Le livre Rome ville technique (1870–1925) de Denis Bocquet nous offre un bel exemple d’une analyse d’un objet technique, les égouts romains, perçu comme un enjeu éminemment politique. Cette étude de 440 pages, très bien documentée, basée sur des archives souvent inédites, propose, en effet, d’expliquer l’histoire du chantier du Tibre, tout comme celle de la mise en oeuvre du réseau intégré d’égouts, en les rapportant aux divers changements politiques et institutionnels qu’ont connus l’Italie et la Ville sainte au cours d’une période cruciale de leur histoire. C’est là un angle d’analyse qui, sans adopter entièrement les approches des constructivistes de la sociologie des sciences et des techniques anglo-saxonne, s’en approche, ne serait-ce qu’en privilégiant les conditions sociales (surtout politiques devrait-on dire dans ce cas-ci) pour rendre compte du développement d’un objet technique. Cette histoire sociopolitique « des institutions et de la décision, autour des enjeux de modernisation technique » que représentent la canalisation du cours du Tibre et la construction des grands égouts collecteurs commence par un long survol (trois chapitres) de l’histoire politique de l’Italie en général et de Rome en particulier. Il faut attendre la page 105 avant d’entrer dans le vif du sujet, soit l’analyse des rapports entre les institutions politiques (locales, nationales et vaticanes) et les prises de décision au sujet de la modernisation de certaines infrastructures urbaines au début des années 1870. S’ensuivent alors six chapitres qui retracent les luttent mettant aux prises garibaldiens, socialistes, conservateurs catholiques, ministères nationaux, comités municipaux…, dont les enjeux sont non seulement de déterminer le nouveau tracé du cours du Tibre, d’imposer un projet spécifique d’égouts collecteurs et de préserver ou d’éliminer certains sites archéologiques de la Ville éternelle, mais surtout de délimiter les différentes sphères de compétences ou d’influence des institutions impliquées dans la modernisation du territoire urbain. Un dernier chapitre cerne l’apport particulier d’une histoire sociale (politique?) de grands projets techniques à l’aune d’une historiographie romaine qui a fait peu de cas des rapports liant les décisions techniques au contexte sociopolitique dans lesquelles elles ont été prises. D’entrée de jeu, saluons cette remarquable étude de cas que nous offre l’auteur. Les grands collecteurs, si essentiels à la vie en milieu urbain, mais bien souvent oubliés parce qu’invisibles aux yeux de ceux qui ne pourraient pourtant pas s’en passer, ne constituent pas un objet prisé par les historiens (du moins jusqu’à récemment). Or, l’auteur nous en livre une histoire qui, contrairement à bien des études qui ne s’attardent qu’aux aspects financiers, techniques ou sociaux (crainte des inondations et des épidémies), intègre cet objet technique au contexte beaucoup plus large des grands bouleversements sociopolitiques de l’émergence de l’Italie moderne. Il n’en demeure pas moins que le spécialiste de l’histoire urbaine restera un peu sur sa faim après avoir refermé ce livre. À trop vouloir rapporter toutes décisions à une question d’enjeu institutionnel, on oublie que le politique se heurte quelquefois à des contraintes techniques, à des théories scientifiques qui commandent certaines visions du monde, à des populations qui ont leur mot à dire, autant d’éléments dont il est peu ou pas question dans l’étude de Bocquet. Ce dernier, en n’ouvrant presque jamais cette boîte noire qu’est l’argument scientifique ou technique, interdit de déterminer le poids relatif du politique et celui, comme dirait Bourdieu, de la force de l’idée vraie. Prenons à titre d’exemple (on pourrait les multiplier) l’épisode des débats du milieu des années 1870 autour du projet de Rullier de déviation du Tibre (p 158–167). Le projet meurt au feuilleton, nous apprend l’historien, car l’ingénieur français n’avait « aucune chance ». Il n’a pas compris que « la …
Bocquet, Denis. Rome ville technique (1870–1925). Une modernisation conflictuelle de l’espace urbain. Rome, École française de Rome, 2007, 440 p.[Record]
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Robert Gagnon
Université du Québec à Montréal et Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST)