivement une autonomisation croissante des systèmes d'action locaux, générant ainsi de nouveaux contextes de concertation et d’action, distincts des territoires politico-administratifs traditionnels (Salles, 2006). De plus, à l’issue de récentes réformes (Loi NOTRe[1], Loi MAPTAM[2]), les services dédiés des collectivités territoriales et leurs groupements, notamment, se sont vu transférer un certain nombre de compétences (Guéranger et Poupeau, 2019). Une des conséquences notables de ces réformes a été, entre autres, le rapprochement institutionnel entre les compétences des acteurs de l’eau et les compétences des acteurs de l’urbanisme et de l’aménagement (Barone et al., 2018), illustrant une volonté politique de renforcer les approches intégratives entre les catégories d’acteurs présents dans chaque échelle de gestion (De Godoy Leski, 2021).

Néanmoins, malgré ces évolutions, une approche totalement intégrée reste difficile, avec de nombreuses nuances en fonction des situations (Hellier et al., 2009). Il est apparu, notamment, que l’évolution de la législation ne constituait pas en soi une garantie de meilleure prise en compte de l’eau dans les projets d’aménagement (Barone, 2012). Plus largement, il a été montré que la transversalité des institutions politiques, même si elles visent à mettre en œuvre des politiques intégrées, est plutôt fonctionnelle (Bezes et Le Lidec, 2016) ‒ c'est-à-dire organisée autour d’une mutualisation des moyens et pas des contenus des politiques (Le Bourhis et al., 2023). L’approche actuelle n’a ainsi pas empêché la destruction continue de zones humides, ou, parfois, l’absence d’adéquations entre objectifs de développements résidentiel et touristique avec les besoins en eau potable.

De plus, il existe de réelles difficultés à engager les parties prenantes dans une gestion couplée des eaux de surface et des eaux souterraines, alors même que cela représente un enjeu majeur de la gestion intégrée du fait de leurs interconnexions (De Graaf et al., 2019). À titre d’exemple, seulement 8 des 181 SAGE mis en œuvre ou en cours d’élaboration intègrent les eaux souterraines (Rinaudo et al., 2021). Enfin, une dernière difficulté rencontrée par l’application de la gestion intégrée réside dans sa dimension participative. En effet, malgré le développement de la participation des acteurs locaux à la décision publique (Mermet et Berlan-Darqué, 2009), notamment au travers de réglementations et dispositifs[3] qui tendent à faire participer davantage les citoyens, les outils de gestion du territoire ‒ tels les SAGE, SCoT et PLU ‒ ne laissent généralement que peu de place à la participation citoyenne (Massot et al., 2021).

En outre, cette territorialisation de la gestion de l’eau s’appuie sur une administration qui doit, elle-même, faire face à des transformations à travers l’injonction au professionnalisme, définie comme « un ensemble d’impératifs imposés de l’extérieur à des travailleurs soumis à de nouvelles définitions de leurs missions et confrontés à des normes d’efficacité pilotant leur activité » (Boussard et al., 2010). Ainsi, les services des collectivités (et leurs groupements) doivent faire face à une complexification réglementaire de la gestion de l’eau, redéfinissant le cadre de cette gestion, dans un contexte plus général où des normes professionnelles d’efficacité deviennent plus prégnantes. De fait, l’action concrète de ces collectivités relève souvent d’approches administratives ‒ les administrations ayant tendance à penser la gestion de l’eau (et l’environnement plus largement) comme un tout administrable (c’est-à-dire un problème identifié appelant une réponse univoque) ‒ conduisant, majoritairement, à une gestion segmentée de l’eau (Piquette et Wintz, 2009) au sein de services/structures différents (eau potable, assainissement, milieux aquatiques, aménagement, agriculture, et cetera). À l’échelle de ces collectivités locales se pose ainsi la question de l’articulation entre une vision intégrée de la gestion de l’eau et l’action administrative sous contrainte des changements globaux (l’évolution du contexte hydro-climatique en particulier).

Dans ce contexte, cet article vise à explorer cette articulation entre territorialisation de la gestion de l’eau ‒ s’étant traduite en une approche segmentée ‒ et une gestion sous contrainte des changements globaux. Pour analyser le lien au territoire, nous nous intéresserons, en particulier, à une intercommunalité généraliste à fiscalité propre. Ce choix d’échelle s’explique du fait que l’emboitement successif d’outils d’action publique toujours plus nombreux (SDAGE, SAGE, SCOT, PLU, et cetera), ainsi que la présence de nombreuses compétences, place les intercommunalités au croisement d’enjeux locaux et régionaux. Nous chercherons ainsi à comprendre comment la gestion de l’eau s’effectue à cette échelle (personnes-ressources, conflits, problèmes posés, et cetera), entre la prise en compte des spécificités locales et les logiques de l’action administrative. Par logiques, nous entendons les catégories de penser et d’action adoptées par les gestionnaires de l’eau. Ces logiques dépendent, à la fois, des routines des acteurs et de la situation d’action, prenant ainsi en compte l’histoire et la culture des services dans l’élaboration des actions (Amblard et al., 1996). Les résultats seront présentés en deux temps : premièrement, nous présenterons comment la dimension territoriale (écologique, physique, humaine, géologique) de la gestion de l’eau ‒ ainsi que la prise en compte des changements globaux ‒ est invisibilisée au profit de l’action administrative régie par ses propres normes ; puis, dans un second temps, nous montrerons la façon dont les acteurs pouvant porter les intérêts de cette dimension territoriale (société civile, usagers des sols et de la ressource en eau, et cetera) sont marginalisés dans le débat public.

La gestion de l’eau à l’échelle intercommunale

Il s’agit, dans cette partie, de présenter le cadre d’étude et la méthode de collecte des données utilisée avant de montrer les différents éléments invisibilisés par la gestion locale de l’eau.

Lorient Agglomération et son hydrosystème associé

Notre problématique s’applique à un terrain d’étude : le territoire intercommunal de Lorient Agglomération (LA). Regroupant 25 communes à l'ouest du département du Morbihan et 210 286 habitants (en 2019) sur une superficie de 738.7 kilomètres² (Figure 1), LA est l’intercommunalité la plus importante du Morbihan en termes de population, et la troisième de Bretagne derrière Rennes Métropole et Brest Métropole[4]. Vis-à-vis de la ressource en eau, ce territoire est situé au niveau de l’exutoire (dans la rade de Lorient) de deux importants bassins versants bretons : le Scorff (environ 500 kilomètres²) et surtout le Blavet (environ 2 000 kilomètres²). LA englobe également plusieurs petits bassins versants côtiers, comme le Ter (environ 18 kilomètres²), le Fort-bloqué (environ 13 kilomètres²) et la Saudraye (environ 24 kilomètres²).

Figure 1

Localisation de Lorient Agglomération, des bassins versants du Scorff, du Blavet et quelques bassins côtiers, ainsi que des points de prélèvements pour l’alimentation en eau potable de l’intercommunalité (environ 85% des usages de l’eau)

Localisation de Lorient Agglomération, des bassins versants du Scorff, du Blavet et quelques bassins côtiers, ainsi que des points de prélèvements pour l’alimentation en eau potable de l’intercommunalité (environ 85% des usages de l’eau)

Le SCoT du Pays de Lorient (2018-2037) comprend Lorient Agglomération et la communauté de commune limitrophe de Blavet-Bellevue-Océan. Le SAGE Blavet (2014) intègre l’ensemble du bassin versant du Blavet, tandis que le SAGE Scorff (2015) intègre le bassin versant du Scorff et plusieurs petits bassins versants côtiers.

