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C’est un peu à la manière de ses Bruxellois photographiés au tournant du 20e siècle en pleine « flânerie » le long des boulevards centraux de la ville (p. 57) que l’on parcourt cet ouvrage de belle facture. Accessible, soigneusement documenté et richement illustré, il constitue le catalogue d’une exposition présentée à l’hiver 2008 par la Région de Bruxelles-Capitale aux Halles Saint-Géry, un ancien marché en plein coeur historique de la ville, voué à la démolition après sa fermeture dans les années 1970 et depuis reconverti en centre culturel et récréatif. Le géographe Christian Dessouroux, appuyé par une équipe de chercheurs affiliés à l’Université Libre de Bruxelles ou encore à l’administration régionale, trace de manière synthétique et critique les « partages » et les « disputes » ayant façonné l’urbanisme bruxellois, et situe dans leur contexte historique les défis auxquels fait face la ville d’aujourd’hui.

Dès le premier regard, on constate que le livre est une réussite sur le plan visuel, en donnant au lecteur l’impression de retrouver l’exposition sur la page. Chacun des 44 « tableaux-étapes » aborde en trois ou quatre paragraphes clairs et succincts un aspect de l’évolution urbanistique de Bruxelles, avant de faire place à une iconographie belle et variée, composée de photographies d’époque et d’aujourd’hui (dont plusieurs prises du ciel), de diverses représentations artistiques, et d’une multitude de cartes et plans, tantôt tirés des archives, tantôt à la fine pointe des techniques cartographiques actuelles. En superposant des données topographiques, économiques, ou socioculturelles sur le tracé de la ville, ces cartes permettent de voir clairement comment s’enchevêtre une multitude de réalités et d’enjeux sur l’espace urbain, dont l’étendue du réseau hydrographique, la distribution des logements ouvriers et bourgeois, ou encore l’implantation des différentes activités économiques. Deux cartes jumelées, représentant les « logiques résidentielles des différentes populations étrangères » à l’aide de marques oranges variantes en intensité, illustrent particulièrement bien les possibilités analytiques de tels outils (p130). L’une montre la forte concentration des communautés d’origines marocaine et turque dans les anciens quartiers ouvriers du nord et de l’ouest de l’agglomération, tandis que l’autre, en un miroir frappant de la première, situe les Allemands, les Français et les Britanniques presque exclusivement dans les secteurs nantis et aérées du sud-est.

Si on peut s’interroger sur le choix de catégoriser comme « étrangers » (par rapport à la société dite « belge ») des populations établies dans la capitale depuis parfois plus de 50 ans, force est de constater que les Bruxellois eux-mêmes sont plutôt absents de cet ouvrage, mis à part quelques individus évoqués pour leur contribution à l’urbanisme ou rencontrés au détour d’une photo ancienne. L’accent est avant tout sur l’espace urbain, et la société bruxelloise n’intervient que lorsqu’elle est en relation avec celui-ci. Un prologue évoque rapidement les périodes médiévale et moderne afin de mettre la table pour l’époque contemporaine et les bouleversements urbanistiques qui surviendront à partir du moment où Bruxelles est désignée capitale d’un nouvel état, fragile est précaire, mais dont les dirigeants sont soucieux d’afficher la viabilité par le biais d’imposants monuments et travaux publics.

Comme le montre le premier chapitre, la ville se redessine et se modernise au rythme d’une industrialisation fulgurante, ce qui contraindra les populations ouvrières à se loger dans des conditions pénibles, et des ambitions de l’administration municipale et du roi Léopold II. Cependant, l’aventure coloniale africaine du souverain, dont les profits financeront cette politique de grandeur, reste sous silence. La construction d’une jonction ferroviaire souterraine signale la volonté de Bruxelles de se placer au coeur de dynamiques économiques et politiques internationales, un chantier dont les retombées bousculent le centre de la ville est ses quartiers populaires durant les cinq premières décennies du 20e siècle. Cette internationalisation s’intensifiera après le passage remarqué de l’Expo 1958 sur le plateau du Heysel, et avec la consolidation de Bruxelles comme siège des institutions d’une Union Européenne en perpétuelle croissance. Ces étapes mènent une fois de plus à la reconfiguration de pans importants de la ville, mais le tout-à-l’auto et le dédain pour les références au passé laisseront des cicatrices profondes qui mobiliseront d’ailleurs le milieu associatif. Le quatrième et dernier chapitre situe Bruxelles dans son actuel découpage administratif, comme région à part entière de la Belgique. Cette refonte administrative a jusqu’ici permis le retour d’une politique urbaine plus « volontariste », destinée à stopper l’exode de la population tout en redynamisant les quartiers centraux (p 133).

Du « schieven architekt », l’architecte « tordu » responsable du colossal et écrasant Palais de Justice construit entre 1866 et 1883 (p 58), au péjoratif terme de « bruxellisation » pour désigner une politique d’urbanisme d’après-guerre qui « s’apparente à la quintessence du libéralisme sans entrave » (p 114), la ville possède son propre vocabulaire pour dénoncer les écarts en matière d’urbanisme. Tout en présentant les importantes réalisations ayant marqué Bruxelles à travers son histoire récente, l’auteur n’hésite donc pas à souligner les inégalités sociales et la dégradation de l’environnement provoquées par des décideurs qui, de tout temps, se sont voulus visionnaires. Si Dessouroux choisit d’éviter presque entièrement le terrain glissant des relations communautaires et linguistiques, pourtant omniprésentes en Belgique, il affiche néanmoins la volonté de concevoir Bruxelles au-delà des strictes frontières administratives. L’ouvrage tient compte autant de « l’agglomération morphologique » que de son « aire urbaine fonctionnelle », lesquelles dépassent largement les lignes régionales, souvent perçues comme un carcan, imposé de manière hostile, à la ville francophone.

En somme, si cet ouvrage reprend les grandes lignes de l’histoire de l’urbanisme à Bruxelles, la qualité de la synthèse et l’utilisation à la fois généreuse et judicieuse d’éléments visuels en font une réelle contribution au domaine. Comme le note l’historien Jean Puissant en préface, ce livre sera apprécié autant par les spécialistes que par un public plus large, connaissant ou non la ville. Un DVD joint au livre en agrémente la lecture, et permet de constater l’évolution et la destruction subies sur un demi-siècle en comparant des photographies aériennes de 1953 et 2004.