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Dans cet ouvrage d’une ampleur considérable, tant par son objet que par son contenu, André Boisvert nous présente 25 témoignages de figures marquantes de l’aménagement du territoire ayant, pour la majorité, oeuvré au Québec depuis la fin des années 1950. Ce recueil présente les données de première main qu’il a colligées à la faveur d’entrevues menées entre 1996 et 2011, dans le cadre de ses recherches doctorales notamment, et l’analyse de documents d’archives transmis par les personnes qu’il a rencontrées. Il importe d’ailleurs de saluer la somme de travail qui a dû être abattue afin de constituer et ficeler ce panorama. Les entrevues ont été réalisées avec Benoit Bégin, Jean-Claude La Haye, Rolf Latté, Blanche Lemco Van Ginkel, les fils de Jacques Simard, Paul Laliberté, André Trudeau, Yvon Tremblay, Marcel Junius, Claude Langlois, Guy R. Legault, Charles Carlier, André Hoffmann, Ilona Kaszanitzky, Victor Lambert, Claude Lamothe, Jean Cimon, Georges Robert, Jean Décarie, Michel Barcelo, Réjane Blary, Iskandar Gabbour, Léon Plogaerts, Norbert Schoenauer et finalement Andrea Faludi, qui porte un regard extérieur très intéressant sur la discipline en Amérique du Nord.
Bien qu’un schéma d’entrevue fut utilisé pour mener les entretiens, on constate rapidement que ce dernier servit beaucoup plus de point de départ à la discussion que de cadre serré. En résulte une forme assez hétéroclite de rapports d’entrevues, tantôt sous forme de quasi-dialogues, tantôt sous forme de textes synthétiques qu’on sent révisés par le témoin interviewé. Le ton et la cohérence de l’ouvrage en sont affectés, le rendant à certains endroits très léger, et à d’autres difficile à suivre en raison de l’emploi du caractère italique suivi de paragraphes semblant porter à la fois sur l’interprétation de l’auteur et le témoignage. Les témoignages sont profondément marqués par l’opinion et le cadre de référence des interviewés, leur lecture des outils d’aménagement dont dispose le Québec et finalement, leur pronostic sur leur profession. On questionne à plusieurs reprises à ce titre le caractère très procédural actuel de la profession en déplorant le manque de vision globale des actions entreprises.
Les témoignages sont regroupés en sept thèmes principaux. En filigrane de ces entrevues se révèle l’évolution de la pratique de l’aménagement au Québec et bien entendu, le contexte historique et politique dans lequel elle s’inscrit. Boisvert présente d’abord le récit des évènements ayant façonné l’expérience personnelle des premiers praticiens et ayant permis à ceux-ci de jeter les bases des composantes structurantes de la discipline. Ensuite, le déploiement graduel des nouvelles pratiques est illustré par les témoignages des nouveaux praticiens formés au Québec, et ce, dans diverses régions et à différents paliers. Ainsi, l’exercice de la profession au niveau municipal, comme fonctionnaire de l’État, comme consultant privé, comme universitaire chercheur ou encore comme enseignant est abordé ; cette diversité a guidé entre autres le choix des professionnels interviewés. À travers les témoignages sont notamment abordés le rôle qu’a joué la Société canadienne d’hypothèques et de logement, qui a constitué un des premiers encadrements en aménagement du territoire par ses programmes d’accès à la propriété privée, mais qui fut aussi la première porte d’entrée ou le premier employeur de plusieurs témoins interviewés dans l’ouvrage ; les démarches de regroupement des premiers professionnels et la mise sur pied de l’Ordre des urbanistes du Québec et de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal ; l’Exposition universelle de 1967 et l’opportunité unique que celle-ci a constitué pour les aménagistes de l’époque par l’effervescence technique et intellectuelle qu’elle a favorisée ; le travail de l’équipe multidisciplinaire de la Ville de Montréal ayant travaillé à la rédaction du rapport Montréal Horizon 2000 ; le traitement de la dimension socioéconomique du développement comme élément constitutif de l’urbanisme ; l’usage de la Loi sur les biens culturels pour préserver la culture et le patrimoine identitaire ; le travail de représentation effectué pour que la législation touchant à l’aménagement du territoire soit bonifiée ainsi que les impacts de cette législation modifiée (Loi sur les cités et villes, Loi sur la protection du territoire agricole, Loi la qualité de l’environnement et Loi sur l’aménagement et l’urbanisme) ; le travail de sensibilisation et de vulgarisation effectué auprès de la population et des élus pour que l’urbanisme soit reconnu et compris et qu’il soit adapté à la réalité québécoise ; et l’évolution de la discipline suite à la création du baccalauréat en urbanisme ainsi que la discorde entre les membres de l’Ordre des urbanistes du Québec à ce sujet.
Ce livre rencontre l’ambition d’André Boisvert de dresser des bases intéressantes pour que soit éventuellement entreprise la tâche d’écrire l’histoire de l’urbanisme au Québec. Même si certains témoignages peuvent paraître anecdotiques, on doit reconnaître que l’ensemble de l’ouvrage permet au lecteur, dans un premier temps, de mettre en perspective le contexte de projets d’aménagement dont il est aujourd’hui difficile de mesurer l’ampleur et, dans un deuxième temps, de relativiser, grâce au regard des experts, la légitimité des structures administratives et des lois-cadres aujourd’hui en vigueur. Sa richesse réside en fait dans la diversité des expériences et des opinions des pionniers interviewés.