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Ce terrain d’étude a été choisi, car il présente l’intérêt d’être relativement représentatif de problèmes et enjeux que l’on retrouve à l’échelle régionale (pressions sur la demande en eau d’ordre démographique, urbaine, agricole, touristique, et cetera). Comme le reste de la Région Bretagne, LA dispose également d’une quantité d’eau souterraine limitée. Cette caractéristique s’explique par le contexte géologique cristallin du Massif armoricain, formé de roches granitiques et schisteuses, qui ne favorise ni l’accès à la ressource ni le stockage dans des aquifères sur de longues périodes. Du fait de cette caractéristique, le système d’alimentation en eau s’appuie actuellement à près de 90% sur des prélèvements dans les eaux de surface, dans les rivières du Scorff et du Blavet (Tableau 1). Malgré une forte variabilité spatiale et temporelle, la ressource en eau souterraine peut néanmoins parfois s’avérer abondante localement, permettant la présence de plusieurs captages sur le territoire (Figure 1) ‒ comme à Kermadoye (bassin versant côtier du Ter) sur la commune de Ploemeur (exploité à partir de 1991). Le fort débit d’exploitation de ce captage s’explique du fait qu’il se situe à l’intersection de deux structures lithologiques, au niveau d’une zone de contact (sous forme de failles subverticales) granite-micaschiste (Champagne, 2021).

Tableau 1

Prélèvements d’eau pour la production d’eau potable sur l’intercommunalité de Lorient Agglomération entre 2016 et 2020

Prélèvements d’eau pour la production d’eau potable sur l’intercommunalité de Lorient Agglomération entre 2016 et 2020
Données issues de la Banque Nationale des Prélèvements d’Eau (BNPE - https://bnpe.eaufrance.fr/ )

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Un autre intérêt de ce territoire était également de disposer d’un observatoire hydrogéologique (situé sur les communes de Ploemeur et Guidel) ‒ intégré au réseau national des sites hydrogéologiques H+ et porté depuis 1996 par l’Université de Rennes ‒ permettant de fournir des données pertinentes pour la compréhension du cycle de l’eau et des éléments transportés dans les aquifères[5]. Ce dispositif de recherche a notamment permis de montrer que les eaux souterraines étaient particulièrement connectées aux eaux de surface sur ce territoire ‒ contribuant à plus de 80 % au débit annuel moyen des cours d’eau (Champagne, 2021) ‒ mettant en lumière qu’une augmentation des prélèvements souterrains entrainerait des impacts significatifs en surface. De ce fait, les prélèvements doivent être limités, en particulier en cas de sécheresse soutenue, si l’on veut limiter les impacts sur les écosystèmes. Cette caractéristique rend ainsi ce territoire particulièrement vulnérable à l’évolution du contexte hydro-climatique, mettant sous pression les écosystèmes et les activités humaines. Comprendre comment s’opère la gestion locale de l’eau présentait donc un fort intérêt, dans un contexte de multiplication des arrêtés pour sécheresse ‒ entrainant des tensions sur l’approvisionnement en eau (particulièrement en période estivale) et cristallisant des conflits entre acteurs locaux.

La gestion de l’eau à Lorient Agglomération

LA est à présent le principal gestionnaire de la ressource en eau sur l’ensemble de l’intercommunalité, suite au transfert (par les municipalités et syndicats mixtes en ayant la charge) de la compétence « Eau et assainissement » en janvier 2012, puis des compétences « Gestion des eaux pluviales » et « Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations » (GEMAPI) en janvier 2018. La mise en œuvre de ces compétences s’est traduite par une organisation en différentes directions et différents services reposant, de manière habituelle en France, sur une séparation administrative du grand et du petit cycle de l’eau.

Pour ce qui est du petit cycle de l’eau, renvoyant au processus de production de l’eau potable, à son assainissement et à la gestion des eaux pluviales urbaines, il est rattaché à la Direction eau et assainissement (DEA)[6]. Le grand cycle de l’eau, renvoyant quant à lui au cycle naturel de l’eau, est rattaché au service GEMAPI de la Direction environnement et développement durable (DEDD), laquelle doit garantir la circulation et la qualité de l’eau dans le milieu naturel. Ainsi, si en théorie ces deux services œuvrent selon des objectifs fixés par l’intercommunalité, dans la pratique ils doivent faire face à des intérêts divergents entre eux. En effet, la quantité d’eau disponible sur le territoire étant limitée (définie par les apports météorologiques), il est donc nécessaire d’assurer un partage entre besoins anthropiques et besoins des écosystèmes, enjeu majeur de la gestion.

Le projet de captage de Saint-Mathieu à Guidel

Dans un objectif de diversification de l’approvisionnement en eau potable, un projet d’exploitation de ressources souterraines est à l’étude depuis une vingtaine d’années : le captage de Saint-Mathieu (Figure 1). Cristallisant de multiples tensions, ce projet nous a servi, en quelque sorte, d’analyseur pour décrypter les logiques à l’œuvre dans les services de LA. Le projet de captage fut initié en 2005 par le Syndicat mixte d’alimentation en eau potable (SMAEP) de la Région de Pont-Scorff, qui était à l’époque maître d’ouvrage en matière d’eau potable sur les communes de Calan, Cléguer, Gestel, Guidel, Pont-Scorff et Quéven (Figure 2). Le projet poursuivait un objectif de renouvellement d’ouvrages d’approvisionnement en eau potable, de réduction des prélèvements au sein du Scorff, et devait surtout permettre d’assurer la continuité du service d’alimentation en eau des usagers. L’augmentation des besoins en eau et les difficultés d’approvisionnement, notamment lors des étiages prononcés, avaient conduit le SMAEP à lancer, dès 2005, une campagne de recherche en eau pour compléter la production locale. Cette étude permit d’établir que le site de Saint-Mathieu à Guidel (bassin versant côtier du Fort-bloqué) disposait d’un débit suffisant et d’une eau de bonne qualité pour la mise en place d’un captage, à la suite de quoi le SMAEP initia en 2011 la procédure de mise en exploitation.

Figure 2

Historique du projet de captage de Saint-Mathieu à Guidel

Historique du projet de captage de Saint-Mathieu à Guidel

SMAEP : Syndicat mixte d’alimentation en eau potable.

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Toutefois, à partir de 2012, la compétence « Eau et assainissement » fut transférée à l’intercommunalité. Celle-ci décida alors de s’inscrire dans la continuité du SMAEP et de poursuivre les démarches entamées concernant la mise en exploitation du captage de Saint-Mathieu. En parallèle, à partir de 2015, LA lança un Schéma directeur eau potable afin d’établir un état des lieux de la situation de la ressource en eau sur l’ensemble de son territoire. Cette étude, dont les conclusions furent présentées fin 2017, confirma la nécessité de conforter la production estivale pour sécuriser l’alimentation en eau potable de la collectivité. Durant cette période (2012-2020), plusieurs réunions d’information ont également été organisées par les services de LA à destination de certains acteurs locaux (bien que le nombre exact de réunions et leur date ne soient pas connus). Un premier dépôt de dossier de demande d’autorisation préfectorale fut ensuite réalisé auprès des services déconcentrés de l’État en 2021. L’instruction du dossier par la DDTM n’ayant pas abouti, le projet n’a ensuite plus avancé. Ce blocage du projet s’explique en partie du fait des tensions qu’il a générées, mais également du fait que la procédure de mise en exploitation n’est plus intégrée au budget actuel de LA. Les missions des services responsables du pilotage du dossier sont donc actuellement dévolues à d’autres objectifs.

La zone de captage est située aux abords directs d’écosystèmes sensibles dépendants de l’apport d’eau souterraine (un ruisseau et une petite zone humide). À une petite échelle, la mise en exploitation de ce captage pourrait ainsi entrainer l’assèchement de ces milieux du fait d’un abaissement local de la nappe. Par ailleurs, le site du captage de Saint-Mathieu se situe juste à l’amont (à environ 400 mètres au nord-est) de l’étang littoral de Lannenec, considéré comme une des zones humides majeures de l’ouest du Morbihan et partie intégrante du site Natura 2000 « Rivière Laïta, Pointe du Talud, étangs du Loc'h et de Lannenec ». Des études hydrogéologiques ont révélé que, outre des apports par différents affluents (l’un d’eux étant le ruisseau, et sa zone humide, bordant directement le captage de Saint-Mathieu), l’étang était également abondamment alimenté à partir d’eau souterraine (Guillaumot, 2018) ‒ vraisemblablement du fait de sa position le long de la zone de contact entre les micaschistes et le granite (Guillaumot et al., 2022). Or, la productivité des forages de Saint-Mathieu est également en partie liée à la proximité de cette zone de contact granite-micaschiste sous-jacente (Champagne, 2021). Ainsi, la mise en exploitation de ce captage (s’il venait à abaisser significativement la nappe à plus large échelle) soulève des questions concernant un impact potentiel sur l’étang et les zones humides le bordant ‒ illustrant à nouveau ce conflit entre besoins anthropiques et besoins des écosystèmes.

