Abstracts
Résumé
Cet article propose une analyse génétique de la traduction française du roman Tristano muore d’Antonio Tabucchi par Bernard Comment en se fondant sur l’étude des tapuscrits et jeux d’épreuves du texte italien à partir desquels le traducteur a travaillé, ainsi que sur le riche dossier génétique de cette traduction. On montrera, d’une part, que la longue gestation du texte italien, observable sur un grand nombre de documents, a eu un impact notable sur le texte traduit. On analysera, d’autre part, le processus de réflexion et d’écriture du traducteur pour résoudre l’une des principales difficultés du texte – l’intertextualité.
Mots-clés :
- génétique textuelle,
- génétique des traductions,
- processus de traduction,
- littérature italienne,
- Antonio Tabucchi
Abstract
This paper presents a genetic analysis of the French translation of Antonio Tabucchi’s novel Tristano muore by Bernard Comment. The analysis is based on the study of the Italian text typescripts and proofs from which the translator worked, as well as on the translation’s rich genetic archives. In the first section, we will show that the lengthy gestation of the Italian text, manifest in a number of archival documents, had an impact on the translation; in the second section, we will shed light on the translator’s thinking and writing processes regarding one of the source text’s most difficult challenges, namely its extensive intertextuality.
Keywords:
- genetic criticism,
- genetic translation studies,
- translation process,
- Italian literature,
- Antonio Tabucchi
Article body
Tabucchi, Notturno indiano [Nocturne indien], p. 611Frugo in vecchi archivi, cerco […]
cose inghiottite dal tempo.
[Je fouille dans de vieilles archives, je cherche […]
des choses englouties par le temps.]
Introduction
L’oeuvre d’Antonio Tabucchi, « le plus européen des écrivains italiens » (Anon., 2012), a été traduite dans plus d’une trentaine de langues (Wren-Owens, 2018, pp. 29-30) et a récemment fait l’objet d’une étude notamment consacrée à ses traductions (Rimini, 2022). Ce dernier ouvrage, qui met en regard l’oeuvre traduite de Tabucchi et celle de Calvino, vise principalement à donner voix aux traducteurs et traductrices de ces oeuvres plurilingues. Dans une approche pluridisciplinaire, il n’aborde toutefois ni la dimension collaborative des traductions françaises, ni l’analyse génétique de celles-ci, ni encore l’enjeu des dimensions orales et intertextuelles de l’oeuvre tabucchienne dans le processus de traduction. Le présent article propose de s’intéresser aussi à ces problématiques dans la traduction française.
Dispersées géographiquement entre la France, l’Italie et le Portugal, les archives de Tabucchi contiennent une centaine de carnets manuscrits (de Lancastre, 2017, p. 35). Plusieurs d’entre eux donnent à voir la genèse de Tristano muore, publié en 2004 à la fois en Italie et en France. Récompensé par le prix Méditerranée Étranger en 2005, Tristano muore est un roman-monologue de 176 pages, l’un des plus traduits de Tabucchi (Rimini, 2022, p. 10). Outre un style oral qui vise à reproduire le discours de son personnage éponyme, il se distingue par une forte dimension intertextuelle. Ce sont en effet des morceaux d’oeuvres que Tristano assemble dans son discours pour alimenter ses réflexions et nourrir le sens du récit de sa vie, intégrant des extraits sans marqueurs de citation.
En plus des carnets de la prime genèse auxquels nous n’avons pas eu accès, une autre trace de l’écriture de cette oeuvre est conservée dans un quatrième pays, la Suisse, où se trouvent les archives de son traducteur et ami Bernard Comment. Les tapuscrits et épreuves du texte italien donnent à voir le texte en mouvement à partir duquel le traducteur a travaillé. De fait, les dernières phases d’écriture et de correction du texte italien par Tabucchi se superposent aux premières phases de traductions de Comment. De tels documents font partie du riche dossier génétique de Tristano muore, que nous avons reconstitué pour l’analyse génétique de la traduction. Cet article propose une étude en deux temps du processus de traduction de ce roman par Comment : nous verrons d’abord de quelle manière le statut inachevé du texte italien transparaît dans la traduction française, puis, grâce à une analyse génétique micro-textuelle de deux extraits, nous nous pencherons sur la manière dont le traducteur a affronté l’intertextualité constitutive du roman.
