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L’initiative de Lucie K. Morisset de rassembler dans un seul ouvrage certains textes parmi les plus importants d’André Corboz doit être saluée. L’ouvrage offre des qualités qui à la fois répondront aux attentes des chercheurs et feront le bonheur des passionnés d’architecture et d’urbanisme. Plaisir de lire et rigueur d’analyse sont ici intrinsèquement liés.
Avec un esprit agile et une plume élégante, Corboz, historien de l’architecture et de l’urbanisme accompli, offre des réflexions profondes sur nos façons d’appréhender et de concevoir les formes bâties. Ses riches études ouvrent sur des questions fondamentales qu’il aborde de front avec une rigueur exemplaire. Si elles rejoignent d’emblée les historiens, elles ne s’y limitent pas, bien au contraire. Elles trouvent écho chez tous ceux, universitaires et praticiens, chercheurs et penseurs interpellés par l’aménagement, et ce, toutes disciplines confondues. Ici, le regard de l’histoire contribue à mieux comprendre l’articulation des savoirs et des pratiques : la mise en évidence de rapports entre penser et faire l’architecture et la ville, à un moment donné de l’histoire d’une communauté, constitue une étape cruciale dans le développement d’une réflexivité, notamment en cours d’action, et d’une rigueur scientifique.
De plus, alors qu’il cherche à mieux saisir ce que ces formes révèlent des rapports entre l’humain et la culture, les façons mêmes de les étudier retiennent aussi son attention. Tenant de l’approche critique, inscrit dans une perspective phénoménologique affirmée, André Corboz propose des analyses qui participent d’une réflexion épistémologique qui demeure d’une actualité percutante.
Les textes choisis rappellent tous l’importance de la réflexion théorique et la fécondité de la démarche de recherche ample et souple qu’elle appelle, voire qu’elle exige. Ceci a une résonnance toute particulière à une époque où les impératifs de l’économie du savoir et de l’efficience ajoutent encore plus à l’attrait des méthodes de recherche positives et strictement codifiées.
Cette démarche, qu’André Corboz appelle sa « dérive de chercheur », tire parti d’explorations sur les chemins de travers aux destinations inconnues et a priori improbables. Empreintes de poésie et de créativité, ces explorations, lorsqu’associées à la rigueur de l’analyse critique, permettent de dévoiler une intuition, de la développer et d’esquisser ainsi la conceptualisation de phénomènes nouveaux. Ou encore, comme le montrent plusieurs des textes de l’ouvrage, s’agit-il, bien souvent, de revisiter ceux pris pour acquis et en découvrir des ramifications insoupçonnées, pour oser penser le non pensé. Pour reprendre les termes clairs de l’introduction, cette ampleur de la démarche vise à :
dévoiler la richesse du sens urbain, plus encore en démontrer, non pas l’adéquation à un modèle théorique, mais la particularisation et l’originalité, [qui] appellent une posture méthodologique adaptable à la complexité des problèmes – qui parfois, ainsi, “se dilatent de façon inattendue”, écrit le chercheur – et mesurable à l’intérêt des solutions qu’elles engendrent. Voilà pourquoi il importe que l’oeuvre d’André Corboz soit mieux connue : parce qu’il nous apprend à apprendre le sens des choses.
p. XIV
Tant la structure de l’ouvrage que les textes liminaires servent cet objectif. Une introduction, composée de deux textes qui reprennent en quelque sorte les deux faces de la réflexion corbozéenne, va dans le sens de la perspective phénoménologique annoncée et l’assume ainsi. Un premier texte signé par Lucie K. Morisset est résolument plus théorique et tient d’une préface plutôt musclée. Puis, un entretien conduit par Thierry Paquot permet de faire connaissance avec André Corboz et déjà cerner sa démarche. Empruntant à la biographie et adoptant un ton plus sensible, le penseur chercheur y raconte avec candeur comment, au fil d’un cheminement nourrit de découvertes imprévues, sources de nouveaux intérêts et questionnements, il est devenu historien. Aussi, non seulement y présente-t-il certaines de ses positions, mais les commente, les discute. Une postface signée Paola Vigano, par l’entremise d’un parallèle avec la notion de « connoisseur » qui désigne au XVIIIe siècle un chercheur « indiscipliné » mué par une curiosité insatiable, fait ressortir la portée de l’érudition d’un André Corboz. Garante d’une grande rigueur, cette érudition permet le déploiement d’une démarche nécessairement libre et en assure, par la force des choses, la fécondité.
Les textes sont regroupés dans quatre parties qui chacune mettent en évidence un aspect clé de la pensée de Corboz et selon une gradation du général au particulier, du fondamental et du symbolique à ses incarnations pour ainsi dire. La première partie présente deux textes fondateurs de la pensée de Corboz, dont une charge en règle contre le positivisme. Puis, les trois autres parties offrent des analyses comme telles. La deuxième partie porte de façon prédominante sur les rapports dynamiques entre la conception de la ville et les représentations que nous nous en faisons; la troisième s’intéresse plus particulièrement aux formes urbaines produites et présente plusieurs exemples québécois; enfin, la quatrième aborde les enjeux contemporains de la ville et de son devenir à la lumière du patrimoine, fil rouge dans le redéploiement/réinterprétation d’une culture matérielle héritée.
Au fur et à mesure de la lecture, lorsque celle-ci est effectuée dans l’ordre proposé, le lecteur est à même de cerner les multiples ramifications des analyses, les différents niveaux de sens de la réflexion de Corboz. De la sorte, le parti annoncé de Lucie K. Morisset d’organiser l’ouvrage à la façon d’une démonstration porte ses fruits. Aussi, la préface que celle-ci signe, mérite qu’on s’y arrête un peu, car non seulement donne-t-elle le ton à l’ouvrage, mais surtout situe dans le contexte actuel de la recherche l’apport de Corboz afin d’en montrer le retentissement.
Titrée « Prolégomènes », elle prépare bien le lecteur à la nature des textes choisis et aux différents aspects qu’ils éclairent simultanément, et ce, bien qu’elle soit rédigée pour un public avisé et somme toute rompu aux questions épistémologiques. En effet, réflexions théoriques et analyses de cas sont dans tous les textes intimement liées, bien qu’elles puissent avoir différents poids. Le choix et le sens de la démonstration visée sont clairement justifiés : il s’agit de montrer les mérites du cheminement du chercheur corbozéen, comme on y réfère dans l’introduction, qui articule avec originalité lecture phénoménologique et historique. Qui plus est, bien que de façon implicite, on y remarque l’actualité des problématiques abordées par Corboz, particulièrement sa critique des méthodes positives qui demeurent dominantes dans les urban studies. Par ailleurs, l’emploi du terme urban studies ne semble pas innocent en ce qu’il évoque la critique d’une pratique de la science en général et des disciplines reliées à l’urbain en particulier, largement inspirée d’un modèle mettant en avant plan l’empirie et la collecte de données; et où ces dernières sont pratiquement autonomisées en conséquence d’une subordination voire une dissociation de la théorie.
Indéniablement érudit, cet ouvrage appelle une lecture soutenue, à la fois active et méditative qui ne va pas de soi. En revanche, il réserve une grande satisfaction : celle de voir autrement ce que l’on croyait savoir, et qui sait, peut-être le courage d’oser penser le non pensé.