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Depuis près d’une vingtaine d’années, l’Archéologie du littéraire au Québec 1760–1840 (ALAQ), regroupée autour de Bernard Andrès, s’attache à révéler les textes du 18e siècle canadien. Paraît aujourd’hui une oeuvre qui est un point de référence et un point d’orgue dans le domaine de l’histoire littéraire et culturelle de la période. Fondée en juin 1778 par l’imprimeur Fleury Mesplet et bientôt aidé par l’avocat Valentin Jautard, la Gazette littéraire de Montréal est le second périodique qui voit le jour dans la Province de Québec après The Quebec Gazette/La Gazette de Québec. Contrairement à la Gazette de Québec, celle de Montréal relève davantage de la pensée des Lumières. En 1715, Mme de Lambert affirme que philosopher est synonyme de « rendre à la raison toute sa dignité et la faire entrer dans ses droits : c’est secouer le joug de la tradition et de l’autorité ». Kant, quelques années plus tard (1784), spécifie dans son célèbre Qu’est-ce que les Lumières que « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières» (Kant, Qu’est-ce que les lumières, 2006 :3).
La Gazette littéraire de Montréal s’insère dans la mouvance des Lumières. Si Marcel Trudel (1945) et Jean-Paul de Lagrave (1993) ont bien montré la lente progression des idées des Lumières au Canada, il reste de larges pans de cette histoire qui demeurent dans l’ombre, notamment celui des sources que l’historien peut appeler au tribunal de l’histoire pour analyser et comprendre. Souvent considérée comme une période de tâtonnement pour l’émergence de l’opinion publique ou encore pour une littérature typiquement canadienne, la seconde moitié du 18e siècle canadien est cruciale pour la formation d’une élite intellectuelle. La publication que constitue la Gazette littéraire montre toute la richesse qui se déploie dans une province fortement agitée par les troubles révolutionnaires américains. Il convient de remettre un peu les choses en contexte pour mieux évaluer la pertinence de la présente publication.
Un homme est au coeur du projet : Fleury Mesplet, imprimeur d’origine marseillaise qui a appris le métier à Lyon. Il émigre à Londres en 1773, peut être rejoint-il les écrivaillons de Grub Street (Darnton, 2010) qui se font un plaisir de railler la couronne française à cette époque. Il quitte les bords de la Tamise un an plus tard et se retrouve à Philadelphie, où il travaille pour le Congrès continental. Il imprime notamment les versions françaises des trois lettres adressées aux « habitants de la province de Québec » publiées entre 1774 et 1776. Le 18 mars 1776, Mesplet quitte les États-Unis d’Amérique pour Montréal et, malgré la débâcle de Montgomery et les assauts ratés des forces militaires du Congrès, il décide de demeurer à Montréal. Après un court séjour en prison pour avoir pactisé avec les rebelles américains, il demande à Guy Carleton, gouverneur de la province, l’autorisation de publier un journal. Le proche collaborateur de Mesplet, Valentin Jautard arrive à Montréal en 1768 et exerce le métier de notaire. En 1775, lui aussi suit les troupes du Général Montgomery et signe une lettre au nom des « habitants des trois faubourgs de Montréal ». Il occupera le titre de rédacteur de la Gazette. Si les deux hommes semblent gagnés à la cause américaine, ils comprennent rapidement que les Lumières du public peuvent également être introduites par la force de l’esprit. Le 3 juin 1778 le premier numéro est imprimé et porte le titre : Gazette du Commerce et Littéraire Pour la Ville et District de Montréal.
Les péripéties pour la survie du journal sont multiples et forcent l’admiration. L’arrivée du Gouverneur Haldimand entraînera un bras de fer continuel entre lui et les animateurs du journal (Mesplet et Jautard) qui aura des conséquences funestes pour ces derniers. La Gazette est interdite en 1779, le dernier numéro, daté du 2 juin. On reproche à Mesplet et Jautard d’être intervenus dans des domaines qu’ils s’étaient promis de ne jamais traiter : la politique et la justice. Haldimand décide de faire des exemples des deux hommes de lettres, ils resteront en prison plus de trois ans sans jamais être informés des raisons de leur arrestation.
L’édition que propose aujourd’hui Nova Doyon, qui livre une riche et intelligente introduction, accompagnée des notes de Jacques Cotham et Pierre Hébert donne toute la mesure de cette oeuvre qui éclaire les débats intellectuels dans le Québec du 18e siècle. Une question demeure cependant, question à laquelle s’est frottée plusieurs littéraires et que Nova Doyon traite savamment : Est-ce que la Gazette littéraire est une oeuvre de fiction ? En d’autres termes, est-ce que les articles ont été en majeure partie écrits par Jautard ? À la lumière des informations données et des recherches réalisées en archives, il semble que plusieurs articles sont de sa plume. Est-ce que ce fait diminue la portée ou l’importance l’oeuvre ? Absolument pas. Cette pratique, commune dans l’Europe des Lumières, montre qu’il y a bien une volonté de « briser les chaines qui tenoient notre raison sous le joug honteux de l’ignorance ! Vous en déchirerez le voile obscur, nous allons jouir de la lumière (p. 375)», idée qui ne va pas sans rappeler celle de Mme de Lambert.
Il est donc de circonstance de considérer cette oeuvre comme un « journal littéraire dans l’esprit des Lumières », pour reprendre le titre de l’introduction de Nova Doyon. L’édition in extenso de la totalité des numéros du journal, chose rare pour un périodique, fait apprécier toute la finesse d’esprit et la culture littéraire d’un groupe d’hommes avides de susciter les débats. Cette publication doit constituer une plate-forme pour réinterpréter cette période en fonction d’un éventail de sources qui sont de plus en plus nombreuses.