Méthode de collecte et d’analyse des données

L’analyse des logiques de l’action administrative locale autour de ce captage repose sur des données collectées entre mai 2020 et septembre 2021, avec une mise à jour début 2024. Différentes méthodes de collecte des données ont été utilisées : lectures de documents et d’archives, visionnage de vidéos, et surtout par une série d’entretiens compréhensifs auprès d’acteurs locaux concernés par les questions d’eau au sens large ‒ c'est-à-dire à la fois des gestionnaires (de l’eau, de l’environnement, de l’aménagement, et cetera), mais également des usagers (de l’eau et des sols). Dans un premier temps, l’échantillonnage a été réalisé auprès d’acteurs locaux que nous avions identifiés, soit du fait des relations existantes avec l’observatoire hydrogéologique (certains gestionnaires de LA et certains agriculteurs notamment), soit à partir d’informations trouvées sur internet (organigrammes des différentes institutions, associations du territoire, et cetera). Dans un second temps, l’échantillonnage a été complété par approche « boule de neige », en identifiant au fur et à mesure de nouveaux acteurs locaux sur recommandations des participants à nos entretiens.

Au final, ces entretiens ont ainsi été effectués auprès d’un panel de 26 acteurs représentant des organismes et institutions concernés par la gestion de l’eau, de même qu’auprès d’usagers : intercommunalité (services techniques et élus de LA responsables du petit et grand cycle de l’eau, de la gestion de l’environnement, de l’agriculture, et de l’aménagement du territoire) ; services déconcentrés et agences de l’État (DDTM[7], ARS[8], DREAL[9]) ; institutions publiques environnementales (OFB[10], Agence de l’eau Loire-Bretagne, Département du Morbihan, Natura 2000, Syndicat mixte Blavet Scorff Ellé-Isole-Laïta) ; organismes agricoles (Chambre d’agriculture du Morbihan) ; membres d’associations (pêcheurs, naturalistes) ; usagers (agriculteurs et riverains).

L’objectif de ces entretiens était de laisser l’interlocuteur s’exprimer librement sur des thèmes que la personne enquêtant lui avait préalablement présentés. Un guide d’entretien avait été réalisé, permettant de fournir un cadre commun à l’ensemble des échanges, mais les questions intégrées dans ce guide n’avaient pas vocation à être posées telles quelles. Elles visaient uniquement à regrouper l’ensemble des thèmes à aborder lors de l’entretien (les questions auxquelles nous souhaitions répondre). Ainsi, il a été demandé, le plus souvent, que l’enquêté se présente et décrive la structure pour laquelle il travaillait, le contenu de ses tâches et leur évolution ainsi que les relations qu’il entretenait avec les autres structures ou usagers. La production de discours était également relancée à certains moments lorsqu’il manquait un élément de détail. D’une durée variant entre une heure et plus de trois heures (suivant la disponibilité et la loquacité des participants), ces entretiens étaient enregistrés afin de permettre ensuite d’être analysés. Cependant, le sujet de l’eau, notamment vis-à-vis du projet de captage de Saint-Mathieu, étant particulièrement conflictuel au sein de ce territoire, nous nous étions engagés (auprès des personnes ayant accepté de participer à cette étude) à garantir la confidentialité des entretiens. Pour cette raison, les extraits de ces entretiens n’ont pas été intégrés à cet article afin de ne pas permettre aux personnes enquêtées d’être identifiées par la suite. Un codage unique pour chaque entretien, ainsi que la catégorie d’acteur, la date de réalisation et le département sont néanmoins intégrés en note de bas de page à chaque fois que ces données sont mobilisées dans notre analyse.

Pour notre analyse, les extraits d’entretiens ont été rattachés à des thèmes faisant le lien entre les logiques d’action des acteurs et les politiques de gestion de l’eau. Ces thèmes comprenaient, par exemple, le processus de gouvernance (l’échelon auquel l’acteur se situait dans les prises de décision), l’organisation de la gestion locale de l’eau (les missions de l’acteur au sein de sa structure), ou les relations entre acteurs locaux (l’état des connaissances à disposition de l’acteur concernant le projet de captage de Saint-Mathieu). Ainsi, cette analyse de contenu ne reposait pas sur les entretiens eux-mêmes, mais sur leur comparaison ‒ c'est-à-dire sur l'analyse de leurs divergences et convergences à partir de facteurs sociaux. Une telle approche comparative renforce également le choix de ne pas intégrer d’extraits d’entretiens isolés, dans la mesure où la sélection d'un seul extrait peut au mieux illustrer ou exemplifier un point particulier de l'analyse, mais en aucun cas il ne constitue une preuve. Au final, cette analyse de contenu, complétée par les apports des documents et des archives, a ainsi permis de montrer les caractéristiques de la gestion de l’eau à LA.

L’invisibilisation du territoire

Bien que ce problème soit soulevé depuis plusieurs décennies maintenant (Narcy, 2004), sur le territoire de LA, la gestion de l’eau par les services de l’intercommunalité reste marquée par une approche principalement technico-administrative, c'est-à-dire résultant, avant tout, de l’application de règlements. Ainsi, les personnes interrogées dans les services de LA définissent leur principal rôle professionnel en un suivi administratif des différents dossiers[11] ‒ le construisant dans un cadre mono-causal (un problème traité par un texte réglementaire) faisant obstacle à une approche plus transversale (Le Bourhis et al., 2023). Ce constat est renforcé par le fait que, lorsque les agents ne possèdent pas toutes les compétences techniques au sein de leurs services, le montage des dossiers se fait généralement par appel d’offres auprès de bureaux d’études spécialisés. Or, ce sont ces tâches déléguées à des bureaux d’études qui permettent, le plus souvent, l’identification des spécificités territoriales, alors que les agents de LA ne s’occupent que du volet administratif du dossier, c’est-à-dire de l’évaluation de sa conformité aux normes réglementaires.

Cette division du travail circonscrit également le champ des interlocuteurs avec lesquels les agents de LA sont principalement en interaction en dehors des services intercommunaux, dont les représentants des autres administrations (ARS, DDTM, et cetera). Cette logique technico-administrative se traduit ainsi par une sorte d’« invisibilisation » ‒ c'est-à-dire une faible prise en compte ‒ de la dimension territoriale de la gestion de l’eau, en raison d’une difficulté à identifier et à intégrer les caractéristiques locales du socio-hydrosytème. Dans le cadre de notre étude, nous observons cette invisibilisation, en particulier, à trois niveaux : 1) la dimension transversale de l’eau ; 2) la prise en compte des enjeux environnementaux ; et 3) l’intégration des enjeux climatiques.

Une gestion peu transversale de l’eau

Tout d’abord, l’invisibilisation s’observe sous un angle hydrologique, dans la mesure où les enjeux de l’eau ne semblent pas pris en compte dans leur globalité ‒ c'est-à-dire à travers une approche transversale. Ainsi, les personnes enquêtées dans les services fondent leur argumentation, principalement, sur une représentation « filiéro-centriste » de l’eau ‒ le petit cycle et le grand cycle de l’eau se trouvant toujours administrativement séparés au sein de deux services qui, malgré des échanges réguliers, peinent à instituer une transversalité[12]. Dans cette grande intercommunalité, les agents sont ainsi regroupés en différents services dont les missions sont fléchées, ne permettant pas une approche transversale : chacun reste chargé de sa mission (tourisme, eau potable, environnement, urbanisme, et cetera) sans que des espaces n’aient été institués pour construire des transversalités. À titre d’exemple, un comité de pilotage (animé par le service GEMAPI), portant sur un projet de restauration écologique de cours d’eau adjacents au captage de Saint-Mathieu, avait permis de soulever que l’impact potentiel du projet d’exploitation d’eau potable (qui entrainerait un assèchement de ces cours d’eau) n’avait pas du tout été pris en compte[13]. En d’autres termes, cette difficulté de mise en œuvre d’approche transversale risquait de conduire à investir de l’argent public dans un projet de restauration pour un milieu potentiellement voué à disparaitre.

Pourtant, du fait des récentes réformes territoriales, les compétences opérationnelles et une partie du personnel des anciens syndicats mixtes de bassins versants (ceux des Vallées du Scorff et du Blavet) avaient été absorbés par LA[14]. Cependant, les missions confiées à ces personnes se sont retrouvées profondément changées une fois intégrées aux services de l’intercommunalité. Les tâches plus administratives ont été renforcées et introduites plus strictement dans des lignes hiérarchiques laissant moins de marge d’action aux personnes. Ainsi, alors que les dernières décennies avaient vu l’émergence de professionnels transdisciplinaires dans le domaine de la gestion de l’eau (Richard-Ferroudji, 2014), une fois intégrés au sein de structures plus importantes dans des services préexistants, une partie de ces acteurs ont vu leurs tâches restreintes par un cadre administratif prégnant les empêchant, sur le plan opérationnel, d’avoir une approche transversale. De ce fait, malgré le regroupement de nombreuses compétences (eau, urbanisme, agriculture, et cetera) au sein d’une structure intercommunale unique, lors de cette enquête (en 2020-2021), il ne semblait pas encore y avoir de convergences systématiques et concrètes des actions mises en œuvre localement[15].

Des nuances peuvent bien sûr être apportées à ce constat : le service GEMAPI inclut dans ses missions un croisement entre ressource en eau et agriculture ‒ notamment autour de la problématique des pollutions diffuses et de la renaturation des cours d’eau[16]. De plus, la centralisation des compétences au sein des services de LA était relativement récente au moment de notre enquête (moins de 3 ans), alors qu’il faut du temps pour instaurer des transversalités. Également, la hiérarchisation des normes juridiques permet, théoriquement, de lier les enjeux de l’eau et de la biodiversité aux enjeux économiques portés par les outils d’aménagement et d’urbanisme (le SCoT devant être en compatibilité avec les objectifs des SDAGE et SAGE) (Barone, 2012). À titre d’exemple, le SCoT du Pays de Lorient[17] (Figure 1) prescrit ainsi que : « Les PLU (ou le document en tenant lieu), dans leur rapport de présentation, étudient les compatibilités des projets d’aménagement du territoire avec les capacités en eau potable afin d’assurer en amont de l’ouverture à l’urbanisation, la bonne adéquation entre objectifs de développement résidentiel et touristique et besoins en eau potable » (AudéLor et SMSCoT, 2018a, p. 193).

Cependant, un élu local nous a expliqué que, du point de vue opérationnel, cette prescription n’est pas réellement prise en compte par les services municipaux responsables de l’urbanisme[18]. Ne disposant pas forcément d’outils permettant de s’assurer de cette « bonne adéquation », ceux-ci se contentent d’ouvrir à l’urbanisation le nombre d’hectares leur ayant été autorisé dans le SCoT, considérant que cette réflexion a déjà été prise en compte à l’échelon supérieur. À titre d’exemple, dans le cas d’une création de zone d’activités en 2023, le service « Exploitation eau potable » de la DEA n’avait pas été consulté au préalable pour savoir s’il aurait la capacité d’alimenter en eau potable les futures entreprises[19]. Ainsi, encore actuellement, l’eau (dans sa globalité) se retrouve souvent le dernier facteur pris en compte dans les réflexions sur le développement local. Cette perspective fait également obstacle à une prise en compte de la dimension souterraine de la ressource et à ses interactions avec la surface, du fait d’un manque de connaissances et des incertitudes qu’elles génèrent.

Le second élément qui structure l’action administrative des services de LA et, plus particulièrement, la DEA, concerne les objectifs de la gestion qui résultent d’une conception utilitariste de l’eau visant à répondre principalement à la satisfaction des besoins humains. Par exemple, le projet de captage de Saint-Mathieu découle d’un problème technique clairement énoncé pour l’intercommunalité : la nécessité de diversifier ses approvisionnements en eau afin de répondre aux besoins d’une population toujours plus importante, en particulier en période estivale du fait du tourisme[20]. La réponse des services de l’intercommunalité aura ainsi pour objectif principal de résoudre ce problème d’un point de vue technique, par la décision de faire un captage, et d’un point de vue administratif, avec la mise en place de la procédure réglementaire (Narcy, 2004)[21]. Cependant, ne sont pas traités par les services intercommunaux les autres enjeux soulevés par ce captage, comme l’impact des infrastructures sur les paysages par exemple[22]. Ce problème posé par la nature de la réponse administrative a d’ailleurs déjà été souligné, les administrations ayant tendance à penser l’environnement comme un objet à administrer réductible à une hypothèse causale, là où les problèmes environnementaux sont avant tout complexes et multi-causaux (La Branche et Warin, 2006).

Simultanément, un certain nombre d’acteurs de la société civile et du monde économique expriment un manque de cohérence des politiques publiques au sein de LA. Dans le cadre du projet de captage de Saint-Mathieu, par exemple, certains représentants professionnels et représentants d’organismes estiment qu’il pourrait également être pertinent de questionner, en amont, la capacité d’accueil du territoire en termes de population (qu’elle soit résidentielle ou touristique), notamment vis-à-vis des politiques d’urbanisme, d’attractivité du territoire, et de développement économique[23]. De même, concernant des projets visant à l’amélioration de la qualité écologique de cours d’eau, certains agriculteurs ont évoqué l’incohérence, vécue comme une forme d’injustice, entre les efforts qui leur sont demandés et d’autres démarches menées par les services de l’urbanisme de l’intercommunalité, qui autorisent notamment la poursuite de l’artificialisation des sols[24]. En effet, au cours des 20 dernières années, environ 65 ha de terre ont été artificialisées chaque année à LA (Dumons et al., 2021), avec notamment une moyenne d’environ 8 ha par an sur la seule commune de Guidel.

Une faible prise en compte des enjeux environnementaux

L’invisibilisation de la dimension transversale de l’eau ‒ autre que pour la production d’eau potable ‒ traduit également une invisibilisation des enjeux environnementaux en général (les milieux naturels en particulier), qui se retrouvent être, bien souvent, « la dernière roue du carrosse » dans les projets d’aménagement. Il peut notamment arriver que le service de l’intercommunalité responsable des études environnementales soit consulté concernant un projet d’aménagement (pour donner un avis), alors même que le projet en question, géré par un autre service de l’intercommunalité, a déjà été lancé[25]. Ce fut notamment le cas pour un projet routier de contournement de la commune de Guidel, projet ayant conduit à la destruction (ensuite compensée sur un autre site) de plusieurs hectares de zones humides. La prise en compte des impacts environnementaux des décisions (sur les milieux, les paysages, les attachements des personnes aux lieux, et cetera) apparait ainsi secondaire si elle n’est pas explicitement précisée dans la procédure, alors que les projets d’aménagement ont toujours des effets sur les milieux. Par exemple, dans le cas d’un captage (dossier administré par la DEA), les rivières et zones humides présentes à proximité (évaluées par le service GEMAPI) peuvent s’assécher, ce qui fut le cas à la suite de l’implantation, en 1991, du captage de Kermadoye sur la commune de Ploemeur.

Dans le cas du captage de Saint-Mathieu, se pose notamment la question de son impact à plus large échelle sur le site Natura 2000 de l’étang de Lannenec et les zones humides le bordant. Or, cet impact potentiel ne semble pas avoir été réellement pris en compte dans la démarche de l’intercommunalité ‒ le chargé de mission Natura 2000 (affilié au service GEMAPI de LA) n’ayant pas été intégré à la démarche par la DEA[26]. Au sein même des services de l’intercommunalité, il semble donc y avoir une priorisation des enjeux directement utilitaristes se traduisant parfois par une invisibilisation d’une vision plus intégrée de la gestion de l’eau. Ainsi, encore aujourd’hui, l’objectif de production de l’eau semble même s’imposer au service GEMAPI, qui a intégré la priorité de l’alimentation en eau potable aux dépens de la préservation des milieux aquatiques.

Pour certains dossiers, les services de LA ont toutefois l’obligation réglementaire de prendre en compte l’impact sur les milieux. Le contrôle de la perturbation est effectué, notamment, par la DDTM lors de l’instruction du dossier[27]. L’atteinte éventuelle aux milieux est alors estimée lors d’une étude d’impact réalisée par un bureau d’étude durant la phase de montage du dossier[28]. Comme le prévoit les réglementations, les services techniques de LA mettent ensuite en œuvre une séquence dite Eviter-Réduire-Compenser (ERC) : toute atteinte aux milieux naturels et aux services associés doit être évitée et, à défaut, réduite, puis compensée en dernier lieu[29]. Lors des entretiens, plusieurs interlocuteurs ont indiqué que les mesures compensatoires sont souvent considérées par ces services comme une solution pour poursuivre des projets jugés nécessaires[30], faisant là-aussi primer une logique technico-administrative en adaptant les textes réglementaires (Arnauld de Sartre et Doussan, 2018). Concernant, plus précisément, la séquence ERC, cette logique conduit à penser les milieux comme interchangeables (un assèchement de zone humide existante contre la mise en eau, ou protection, d’une autre parcelle) alors que ce milieu disparu, avec sa faune et sa flore associées, ne pourra jamais être recréé à l’identique et que l’attachement des individus aux sites n’est jamais pris en compte. De plus, recréer un écosystème prend du temps (période durant laquelle les espèces et services écosystémiques du milieu naturel ne sont plus présents), voire se solde parfois par un échec (Guillet et Semal, 2018 ; Semal et Guillet, 2017).

Le deuxième élément qui joue en défaveur des enjeux environnementaux concerne directement le mode de raisonnement de la DDTM lors des procédures d’autorisation. Un fonctionnaire de la DDTM nous a ainsi expliqué la façon dont il se représente son travail[31] : l’article R214-1 du code de l’environnement définit une liste de titres (prélèvements, rejets, impacts, et cetera). Il doit opérer alors « un rubriquage du projet », c’est-à-dire découper le projet entre les différents éléments relevant de chaque titre. Une fois ce rubriquage achevé, il doit regarder si les seuils autorisés seront ou non dépassés. En d’autres termes, une demande d’autorisation est ainsi réduite à deux opérations : savoir quels seuils ou contraintes réglementaires s’appliquent (le rubriquage) et quelles sont les limites posées dans chaque rubrique. Concernant la gestion des milieux aquatiques, une logique similaire s’applique où le service GEMAPI aurait, à sa disposition, un catalogue de mesures. Il s’agit ainsi de choisir dans ce catalogue, la mesure qui semble la plus adaptée à la situation[32]. Dans les deux cas, l’adaptation aux spécificités des cours d’eau ‒ donc les caractéristiques locales de l’environnement naturel ‒ est peu prise en compte. L’agentivité des milieux – c’est-à-dire leur capacité d’agir – est réduite à portion congrue.

Une non-intégration des enjeux climatiques

L’invisibilisation s’observe également à travers la quasi-absence d’intégration des enjeux climatiques dans les documents et politiques de gestion locale. Elle pourrait s’expliquer en partie par la nécessité de faire face à nombre d’enjeux à court terme plus urgents tels que l’approvisionnement en eau potable. Il est également possible qu’il soit difficile de traiter d’un sujet aussi complexe et incertain, qui implique de traduire une information formulée à l’échelle globale en effets tangibles à l’échelle locale. Ajouté à cela, en région Bretagne, la question de la gestion quantitative de l’eau émerge depuis seulement quelques années ‒ la gestion de l’eau s’étant jusqu’alors essentiellement focalisée sur sa qualité, depuis longtemps mise à mal du fait des activités humaines.

Cette invisibilisation découle également fortement de l’organisation administrative de la gestion de l’eau, et notamment du fait que les pressions climatiques ont été jusqu’alors trop peu prises en compte dans les différents outils de planification (Le Beguec, 2019). À titre d’exemple, une des grandes orientations du SDAGE Loire-Bretagne est d' : « Anticiper les effets du changement climatique par une gestion équilibrée et économe de la ressource en eau » (Comité de bassin Loire-Bretagne et al., 2022). Néanmoins, l’intégration locale de cet enjeu (nécessairement très global et peu précis du fait de la superficie du bassin Loire-Bretagne) au sein des SAGE est traduite par des prescriptions tout aussi peu précises – les gestionnaires et élus responsables de ces SAGE n’ayant pas forcément les moyens (en termes de prospective) permettant de quantifier les effets concrets du changement climatique à une échelle locale[33]. À titre d’exemple, le SAGE Blavet (bien qu’antérieur à l’actuel SDAGE) indique seulement en préambule « qu’il est indispensable de veiller à une utilisation la plus durable possible de la ressource en eau et de promouvoir les économies d’eau, et ce d’autant que le changement climatique, dont on ne mesure pas précisément toutes les conséquences, nous oblige à anticiper l’avenir » (SAGE Blavet, 2014, p. 113).

De la même manière, à l’échelle de l’aménagement du territoire, le SCoT du Pays de Lorient, dans son document diagnostique, ne mentionne le changement climatique que de manière brève et tout aussi peu précise : « Une politique d’économie d’eau est nécessaire afin de moins prélever dans les ressources d’eau et de les préserver. Si l’on ne connaît pas précisément l’impact local du réchauffement climatique planétaire en cours et prévu, il est indéniable qu’une augmentation de la température notamment en été ne peut qu’accroître cette vulnérabilité » (AudéLor et SMSCoT, 2018b, p. 213). À nouveau, la hiérarchie des normes renvoie ainsi la prise en compte de cet enjeu d’un outil à l’autre.

Également, dans le document d’évaluation environnementale du SCoT, plusieurs hypothèses d’évolution démographique sont envisagées et traduites en besoins en logements, efforts de densification à faire, consommations d’eau, traitement des eaux usées, et mobilité. Comme le souligne le rapport : « Sur la base de ces résultats, un scénario d’évolution démographique intermédiaire de + 0,5 % a été retenu par les élus locaux, soit l’accueil de 30 000 habitants supplémentaires à l’horizon 2037. Il permet notamment de modérer les impacts sur les prélèvements d’eau ou sur les capacités de traitement des eaux usées, par rapport à une hypothèse à 0.6 % » (AudéLor et SMSCoT, 2018c, p. 10). Le document montrait notamment que, dans le cas d’un accroissement supérieur, les besoins en eau n’étaient plus satisfaits par les prélèvements actuels. Se pose alors la question de savoir ce qu’il se passe après 2037 : si la capacité d’accueil par rapport à la disponibilité en eau est atteinte, cela signifie-t-il que la population devra stagner ensuite ? De plus, le SCoT fait l’hypothèse d’une disponibilité de la ressource en eau constante, illustrant à nouveau la non-prise en compte des pressions climatiques qui risquent de restreindre les quantités accessibles.

La logique technico-administrative et l’invisibilisation du territoire

La prédominance de la logique technico-administrative dans une approche utilitariste est plus prégnante au sein du service gestionnaire du petit cycle de l’eau. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, ce service a été créé en premier, ancrant ainsi sa légitimité dans son histoire et lui permettant d’imposer ses impératifs. À titre de comparaison, sur notre terrain d’étude actuel (la Communauté d’agglomération du Pays basque), nous observons que les services de l’intercommunalité, sans être parfaits pour autant, ont instauré un fonctionnement plus transversal. Au sein de cette intercommunalité, créée en 2017, toutes les compétences liées à l’eau ont été intégrées quasiment au même moment (et regroupées au sein d’une direction unique nommée « Eau, littoral et milieux naturels »), ne laissant pas le temps à certains services d’établir des routines de travail de manière cloisonnée. La création de cette nouvelle structure intercommunale a ainsi imposé à ces différents services d’apprendre à travailler ensemble dès le début, alors que ce ne fut pas le cas pour LA.