1. Les traductions françaises de l’oeuvre d’Antonio Tabucchi
Le lectorat francophone découvre Antonio Tabucchi en 1987. La maison d’édition parisienne Christian Bourgois, qui se distingue alors par son très riche catalogue de littérature étrangère, le publie en optant pour une ambitieuse stratégie éditoriale : trois ouvrages de l’auteur italien seront imprimés la même année. Tabucchi obtient le prix Médicis de littérature étrangère pour l’un d’entre eux, Nocturne indien, traduit par Lise Chapuis. Celle-ci signera une grande partie des traductions françaises de ses oeuvres de fiction, parallèlement à d’autres traducteurs. Quelques années après, Tabucchi fait la connaissance de Bernard Comment à l’université de Pise où ils enseignent tous les deux (Sulser, 2012). Un lien intellectuel et amical s’étant tissé entre les deux hommes, Tabucchi demande à Comment de traduire son roman Sogni di sogni [Rêves de rêves] en 1992. Mais le projet qui fonde véritablement leur collaboration est la retraduction pré-éditoriale du roman Requiem. Uma alucinação [Requiem. Une hallucination], écrit en portugais, dont la première traduction française n’avait guère enthousiasmé l’éditeur français (Comment, 2022, p. 25). Après cette traduction à quatre mains, Comment se charge de la traduction de la quasi-totalité des nouveaux ouvrages de l’auteur. Enfin, fait emblématique de sa popularité grandissante en France, Tabucchi signe un contrat avec les éditions Gallimard, qui commenceront par publier Tristano meurt. Toute son oeuvre fictionnelle ou presque sera rééditée dans cette maison d’édition, ce qui entraînera une foule de corrections et des retraductions.
2. Tristano muore
2.1 Trame et particularités stylistiques
Tristano muore met en scène un ancien héros de la Résistance qui, mourant de la gangrène, a convoqué à son chevet un jeune écrivain – personnage silencieux tout au long du roman – pour lui faire le récit de sa vie et ainsi rectifier ce qui a déjà été écrit à son sujet. Le projet est complexe puisqu’il s’agit de raconter une vie avec ses incohérences, ses oublis, en tenant compte des distorsions de la mémoire dues à la morphine. La dimension méta-narrative y est omniprésente. La frontière entre fiction et réalité est parfois difficile à déterminer en raison des nombreuses métaphores, des hallucinations et de l’ambiguïté qu’entraîne le recours aux multiples surnoms donnés aux personnages convoqués dans le discours – la pratique est courante chez Tabucchi (Surdich, 2014, p. 217). En même temps que Tristano raconte, la vieille gouvernante allemande (surnommée la Frau) qui partage son quotidien lui donne sa dose quotidienne de morphine pour soulager sa douleur. Tous les dimanches, elle lui lit des poèmes auxquels le personnage éponyme fait régulièrement référence. Particularité stylistique de l’auteur italien, et du mouvement postmoderniste auquel le rattachent nombre de critiques (Abbrugiati, 2011, p. 5; Napoli, 2013, p. 20) : le roman présente une forte dimension intertextuelle. Le traducteur espagnol de Tabucchi qualifie d’ailleurs son style de « vampirisme littéraire » (Tabucchi, 2022, p. 155).
Le récit de Tristano nous mène d’abord en Grèce, pays qu’il est contraint de quitter après avoir rejoint la résistance grecque, assassiné un soldat allemand, puis être tombé amoureux d’une jeune femme nommée Daphné. De retour en Italie, il participe à la lutte pour la libération et devient un héros national en tuant des soldats nazis qui viennent d’assassiner un commandant de la résistance. Cet épisode est récurrent dans le discours de Tristano, car il est révélateur de l’envers de la réalité officielle et amène le vieil homme à questionner les véritables motivations de son geste.
Sur le plan formel, Tristano muore est un long flux de conscience, mêlant style oral[1] et style écrit. Rédigé au discours direct libre, le texte contient aussi des passages de narration au sein du discours, repérables à des marqueurs textuels comme l’emploi de temps du passé et l’usage de la troisième personne. On trouve donc une alternance entre le présent de la fiction, lorsque Tristano parle de lui à la première personne du singulier et interpelle son interlocuteur par des questions ou des exclamations, et les passages narrés où il raconte sa vie passée à la troisième personne du singulier ou en se désignant par son prénom. De plus, la ponctuation est marquée par un emploi récurrent des points de suspension qui saccadent le rythme du discours. La temporalité n’est pas linéaire, puisque le lecteur suit le fil des pensées du personnage, qui se perd parfois dans de longues digressions à travers des prolepses et des analepses, ou dans des réflexions métalittéraires où se glissent des références diverses à des penseurs, des philosophes, des écrivains. Le ton de Tristano est aussi souvent mordant et sarcastique envers l’écrivain. Il cherche à le provoquer et à susciter son questionnement non seulement sur son rôle d’intellectuel, mais aussi plus largement sur ce qu’est devenue l’Italie en ce début du nouveau millénaire.
2.2 Genèse
Alors que Tabucchi rédigeait Tristano muore, deux étudiants ont voulu documenter son travail de création. Leur film, intitulé Tristano e Tabucchi, s’ouvre sur la voix de l’auteur cherchant à raconter un livre encore hypothétique. L’écrivain apparaît face caméra devant une pile de carnets de toutes tailles et commente ce à quoi ressemble alors son roman : « ho preso degli appunti, ma sono appunti frettolosi » [j’ai pris des notes, mais ce sont des notes hâtives[2]]. Constitué d’un ensemble de notes réparties entre une dizaine de carnets, de passages dictés (Teroni, 2013, p. 193) et de jeux d’épreuves corrigés à plusieurs reprises, Tristano muore est une oeuvre dont l’écriture s’est échelonnée sur douze ans. Avant qu’il ne devienne un livre à part entière, un fragment du texte est même utilisé dans le recueil épistolaire Si sta facendo sempre più tardi [Il se fait tard, de plus en plus tard] (2001). L’auteur précise à ce sujet : « la lettera nella lettera, intitolata Lettera al vento, l’ho sottratta a un mio romanzo che non ho ancora scritto. Se un giorno lo scriverò gliela restituirò. [la lettre dans la lettre, intitulée « Lettre au vent », je l’ai soustraite à un roman que je n’ai pas encore écrit. Si je l’écris un jour, je la lui rendrai.] » (2019, p. 192) Ainsi, pendant longtemps, Tristano muore restera un livre en construction.
Si ces carnets se trouvent encore au domicile privé de Tabucchi à Lisbonne (de Lancastre, 2017, p. 35), une autre partie du dossier génétique du roman est disponible dans le fonds Comment, aux Archives littéraires suisses (ALS)[3], à Berne. On y trouve le texte que Tabucchi envoyait à son traducteur au fur et à mesure de sa finalisation. L’auteur, en effet, est revenu à plusieurs reprises sur son texte : des paragraphes sont ajoutés, d’autres sont permutés et l’on constate un grand nombre de corrections relevant de l’orthographe, de la typographie ou de changements stylistiques. Ces modifications ne sont pas linéaires, et certains remaniements apportés aux jeux d’épreuves n’ont pas été pris en compte dans la version finale du texte publiée chez Feltrinelli. Le fonds Comment conserve six documents de la genèse de Tristano muore : un tapuscrit annoté par le traducteur et cinq photocopies d’épreuves dactylographiées. Les trois premiers jeux d’épreuves sont identiques et comportent les mêmes corrections effectuées par l’auteur. Le quatrième jeu comporte les mêmes modifications autographes que les jeux 2 et 3 avec des annotations hétérographes du traducteur. Enfin, le cinquième jeu comporte des annotations autographes qui diffèrent parfois de celles que l’on peut relever sur les quatre autres jeux d’épreuves, ainsi que des annotations du traducteur.
Pour cet article, nous ferons référence au premier tapuscrit du texte italien (T1TI), au quatrième jeu (E4TI) et au cinquième jeu d’épreuves du texte italien (E5TI). Les interventions hétérographes du traducteur, observables sur ces archives, donnent à voir des traces de la phase de recherche pré-rédactionnelle et les premières étapes de la phase rédactionnelle (Lebrave, 2009, p. 18) de la traduction.
3. Tristano meurt : genèse
3.1 Le fonds Bernard Comment
Le fonds Bernard Comment est avant tout un fonds d’auteur, qui comporte une section « traduction » entièrement consacrée aux oeuvres de Tabucchi. Comment est un professionnel polyvalent du monde littéraire. Originaire de Suisse, il est universitaire, chroniqueur, auteur, puis directeur de collection aux éditions du Seuil à partir de 2005. Devenu traducteur d’Antonio Tabucchi en 1992, il ne traduira par la suite aucun autre auteur[4], et les carrières littéraires des deux hommes se croiseront à plusieurs reprises autour de projets qui n’ont pas trait exclusivement à la traduction.
Remarquons que ce type de fonds de traduction n’est pas rare : bien des études de cas en génétique des traductions se fondent sur des archives conservées dans des institutions grâce à la renommée du traducteur ou de la traductrice[5]. D’un point de vue archivistique, la profession témoigne encore d’un certain biais de représentativité, s’intéressant avant tout à l’élite de la profession (Pickford, 2021, p. 31). De plus, notre cas d’étude s’inscrit dans la lignée de recherches concernant des traducteurs déjà visibilisés, soit en raison de leur double profession d’auteur-traducteur, soit par leur qualité d’autotraducteur, comme Samuel Beckett (Sardin, 2002; Van Hulle, 2015), soit par leur réputation de « grands traducteurs », tels que Maurice Coindreau ou Elmar Tophoven (Arber, 2020; Cordingley, 2020; Arber et Tophoven, 2021; Hersant, 2021).
Le fonds de l’auteur-traducteur Comment comporte ainsi principalement des documents génétiques relatifs à des romans, des recueils de nouvelles, des essais, des articles de journaux et des scénarios de film. La section consacrée aux traductions contient quant à elle des tapuscrits, des épreuves, des correspondances, des coupures de presse et des articles sur l’oeuvre de Tabucchi. On y trouve des dossiers concernant six de ses oeuvres, ainsi que des documents annexes liés à des activités éditoriales tels que les travaux de relecture et de correction de Comment sur certains ouvrages réédités.
3.2 Le dossier génétique de Tristano meurt
Tristano meurt est le titre le mieux représenté dans le fonds, et c’est à partir de ces documents d’archive que nous avons constitué notre dossier génétique. Celui-ci comprend les versions du texte italien sur lesquelles Comment a travaillé et que nous avons déjà mentionnées, puisque la genèse de Tristano meurt se confond avec celle de Tristano muore à la fin de l’écriture du roman. De fait, les traces hétérographes que l’on observe sur les tapuscrits et épreuves du texte italien témoignent du processus de recherche du traducteur, ainsi que des premières options de traduction sur des segments ayant sans doute représenté une difficulté. Le dossier génétique contient aussi un tapuscrit partiel de la traduction avec annotations autographes et deux tapuscrits complets avec annotations autographes, ainsi qu’un jeu d’épreuves complet annoté par Comment et par la correctrice de Gallimard. Précisons que les tapuscrits dont il est question sont des impressions sur papier de textes que le traducteur a écrits sur ordinateur. Il est donc impossible de savoir s’ils reflètent les tout premiers jets d’écriture ou si ces derniers ont été effacés par le processus de rédaction numérisée sur logiciel. Ils sont annotés ou surlignés à la main à l’aide d’outils de différentes couleurs qui permettent de distinguer plusieurs phases de correction.
À ces documents s’ajoutent deux fiches de notes. La première comporte plusieurs encres de couleur et contient une liste des segments du texte italien, accompagnés de propositions de traduction et de commentaires. La seconde est écrite à l’encre rouge et comprend des listes de lieux, de personnages, les principales références intertextuelles du roman, ainsi que de brefs résumés de plusieurs passages de l’intrigue. Enfin, le dossier contient des photocopies d’extraits des traductions françaises de textes de Heinrich Heine et d’Ugo Foscolo évoqués par Tristano dans le roman, ainsi qu’un échange de télécopies entre Comment et Tabucchi.
Précisons que l’intégralité de la traduction a fait l’objet de révisions croisées[6] entre l’auteur et le traducteur :
Une fois la traduction terminée et relue par moi, nous avons procédé à une relecture intégrale que j’ai toujours regretté de ne pas avoir enregistrée, tant elle fut passionnante […]. Je lisais le texte français, par paragraphes, à haute voix, Antonio écoutait attentivement […] et Maria José, sa femme, suivait le texte ligne à ligne dans le manuscrit italien.
Comment, 2022, p. 29
On peut supposer que l’auteur et son traducteur se sont prêtés à ce type de corrections pour mettre à l’épreuve l’oralité du texte. Comment nous a confirmé que l’écoute et l’attention de Tabucchi portaient essentiellement sur le niveau de langue, soutenu ou relâché, et que toutes ses questions ou presque portaient sur ces aspects. Il est difficile, hélas, de distinguer quelles corrections ont été faites sur les documents d’archives lors de cet échange. Cette information nous permet malgré tout d’affirmer que l’auteur a porté un regard rigoureux sur le texte français, a pu donner son avis et approuver la traduction.
4. Analyses génétiques
4.1 Remarques méthodologiques
La méthode appliquée dans cet article s’inspire des contributions de plusieurs chercheurs et chercheuses en génétique des traductions et notamment de l’esquisse de méthodologie proposée par Patrick Hersant (2022). Celui-ci distingue une première étape de « prise en main » (description des documents, déchiffrage, classement) et une seconde d’« exploitation » préconisant l’alternance de macro-lectures avec des micro-lectures. Le présent article se situe au niveau de ces micro-lectures. Il appelle une vision plus exhaustive par une mise en perspective avec des macro-lectures, que le manque de place nous interdit de traiter ici.
4.2 Traduire un texte en construction
C’est tout d’abord l’influence que les corrections de Tabucchi sur son propre texte ont eue sur la traduction qui nous a intéressée, et nous avons cherché à voir si cette dynamique pouvait s’observer aussi dans le texte traduit. Pour ce faire, nous avons relevé et retranscrit toutes les modifications effectuées par l’auteur sur son texte à différentes étapes de la rédaction des six documents d’archive disponibles. En alignant les segments, nous les avons comparés avec les archives de la traduction française, puis avec la traduction définitive. Dix passages présentant un écart entre le texte italien et la traduction française définitive trouvent ainsi une corrélation; nous nous pencherons ici sur trois de ces extraits.
Le premier se trouve à la fin de l’ouvrage. Tristano récite à l’écrivain les lettres imaginaires qu’auraient pu lui écrire les personnes mentionnées dans son récit. Après avoir décrit celles de la soldate Marilyn et du commandant de la résistance, il déclame la douce et aimante lettre de Daphné. Il s’agit de la “Lettera al vento [Lettre au vent]”, l’extrait que l’on retrouve dans Si sta facendo sempre più tardi [Il se fait tard, de plus en plus tard], évoqué plus haut. Dans cette lettre, Daphné évoque son pays qu’elle parcourt à la recherche du souvenir de Tristano. Elle y rapporte l’exclamation d’une touriste anglaise, qu’elle cueille au détour d’une promenade en bord de mer :
V1 : |
Here the spring is wonderful. (Tabucchi, 2001, p. 182; nous soulignons) |
V2 : |
Here the weather is wonderful. (E1TS, p. 137; nous soulignons) |
VD : |
Here the weather is wonderful. (Tabucchi, 2004b, p. 325; nous soulignons) |
Traduction : |
Here the spring is wonderful. (Tabucchi, 2004a, p. 228; nous soulignons) |
Les premières épreuves du texte italien (E1TI) correspondent à la version publiée dans le roman épistolaire : la touriste aperçue par Daphné s’émerveille d’une saison associée au renouveau, à la douceur et aux couleurs de la nature. L’auteur corrige son texte sur ce même jeu d’épreuves et, à l’encre noire, remplace spring par weather. Ce choix a pu être motivé par deux raisons. Tabucchi a peut-être souhaité ne pas donner d’indicateur de temps précis, afin de placer cette lettre imaginaire dans un univers onirique indéfini. Il a aussi pu chercher à éviter la répétition du terme primavera, qui revient quelques lignes plus loin dans le commentaire mélancolique et métaphorique de Daphné, qui exprime la fin de leur jeunesse et de leur amour, comme un écho existentiel au commentaire factuel de la touriste anglaise : « la primavera è passata per noi, mio caro amico, mio caro amore [le printemps est passé pour nous, mon cher ami, mon cher amour] » (ibid.)
Dans la traduction française du discours de la touriste anglaise, Comment conserve la référence au printemps en insérant la citation telle qu’elle apparaît dans les premières versions du texte italien. Peut-être n’a-t-il simplement pas relevé la correction de Tabucchi. De fait, si l’on s’intéresse au feuillet d’un point de vue matériel, on note que la seule autre modification visible concerne l’orthographe du nom d’une ville que l’auteur corrige à l’encre rouge et qui est bien reportée dans le texte français. Il pourrait donc s’agir d’une erreur d’inattention. Néanmoins, sans modifier l’interprétation de l’oeuvre, la répétition de la saison dans la traduction française ajoute une légère emphase ainsi qu’une information temporelle que l’auteur avait supprimée de son texte.
L’extrait suivant est une remarque que Tristano lance avec sarcasme à l’écrivain. Le vieil homme compare sa mémoire défaillante et non linéaire au travail des écrivains, qui résolvent les incohérences de leurs histoires par la simplicité d’une fin ouverte. Le texte italien comporte plusieurs versions sur les deux derniers jeux d’épreuves dont le classement chronologique nous a semblé complexe. On peut donc supposer que Comment s’est aussi trouvé en difficulté pour déterminer laquelle des deux versions était la finale. En effet, le 4e jeu d’épreuves semble être la mise au propre du 5e jeu d’épreuves, puisque les annotations manuscrites de E5TI sont intégrées dans le corps du texte dactylographié de E4TI. Cette hypothèse viendrait corroborer la date qui se trouve sur l’entête de chacun des deux jeux, E4TI étant daté de janvier 2004 et E5TI de décembre 2003. Malgré cela, le 5e jeu d’épreuves porte la mention bozze definitive [épreuves définitives] et est traité comme définitif dans le classement proposé par les ALS. Pour notre analyse, nous proposerons toutefois de considérer que E5TI (Figure 1) est une version antérieure à E4TI.
