Abstracts
Résumé
« La nature disparaît parce qu’elle n’a pas de valeur économique », voilà l’hypothèse qui sous-tend le foisonnement récent de commandes publiques et des travaux scientifiques sur l’évaluation monétaire des biens environnementaux. Posée en ces termes, l’interrogation n’est pas de savoir si la nature a une valeur économique ou non, mais de mesurer celle-ci. La question serait donc technique. Or, il se pourrait bien que le problème essentiel posé aux méthodes d’évaluation monétaire de la nature soit philosophique, et relatif au type de lien qu’entretiennent les hommes avec leur milieu. C’est en effet ce que montre l’analyse des fondements théoriques de la méthode d’évaluation contingente. Entrer dans cette « machinerie » issue de la science économique nous apprend que pour qu’il y ait évaluation, il faut qu’il y ait possibilité de substitution : il faut que les individus soient en capacité de substituer un état de l’environnement à leur revenu monétaire et qu’ils soient donc dénués de comportements moraux qui pourraient briser ces possibilités de substitution. Cette hypothèse étant contredite par de nombreux travaux en éthique de l’environnement, se pose alors la question du sens à donner aux chiffres généralement interprétés comme des évaluations monétaires de biens naturels.
Mots-clés :
- évaluation monétaire de l’environnement,
- évaluation contingente,
- utilitarisme,
- économie du bien être,
- éthique de l’environnement,
- histoire de la pensée économique
Abstract
"The nature disappears because it has no economic value", here is the hypothesis that underlies the recent profusion of state commissions and scientific works on the monetary evaluation of environmental goods. Put in these terms, the interrogation is not to know if the nature has an economic value or not, but to measure this one. The scientific questions linked to these methods are therefore usually defined as technical issues, when their main problem may be philosophical, related to the type of moral link that exists between humans and their environment. The analysis of the theoretical foundations of the contingent valuation method indeed shows that to value environmental goods the individuals have to be in capacity to substitute a state of the environment for their monetary income. They therefore cannot have moral links with these goods that could prevent possibilities of substitution. This hypothesis is however contested by numerous works on environmental ethics that finally raise the question of the signification of the numbers usually interpreted as monetary values of environmental goods.
Keywords:
- Monetary valuation of the environment,
- Contingent valuation,
- Utilitarism,
- Welfare economics,
- Environmental Ethics,
- History of economic thought
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Appendices
Remerciements
Les réflexions présentées dans cet article ont été initialement conduites dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenu en 2007 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (Milanesi, 2007). Je tiens à remercier chaleureusement Bernard Contamin qui m’a accompagné tout au long de ce travail. La réécriture de cet article a également bénéficié des commentaires de réviseurs anonymes, je les en remercie.
Notes
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[1]
De nombreux travaux discutant de la pertinence de l’évaluation monétaire de la nature ont été développés, notamment à partir d’analyses issues de l’économie institutionnelle ou de l’économie écologique (voir par exemple Foster (1997)). Ces travaux mettent notamment en évidence la complexité des problèmes d’environnement qui ont comme caractéristiques « la multidimensionalité, la dimension éthique, l’irréversibilité et l’incertitude » (Faucheux et Noël, 1995, 32). Nous centrerons ici uniquement notre analyse sur la dimension éthique.
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[2]
Toute les citations de Bentham de cette sous-partie sont tirées d’un manuscrit dont le titre est «Le calcul des plaisirs et des peines » rédigé « aux environs de 1782 » et réédité dans La revue du MAUSS (Bentham, 1989 (1782)).
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[3]
Inventée par Ciriacy Wantrup en 1952, la méthode d’évaluation contingente fut réellement utilisée et développée à partir du début des années 80.
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[4]
Il est impossible de faire en quelques paragraphes un panorama complet de l’utilitarisme tant cette pensée contient de variantes, voire d’ambiguïtés. L’objectif dans ce paragraphe est d’identifier quelques-unes de ses caractéristiques principales (et plus particulièrement celles de l’utilitarisme benthamien, qui n’est pas non plus exempt de paradoxes) dont la connaissance nous sera utile pour la suite de la démonstration. Pour aller plus loin, on peut consulter par exemple : la revue du MAUSS et ses différentes publications, Smart et Williams (1997), Sen et Williams (1982), Arnsperger Christian et Van Parijs Philippe (2003), Sigot (2001) ou l’ouvrage de référence d’Elie Halévy, sur « La formation du radicalisme philosophique », publié en 1901 et réédité en 1995 aux Presses Universitaires de France (Paris).
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[5]
Selon Monique Canto-Sperber et Ruwen Ogien (2004, p.5), « la morale est constituée pour l’essentiel de principes ou de normes relatives au bien et au mal, qui permettent de qualifier et de juger les actions humaines ». Il est aujourd’hui souvent préféré à ce terme de « morale » la notion d’ « éthique » qui, pour ce qui nous intéresse, peut être considérée comme équivalente.
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[6]
Les économistes abandonneront par la suite cette conception hédoniste de la valeur utilité pour retenir l’idée que « l’utilité n’est rien de plus que le principe quantitatif sous-jacent à l’évaluation cohérente » (Mongin, 1995, 274).
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[7]
Ce faisant il se privait de sources herméneutiques en excluant des comportements moraux qui sont pertinents pour analyser le calcul économique, ce qui marqua également pour longtemps le développement de la science économique (Mahieu, 2001).
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[8]
L’utilité marginale est l’utilité qu’apporte la dernière unité de bien consommée.
-
[9]
« Um » est l’utilité marginale et « p » le prix des biens.
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[10]
Le prix (ou la valeur d’échange) est déterminé chez Marshall par la confrontation de l’offre et de la demande (métaphore des ciseaux). Mais en l’absence d’offre, comme c’est le cas pour les biens libres (fournis gratuitement par la nature), ce sont les différents points (quantité, prix) de la fonction de demande qui déterminent, à travers le prix que serait prêt à payer le consommateur, cette valeur d’échange.
-
[11]
C’est néanmoins rarement le cas, le cadre théorique défini par Mäler (voir supra) lui est généralement préféré.
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[12]
Une courbe d’indifférence représente l’ensemble des combinaisons de deux biens qui procurent à un consommateur une satisfaction (ou utilité) identique. Un diagramme (tel que celui de la Figure 1) représentant les différentes courbes d’indifférences d’un consommateur est appelé « carte d’indifférence ».
-
[13]
On parle alors d’utilitarisme des préférences, voir Sapir (2005, p.35) ou Moscati (2003, p. 22).
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[14]
Le principe lexicographique signifie qu’un bien est absolument préféré à tout autre, comme cela peut-être le cas dans le cadre d’engagements moraux des individus (où la survie d’une d’espèce est par exemple préférée à toute combinaison d’autres biens).
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[15]
Ses travaux sont généralement considérés comme les premiers sur ce thème, d'autres auteurs sont cependant parfois cités, Kevin Lancaster (Bateman, 1999) ou Alan Randall (Mitchell et Carson, 1988) par exemple.
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[16]
Le « support de paiement », qui spécifie sous quelle forme le paiement se réaliserait, est aussi appelé « véhicule » (de l’anglais « payment vehicle » (Mitchell et Carson, 1989, p.221), « vecteur », « instrument » ou « mode » de paiement.
-
[17]
Ces valeurs nulles ne sont néanmoins pas seulement des refus de réponse, certaines expriment un CAP nul pour le bien, marquant plutôt l’absence d’intérêt que la protestation, ce qui ne constitue donc pas un rejet de l’exercice.
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