Ajouté à cela, la DEA dispose d’un budget alloué par l’intercommunalité, réparti entre ses différentes missions, auquel s’ajoute un budget annexe provenant des redevances des usagers de l’eau potable. Si le service GEMAPI dispose également d’un budget de fonctionnement alloué par l’intercommunalité, une partie de ses financements dépend en revanche de demandes de subventions sur projet auprès de l’Agence de l’eau, du Département ou de la Région. Cette différence permet à la DEA, en raison de son financement récurrent, une plus grande indépendance décisionnelle et fonctionnelle, là où le service GEMAPI doit conditionner ses interventions à l’affectation de moyens toujours hypothétiques et limités dans le temps, tout en étant comptable, pour recevoir ces moyens, de l’efficacité de ses interventions[34]. Néanmoins, ce cas n’est pas général, dans la mesure où certaines intercommunalités (c’est le cas de la Communauté d’agglomération du Pays basque) disposent d’une taxe GEMAPI offrant une plus grande autonomie financière et permettant, en partie, de surmonter ce problème[35]. Quoi qu’il en soit, même si ces services sont complémentaires dans leurs missions, avec des approches découlant, dans les deux cas, d’une logique technico-administrative, il apparait que leur rapport à l’eau et aux spécificités territoriales s’incarne dans des modes de raisonnement différents et dépend de contraintes variables.

En somme, le poids de la logique technico-administrative mise en œuvre par les services de l’intercommunalité découle, certes, des textes réglementaires, mais également de l’organisation de la collectivité et de la prégnance des routines professionnelles des agents (Reynaud, 1998). En effet, la règle ne permettant pas de cadrer totalement les logiques d’action, ce sont les routines qui comblent ce qui n’est pas précisé par la règle (Maugeri, 2002). Ainsi, malgré les évolutions des cadres législatif et réglementaire visant la gestion intégrée de l’eau, nous faisons l’hypothèse que le poids des routines, établies de longue date, entraîne l’adaptation du nouveau cadre réglementaire aux logiques préétablies, ce que soulignent, par exemple, les personnes enquêtées arrivées plus récemment dans la structure. Il en découle que, malgré les objectifs affichés en matière de gestion intégrée de l’eau, cette dimension est difficilement traitée de manière explicite, la gestion concrète étant encore conçue et organisée en filières (Piquette et Wintz, 2009). Une conséquence majeure est que la gestion actuelle, en maintenant la dichotomie société-nature, continue ainsi de laisser dans l’ombre les non-humains et autres vivants (Latour, 2017 ; Barbier et Trépos, 2007). Par ailleurs, cette analyse converge avec celle de l’administration de l’environnement (ministère et DREAL), laquelle montre que l’objectif de préservation des métiers et des expériences antérieures accumulées jouent contre une approche transversale de l’environnement (Le Bourhis et al., 2023), elle-même nécessaire pour être plus intégrative.

L’invisibilisation des acteurs

Une autre façon de renforcer la gestion intégrée de l’eau est d’accentuer son lien avec l’ensemble des acteurs locaux. Or, la logique technico-administrative des services de LA – invisibilisant la dimension territoriale de la gestion de l’eau – influence également fortement les relations entre les types d’acteurs impliqués. Nous illustrons ainsi que, dans un premier temps, cette gestion tend à impliquer principalement des acteurs institutionnels, puis, dans un second temps, qu’elle tend à réduire la participation des acteurs locaux principalement au processus réglementaire de l’enquête publique. Enfin, notre analyse montrera que cette invisibilisation des acteurs découle également du mode de fonctionnement des intercommunalités de manière plus générale.

Une gestion de l’eau entre acteurs institutionnels

Il ressort de notre enquête que la gestion mise en œuvre actuellement tend à impliquer principalement les acteurs institutionnels (les élus et services intercommunaux ainsi que les services déconcentrés et agences de l’État), au détriment d’une démarche de concertation ou de co-construction qui inclurait usagers, gestionnaires et décideurs à tous les échelons. Dans le cadre du projet de captage de Saint-Mathieu, par exemple, seuls certains agriculteurs ont été informés du projet par les services de l’intercommunalité (avec l’envoi de courriers et l’organisation de plusieurs réunions d’information), alors que les acteurs institutionnels l’ont tous été. Cela concernait les agriculteurs directement impactés par le projet – les arrêtés préfectoraux relatifs à l’autorisation de captage impliquant de nombreuses contraintes pour leur exploitation et leurs activités (interdiction d’épandage sur certaines parcelles, contraintes sur les périodes de pâturage, expropriations, incertitudes concernant la pérennité des captages domestiques utilisés actuellement pour leur exploitation)[36]. Les autres acteurs pouvant représenter les spécificités du territoire (associations environnementales, collectifs locaux, habitants, et cetera) n’avaient, en revanche, pas été informés du projet de captage par les services de la DEA[37].

En outre, même les agriculteurs ayant participé à ces réunions ont eu le sentiment d’avoir été mobilisés de manière assez tardive et ont mis en avant un manque d’échanges d’informations et de prise en considération de leurs points de vue[38]. Selon eux, ces réunions étaient avant tout informatives et n’avaient pas un objectif de concertation. Cette analyse a également été reprise par certains représentants professionnels ou d’organismes[39] qui ont souligné que l’ensemble des acteurs n’avait pas été intégré au projet dès son démarrage et qu’un suivi régulier du projet n’avait pas été effectué (Figure 2)[40]. Il est notamment ressorti des entretiens que, à l’exception des services de la DEA, l’ensemble des acteurs interrogés n’avaient plus de repères concernant le projet (y compris les autres services et élus de LA). Ces acteurs ne savaient pas où le projet en était et ne se souvenaient pas avec précision de chacune de ses étapes.

De ce fait, un certain nombre d’acteurs ont cherché à obtenir des informations supplémentaires à travers des questionnements lors des réunions ponctuelles, et aussi en demandant à accéder à des documents officiels liés au projet[41]. Malgré ces initiatives, ils n’ont pas toujours eu de retour favorable de la part de l’intercommunalité. Ces acteurs ont notamment le sentiment que les services de LA (la DEA dans ce cas précis) ne souhaitent pas être confrontés à des réactions négatives par rapport au projet, raison pour laquelle ses représentants préfèreraient réduire au maximum les interactions avec les acteurs sur le terrain. Aussi, même si la mobilisation du monde agricole a été effectuée avec rigueur selon les services de l’intercommunalité, sa mise en œuvre a été une source de tensions dès le début.

Ce constat du manque de concertation s’inscrit également dans un contexte d’émergence d’autres points de tensions à l’échelle de LA vis-à-vis des questions de gestion de l’eau. À titre d’exemple, un autre captage sur l’île de Groix, située au large de Lorient, a également été source de tensions entre la DEA et le monde agricole (Bosse, 2020)[42]. De même, dans le cadre d’un projet ayant pour objectif d’ouvrir à la mer les étangs littoraux du Ter (objectif de continuité écologique sollicité par la DDTM), des associations et habitants ont mis en avant un manque de concertation de la part des services de l’intercommunalité (le service GEMAPI cette fois-ci)[43]. Du fait de cette contestation, la première proposition a finalement été abandonnée en 2022 afin de proposer un nouveau scénario. En revanche, pour les services de LA (que ce soit la DEA ou le service GEMAPI), l’impression de manque de concertation rapporté par certains acteurs s’expliquerait par la lenteur des procédures administratives[44], renvoyant, là encore, le pilotage d’une procédure à une logique strictement technico-administrative.

Il peut néanmoins être noté quelques nuances entre les services de LA. En effet, si la DEA a eu plutôt tendance à s’inscrire dans une démarche principalement technico-administrative au détriment d’une politique de concertation, le service GEMAPI est plus souvent amené à mettre en place des concertations dans le cadre de la gestion de projet[45]. Cette différence dépend d’ailleurs, en partie, du statut du foncier sur lequel intervient chaque service. En effet, alors que la DEA est principalement amenée à travailler sur le domaine public, le service GEMAPI intervient principalement sur le domaine privé. De ce fait, le service GEMAPI doit plus souvent mettre en œuvre des actions de concertation afin de limiter le risque de conflits entre les services de l’intercommunalité et les propriétaires[46], là où la DEA opère sur des espaces à la manière d’un propriétaire – portée par sa conception d’un service d’utilité publique.