Figure 1
[E5TI] 5e jeu d’épreuves de Tristano muore (p. 92) avec annotations de AT et BC, Fonds Bernard Comment, ALS
V1 : non perdere il filo, [voi] <gli> scrittori non [potete] <
E5TI, p. 92; nous soulignons devono> perdere il filo, altrimenti è troppo facile risolverlo, lo perdete di vista e ve ne fregate, voi risolvete il problema con la scrittura, un romanzo, un racconto, una storia…
[ne perds pas le fil, [vous] <les> écrivains ne [pouvez] <
doivent> pas perdre le fil, sans quoi c’est trop facile à régler, vous le perdez de vue et vous vous en fichez, vous réglez le problème par l’écriture, un roman, une nouvelle, une histoire…]
V2 : non perdere il filo, [voi] <gli> scrittori non [potete] <
E5TI [avec note manuscrite], p. 92; nous soulignons devono> perdere il filo, altrimenti se la cavano <qui ?ve la cavate> a buon mercato, a quel punto del storia c’è un salto, un vuoto…
[ne perds pas le fil, [vous] <les> écrivains ne [pouvez] <
doivent> pas perdre le fil, sans quoi ils s’en tirent <qui ?vous vous en tirez> à trop bon prix, à ce moment-là du de l’histoire il y a un saut, un vide…]
V3 : non perdere il filo, gli scrittori non
E4TI, p. 93; nous soulignons devono perdere il filo, altrimenti <ve la cavate> a buon mercato, a quel punto della storia c’è un salto, un vuoto…
[ne perds pas le fil, les écrivains ne
doivent pas perdre le fil, sans quoi < vous vous en tirez> à trop bon prix, à ce moment-là de l’histoire il y a un saut, un vide…]
VD : non perdere il filo, gli scrittori non devono perdere il filo, altrimenti se la cavano a buon mercato, a quel punto della storia c’è un salto, un vuoto…
Tabucchi, 2004b, p. 280; nous soulignons
[ne perds pas le fil, les écrivains ne doivent pas perdre le fil, sans quoi ils s’en tirent à trop bon prix, à ce moment-là de l’histoire il y a un saut, un vide…]
Traduction : ne perds pas le fil, vous les écrivainsvous ne devez pas perdre le fil, sans quoi vous vous en tirez à trop bon prix, à ce moment-là de l’histoire il y a un saut, un vide…
Tabucchi, 2004a, p. 153; nous soulignons
Après avoir supprimé la répétition du verbe risolvere [régler] en le remplaçant dans sa première occurrence par l’expression idiomatique se la cavano [ils s’en tirent], Tabucchi a visiblement hésité sur la manière de formuler l’apostrophe de Tristano à l’écrivain. Dans un premier temps, il a choisi le pronom voi [vous], précédant le substantif scrittori [écrivains], qui inclut de manière directe l’écrivain dans l’apostrophe. Il a ensuite remplacé ce pronom par le déterminant gli [les], rendant son adresse plus générale et se référant à son interlocuteur de manière plus implicite. En parallèle, Tabucchi a d’abord employé le verbe modal potere [pouvoir], exprimant une possibilité, qu’il a ensuite remplacé par dovere [devoir], présupposant une obligation ou un devoir. Après avoir finalement opté pour l’idée de devoir, il a fini par accorder tout le segment à la troisième personne du pluriel plutôt que d’alterner avec la deuxième personne du pluriel comme on l’observe sur V3.