Au sein du service GEMAPI, les logiques sont donc plus ouvertes en ce sens que les agents composent avec plus d’interlocuteurs. Elles apparaissent donc moins ancrées dans les routines et plus innovantes. D’ailleurs, une partie des agents de ce service sont issus des anciens syndicats de bassins versants – correspondant pour partie aux professionnels transdisciplinaires de la gestion de l’eau mentionnés par Richard-Ferroudji (2014), dont la concertation avait été progressivement intégrée à leurs missions. Or, par comparaison avec d’autres politiques publiques, il semblerait que la robustesse de la transversalité dans les politiques territoriales dépende de la capacité des acteurs concernés à dessiner des relations plus horizontales dans les concertations, capacité souvent liée à l’arrivée de nouveaux professionnels (Halter, 2007). Dans le cas du service GEMAPI, même lorsque de nouveaux professionnels n’ont pas été embauchés, la formation de ceux déjà en place a ainsi pu être enrichie. A contrario, les agents de la DEA présentent plutôt des profils d’administratifs, d’ingénieurs et d’hydrauliciens, ancrant leur culture et leur approche dans une dimension plus technique qui n’intègre historiquement (comme actuellement) pas de formation à la concertation.

À un niveau plus général, le cadre de la gestion de l’eau en France prévoit une concertation entre trois collèges (élus, usagers, administration) au sein des Commissions locales de l’eau (CLE), à l’échelle des différents SAGE. Cependant, le pouvoir décisionnaire de ces instances reste limité, les décisions opérationnelles (en matière d’eau, d’aménagement du territoire, d’agriculture, et cetera) étant principalement mises en œuvre par les collectivités territoriales (et leurs groupements) puis par les services de la préfecture. À titre d’exemple, en 2017, les bureaux des CLE (Scorff et Blavet) avaient été sollicités pour donner un avis (assorti de plusieurs recommandations) sur le projet de révision du SCoT du Pays de Lorient. Cependant, cette consultation était purement facultative et l’avis émis n’avait aucune obligation contraignante[47]. Ainsi le rôle des CLE est principalement de fournir un cadre (à travers les orientations du SAGE notamment) et un lieu d’échange et de débat autour des questions liées à la gestion locale de l’eau, mais, sauf exception, ce type de concertation n’existe pas aux échelles plus fines de prises de décision (Barbier et al., 2022).

Une participation principalement réduite à l’enquête publique

Notre enquête fait également ressortir que les services de LA tendent à réduire la participation des acteurs locaux principalement au processus réglementaire de l’enquête publique. Par exemple, dans le cadre du projet de captage de Saint-Mathieu, les agents de la DEA responsables du dossier ont expliqué que l’intégration systématique des acteurs locaux au processus de décision se ferait dans le cadre légal de la future enquête publique[48]. Un acteur interrogé a ainsi indiqué que, malgré ses nombreuses relances auprès des services de l’intercommunalité afin d’obtenir des informations sur le projet de captage et son avancement, on lui indiquait qu’il pourrait poser toutes ces questions durant cette enquête publique[49]. En d’autres termes, la volonté de différents acteurs locaux à participer à la décision a été traduite par les services de LA en une démarche administrative assurant principalement la consultation des citoyens (pour les différences entre négociation, concertation, consultation et information, voir Arnstein (1969)).

Les limites de l’enquête publique, présentée par certains auteurs comme une « mise en scène par excellence du consentement » (Graber, 2022, résumé en ligne[50]), ont déjà fait l’objet de nombreuses discussions. Si elle traduit le cadre légal d’intégration des acteurs locaux aux décisions concernant un projet, elle constitue une des dernières étapes du processus, laissant peu de marge aux acteurs non institutionnels pour s’approprier le projet et pouvoir rendre un avis en toute connaissance de cause. Qui plus est, les textes réglementaires n’informent pas sur la manière dont l’administration doit consigner et tenir compte des avis. Un représentant d’organisme nous a ainsi rapporté que, dans le cadre d’une enquête publique, son avis écrit n’était pas apparu dans le rapport du commissaire enquêteur. De ce fait, aux yeux de l’administration, l’enquête publique (et l’utilité publique de projets qu’elle vise à justifier), « ne renvoie pas à l’idée générale de bien commun […] : c’est un principe au nom duquel il est juridiquement possible de transformer l’état du monde – y compris si certaines populations doivent en subir les conséquences » (Graber, 2022, résumé en ligne). Ainsi, ce mode de participation, en tant que simple consultation, semble peu adapté à l’intégration des points de vue des usagers dans le cadre d’une gestion intégrée de l’eau.

Enfin, cette réduction de la participation à l’enquête publique semble également être le résultat d’une politique peu volontariste en la matière de la part de l’intercommunalité. Ce constat est d’ailleurs indépendant du bord politique, la problématique de la concertation ayant émergé sous une mandature de gauche (2000-2020) et s’étant ensuite poursuivie sous la mandature actuelle de l’autre bord politique. Par exemple, vis-à-vis de la gestion de l’eau, des dispositifs, tels que les Commissions consultatives des services publics locaux (CCSPL)[51], pourraient permettre de répondre en partie aux enjeux de participation évoqués par certains acteurs locaux. Cependant, aucun dispositif de ce genre n’existe actuellement à LA. Au final, en excluant les acteurs non institutionnels locaux, ce sont également les intérêts des non-humains et entités naturelles qui se trouvent moins représentés (Gramaglia, 2008), accentuant encore la relative déconnexion entre la gestion de l’eau et les caractéristiques du territoire.

Une gouvernance au prisme d’espaces confinés

L’absence de certains acteurs locaux de la concertation découle également du processus de décision au sein de LA. Il ressort notamment des entretiens que le processus de décision autour de la gestion de l’eau demeure opaque pour de nombreux acteurs locaux (certains élus, associations, organismes de gestion de l’eau, citoyens, et cetera). Ce constat pourrait en partie résulter du fait que la complexification technique, administrative et réglementaire de la question de l’eau joue en défaveur d’une appropriation de ces enjeux – la spécialisation à l’œuvre pouvant délégitimer ou décourager la participation aux débats. Au-delà du poids du cadre cognitif, ce constat questionne directement la gouvernance des intercommunalités. Ainsi, il a pu être observé dans les conseils communautaires que nous avons pu visionner que les questions relatives à la gestion de l’eau ouvraient sur peu de débats[52], donnant l’impression que la décision avait été discutée dans d’autres lieux. Ce constat, confirmé par plusieurs élus communautaires[53], renvoie à l’analyse effectuée par des spécialistes qui ont étudié le fonctionnement politique des gouvernements intercommunaux, les qualifiant également « d’invisibles » (Desage et Guéranger, 2011).

En effet, selon ces auteurs, le fonctionnement des intercommunalités tend à soustraire les débats à toute publicisation, c’est-à-dire que les décisions de l’assemblée sont le fruit de négociations discrètes préalables, qui prennent forme dans des dispositifs destinés à éloigner l’éventualité du conflit politique. C’est le sens que donnent ces auteurs à « l’absence de fausse note lors des séances publiques » ou encore « aux votes presque toujours unanimes qui ponctuent les conseils communautaires » (Desage et Guéranger, 2011, p. 177) : d’après eux, ces assemblées ne sont donc pas des lieux de débat. Le bureau communautaire (instance décisionnelle et organe exécutif de l’intercommunalité) apparait, dès lors, comme le lieu de décision le plus central et le moins visible, instance discrète du « troc intercommunal » (Reigner, 2011) où se nouent des compromis dans un « entre soi confortable » (Desage et Guéranger, 2011, p.188). Dans cette perspective, les délibérations plus ouvertes, auxquelles le public a accès, ne font qu’entériner des décisions déjà prises en coulisses.

Ce mode de fonctionnement, nullement spécifique à LA, traduit ainsi l’existence d’« espaces confinés de décision » (Gilbert et Henry, 2012). Ce concept renvoie au fait que certains acteurs débattent, négocient, s’accordent, réalisent des compromis entre eux par rapport à un problème ou un projet donné. Cette logique caractérise les modalités routinières d’appropriation des problèmes par les acteurs qui en ont la charge, leur mise en forme s’opérant ainsi habituellement au sein de groupes de spécialistes (élus et techniciens responsables du sujet), dans des espaces recevant une faible attention publique. Cette manière de faire pourrait en partie se justifier par l’ancrage de la démocratie représentative dans les pratiques administratives françaises. Ce mode de fonctionnement suppose que les représentants et l’administration en général sont légitimes pour prendre des décisions et représenter l’intérêt général. D’ailleurs, malgré une volonté de décentralisation, l’État reste souvent maitre de la décision finale (par les autorisations préfectorales)[54]. Cette situation révèle ainsi l’invisibilité d’espaces de décision pour de nombreux acteurs, ce qui induit des tensions sur le terrain qui, à terme, peuvent constituer un obstacle au déroulement de projets.

Conclusion

En France, dans une perspective d’approche intégrée, les récentes réformes territoriales ont proposé de nouveaux cadres de gestion des ressources et des risques environnementaux en lien avec un transfert de compétences et de responsabilités à l’échelle des territoires et de leurs collectivités locales. Concernant Lorient Agglomération, la gestion de l’eau (petit et grand cycle) a été confiée à une structure intercommunale unique. Néanmoins, les catégories de pensée, les modes d’organisation et l’action de l’administration ne semblent toujours pas permettre la mise en place d’une gestion intégrée de l’eau reposant, en particulier, sur une approche transversale des compétences et des connaissances. Notre analyse montre ainsi que, au sein de cette intercommunalité, la gestion de l’eau reste encore orientée principalement par une logique technico-administrative dans une perspective utilitariste. Dans cette approche, l’eau est considérée comme un flux relativement indépendant des caractéristiques (écologiques, physiques, géologiques et sociales) propres au territoire. De plus, les nombreux acteurs qui pourraient porter les intérêts du territoire et créer de nouveaux jeux d’alliance sont également marginalisés dans le débat public. Les tensions qui en résultent avec les usagers peuvent, à terme, constituer un frein au déroulement des projets.

Ce mode de gestion découle de multiples facteurs dont le maintien d’une organisation de la gestion en filières (avec un service dédié au petit cycle de l’eau, un deuxième au grand cycle de l’eau, un autre à l’urbanisme, et cetera) ; une division du travail qui délègue le lien avec le territoire à des bureaux d’études alors que les agents gestionnaires sont essentiellement en relation avec les services de l’État pour instruire les procédures ; la prégnance de routines professionnelles qui freinent les évolutions ; et des textes réglementaires centrés sur la gestion de l’eau ou l’organisation des intercommunalités qui ne facilitent pas l’intégration de nouveaux acteurs au processus de décision, tout en réduisant le nombre d’acteurs compétents pour y prendre part.

Ces constats découlent du schéma organisationnel dominant, plus largement, en France, générant des problèmes similaires dans d’autres territoires, par exemple dans la métropole bordelaise (De Godoy Leski, 2021). Ainsi, en mars 2023, un rapport de la Cour des comptes a notamment relevé « une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau » (Cour des comptes, 2023, p. 471). Le rapport précise que si l’État est là pour fixer le cadre législatif et réglementaire, son intervention manque de cohérence, se révélant même contradictoire en fonction des attentes des différents ministères (agriculture, environnement, industrie, santé, et énergie). Mais surtout, le rapport pointe une décentralisation inachevée, où le transfert de compétences aux collectivités locales s’est traduit par un morcellement d’interventions trop souvent conduites à une échelle géographique inadaptée. En particulier, « il montre que l'efficacité de la politique de l'eau souffre de la complexité et du manque de lisibilité de son organisation, laquelle doit être structurée et clarifiée autour du périmètre des sous-bassins versants » (Cour des comptes, 2023, p. 473) – renvoyant, en partie, au concept de « piège à complexité institutionnelle », déjà soulevé par Bolognesi (2022). Si ce morcellement ne posait pas de problème majeur dans le cas d’une gestion du petit cycle de l’eau seul, il se révèle relativement inadapté à une approche plus systémique et transversale des enjeux de l’eau.

Dans tous les cas, même si « l’organisation administrative du pays n’est pas seule responsable » (Cour des comptes, 2023, p. 490), ces constats soulignent ainsi l’écart existant entre une ambition affichée de gestion intégrée de l’eau et sa mise en œuvre concrète à l’échelle des territoires : alors que le cadre législatif tend de plus en plus à favoriser une territorialisation de la gestion de l’eau, on observe que l’administration locale peine à répondre à cet objectif. Les récentes réformes territoriales semblent s’orienter vers une prise de compétences transversales indispensable à une gestion durable des ressources en eau et de l’environnement de manière plus générale. Cependant, les difficultés de lecture et d’application de ce nouveau cadre législatif et réglementaire traduisent un besoin d’accompagnement des chargés de mission, des structures porteuses et des élus pour cette prise de compétence. Dans le cas de LA, considérant que la prise de certaines compétences est relativement récente (2018), un certain temps d’adaptation semble nécessaire pour faire évoluer les routines de travail établies par les services déjà présents. La mise en place d’une approche intégrée de gestion de l’eau nécessiterait ainsi de repenser le cadre de gestion des administrations en instituant des espaces pour construire des transversalités. Cela impliquerait, par exemple, la mise en place plus systématique (qui ne soit pas uniquement le fait de certaines personnes) de routines de travail interservices.

L’ensemble de ces lacunes invite ainsi à imaginer de nouvelles manières d’organiser la gestion de l’eau au niveau local, afin de prendre en compte les spécificités territoriales. Ce constat est d’autant plus urgent que l’eau est de plus en plus confrontée à des pressions d’origine climatique, lesquelles ont été jusqu’alors trop peu prises en compte. Cependant, les dernières années et leurs sécheresses hivernales et estivales (2022 tout particulièrement) ont marqué un tournant, permettant une certaine prise de conscience des enjeux climatiques et des risques d’accentuation des problèmes observés aujourd’hui, qu’ils soient qualitatifs ou quantitatifs. Si l’absence de transversalité ne semblait pas poser de problème majeur dans un contexte d’abondance, il se révèle particulièrement inadapté au nouveau contexte hydroclimatique – imposant de fait une transversalité sous contrainte.

Il est néanmoins possible de discerner certaines évolutions à LA, par exemple lors de l’adoption d’un nouveau SDAGE, approuvé pour la période 2022-2027, et qui, contrairement à sa version précédente, intègre une mention bien plus abondante du changement climatique. De plus, ce document se complète d’un Plan d’adaptation au changement climatique, adopté par le comité de bassin en 2018, qui vise spécifiquement à dresser un état des lieux de la vulnérabilité en fonction des territoires, et à fournir un certain nombre de leviers d’actions possibles. Dans ce contexte, il est très vraisemblable que les différents documents de planification (SCoT, SAGE), ayant été adoptés antérieurement à ce document-cadre, intègreront plus de recommandations vis-à-vis des pressions climatiques lors de leur prochaine révision.

Enfin, ces évolutions sont également perceptibles notamment à travers le rapprochement plus régulier des services et élus de l’intercommunalité concernant les enjeux d’eau. Celui-ci a pu se faire, par exemple, dans le cadre de l’élaboration d’un Plan de résilience eau (en mai 2023) permettant d’ouvrir un espace d’échanges très riche entre des catégories d’acteurs variées, favorisant un réel dialogue en transversalité (Lorient Agglomération, 2023). Elles s’observent également à travers la remise en question (de manière publique), de la part de certains élus, du rapport entre le nombre de personnes à accueillir sur le territoire et la disponibilité en eau, sujet très peu évoqué jusque-là[55]. Quoi qu’il en soit, ces évolutions, même timides, semblent se diriger progressivement vers la mise en place d’une approche plus systémique et transversale indispensable, afin de préparer au mieux la résilience hydrique de demain pour le territoire.