La traduction française, quant à elle, semble se fonder sur une variante de V1 et V3. Or, cela peut de nouveau s’expliquer par l’influence des annotations de Tabucchi. De fait, la deuxième partie du segment est réécrite entièrement à la main sous le texte dactylographié. On remarque aussi que Comment a ajouté une question métascripturale relative au sujet du verbe se la cavano : « qui ? ». Le sujet de cavare pouvait présenter une ambiguïté, puisque Tabucchi a modifié les verbes se rapportant aux écrivains dont parle Tristano sur deux passages de la dactylographie. Comment répond à son questionnement, dans un deuxième temps, par la reformulation du verbe conjugué à la troisième personne du pluriel : ve la cavate [vous vous en tirez]. Le traducteur ne semble donc pas relever le remplacement de voi par gli dans le paragraphe situé en haut du feuillet. En outre, on note que le tout premier tapuscrit de Tristano muore présente la même version que celle qu’on peut lire dans le corps du texte dactylographié sur E5TI, ce qui a pu influencer Comment dans son choix concernant la variante à prendre en compte. Ainsi, le segment français correspond à une traduction d’une version du texte antérieure dans laquelle Tristano interpelle son interlocuteur directement au lieu de formuler une réflexion plus générale sur les écrivains.
Le dernier extrait se situe au milieu du roman. Tristano s’apprête à raconter une discussion qu’il a eue avec Marilyn (qu’il surnomme Rosamunda en référence à une chanson populaire) avant de s’arrêter pour s’adresser de nouveau à l’écrivain, digressant sur les jugements et les attentes qu’il lui prête, puis de revenir à son récit. Tristano parle de lui-même au passé, insérant dans son discours les questions adressées à l’écrivain au présent.
V1 : […] Tristano aveva detto che doveva andare in Spagna, quando era era, che me ne frega?, e a te, che te ne frega?, l’importante è che Rosamunda gli propose di andare in Spagna con lei, gli disse, vieni con me.
E5TI, p. 63
[[…] Tristano avait dit qu’il devait aller en Espagne, c’était quand c’était, qu’est-ce que ça peut me faire?, et à toi, qu’est-ce que ça peut te faire?, l’important c’est que Rosamunda lui proposa d’aller en Espagne avec elle, viens avec moi, dit-elle]
VD : […] Tristano aveva detto che doveva andare in Grecia, quando era era, che me ne frega?, e a te, che te ne frega?, l’importante è che Rosamunda gli propose di andare in Spagna con lei, gli disse, vieni con me.
Tabucchi, 2004b, p. 251
Traduction : […] Tristano dit qu’il lui avait fallu aller en Espagne, c’était quand c’était, qu’est-ce que ça peut me faire?, et à toi, qu’est-ce que ça peut te faire?, l’important c’est que Rosamunda lui proposa d’aller en Espagne avec elle, viens avec moi, dit-elle.
Tabucchi, 2004a, p. 106
Dans les versions génétiques du texte italien, du premier tapuscrit jusqu’à E5TI, Tristano explique qu’il avait formé le projet d’aller en Espagne, et que Marilyn lui avait elle aussi proposé de l’y accompagner. Or, l’auteur effectue une dernière correction invisible sur les documents d’archives, mais qui se remarque dans la comparaison entre ces derniers et le texte publié. En effet, dans la version finale, Tristano expose son projet d’aller en Grèce. Cette destination semble plus cohérente d’un point de vue macro-textuel, car le personnage n’a de cesse d’évoquer son désir de retrouver Daphné dans son pays d’origine tout au long de son monologue. On retrouve un échange presque identique entre Marilyn et Tristano quelques pages avant dans le texte italien, cette fois-ci au discours indirect libre :
Devo andare in Grecia, disse, c’è una donna che mi aspetta, sono innamorato di lei. Marilyn gli accarezzò il petto. Se ti ha aspettato fino a ora può aspettare ancora un po’, sussurrò, e lo abbracciò con forza, prima vieni con me, devo andare in Spagna, accompagnami […].
Tabucchi, 2004b, p. 44; nous soulignons
[Je dois aller en Grèce, dit-il, il y a une femme qui m’attend, je suis amoureux d’elle. Marilyn lui caressa la poitrine. Si elle t’a attendu jusqu’à présent elle peut encore attendre un peu, susurra-t-elle, et elle l’embrassa avec force, d’abord tu viens avec moi, je dois aller en Espagne, accompagne-moi […]]
Tabucchi, 2004a, p. 96; nous soulignons
Le passage analysé fait donc écho à cette conversation entre les deux personnages. On peut alors considérer que la référence à l’Espagne dans la première occurrence du terme de notre extrait, observable sur les premières épreuves du roman, est une erreur d’ordre logique de l’auteur, qu’il rectifie à une étape finale de l’élaboration de son texte.
Étant donné que Tristano muore et Tristano meurt ont paru en même temps, Comment n’a pas pu travailler sur l’ouvrage publié en italien et n’a sans doute pas eu connaissance de certaines corrections tardives. Cela expliquerait pourquoi, dans la traduction française, Tristano continue d’exprimer le désir contradictoire de se rendre en Espagne. Cet écart de sens entre le texte italien et sa traduction peut éclairer, par ailleurs, l’usage du plus-que-parfait dans le discours rapporté du texte français. En exprimant son désir d’aller en Espagne, le personnage semble se contredire, d’autant que Marilyn insiste dans la phrase suivante pour le convaincre de l’accompagner. C’est sans doute la raison pour laquelle Comment a modifié le temps du verbe d’action introduit par un verbe de parole conjugué au passé simple (« dit ») pour un plus-que-parfait (« il lui avait fallu »). Tristano évoque une action passée, ce qui rétablit une certaine logique. Or, dans le texte italien, le personnage utilise un imparfait (doveva andare [il devait aller]) dans un discours rapporté par un verbe au plus-que-parfait (aveva detto [il avait dit]). Il exprime donc une action à venir, ce qui est cohérent avec le désir que le personnage a déjà exprimé de retrouver sa bien-aimée Daphné. Il est bien question d’un projet futur de voyage en Grèce. On peut donc supposer que le traducteur a cherché à interpréter le texte en fonction des informations fournies par le reste du récit, situant dans un passé lointain le voyage supposé de Tristano en Espagne.
L’analyse génétique de ces trois extraits révèle la pluralité originelle de Tristano muore sur laquelle s’est fondé le processus de traduction. Cette multiplicité nous amène à questionner la notion même de « texte source », que nous avons choisi de ne pas employer, pour nous affranchir de la binarité source/cible. Dans le cas de ce roman, la traduction n’a pas été celle d’un texte unique, comme semblerait le présupposer l’idée d’un « texte source », mais bien d’un matériau textuel en élaboration comportant les traces de nombreuses phases d’écriture : une mise en texte plutôt qu’un texte. Les légers écarts de sens constatés engendrés par l’usage d’une version annotée et antérieure au texte définitif italien ou d’une interprétation erronée d’un référent textuel dans la traduction laissent transparaître la « vulnérabilité » de l’oeuvre de l’écrivain au sens entendu par Tiphaine Samoyault (2014, p. 57), c’est-à-dire un texte renvoyé à son propre processus, à son imperfection et à son inachèvement.
4.3 Traduire l’intertextualité
Les archives de Tristano meurt donnent aussi à voir les traces du processus de recherche et de réflexion du traducteur, repérables notamment à partir des gloses inscrites dans les marges de ses feuillets. L’un des aspects constitutifs du roman, on l’a vu, tient à une profusion des références littéraires. Celles-ci sont soit introduites par allusion avec l’évocation du nom de l’auteur, soit directement intégrées sans marqueur de citation. Cette pratique n’est pas sans rappeler la logique d’« intégration-absorption » que l’on retrouve chez certains écrivains modernes. Samoyault (2010, p. 44) parle d’« intégration » lorsqu’un texte comporte des fragments d’autres textes. Elle en distingue trois types : l’intégration-installation, l’intégration suggestion et l’intégration-absorption. Cette dernière correspond à la présence d’un intertexte non signalé explicitement au lecteur. Des citations parfois exactes sont insérées dans l’oeuvre sans être identifiées par des marques typographiques ou par la mention d’un titre ou d’un nom. C’est bien ce que l’on retrouve dans le roman de Tabucchi. Les citations sont de natures diverses : fidèlement reproduites ou remodelées par la mémoire du personnage. Celles-ci surgissent surtout dans les digressions de Tristano, dont l’un des topoï est le poème lu par la Frau chaque dimanche. Ainsi, l’apparition de la gouvernante dans le récit va de pair avec la présence d’éléments intertextuels. C’est un indice qui a sans doute aidé Comment à repérer ces passages.
Nous avons retenu quatre extraits pour cette analyse génétique. Ils ont été sélectionnés en raison du grand nombre d’annotations qu’y a ajoutées le traducteur. Nous en proposons une transcription diplomatique, qui rend visibles les diverses phases de révision dont témoignent les différentes couleurs d’encre ou l’emplacement des commentaires de Comment. Les crochets sont ici le fait de l’auteur ou du traducteur et non un signe de transcription.
4.4 Poésies brésilienne et italienne
Notre premier extrait se situe au début du roman. Tristano se rappelle un poème mélancolique que lui avait lu la Frau avant qu’il ne lui demande un texte plus joyeux. Le premier poème mentionné est un extrait approximatif de « Rola mundo [Roule monde] », de Drummond de Andrade (2000, p. 52), tandis que la poésie plus légère suggérée par Tristano est une citation issue d’un poème d’Angiolo Silvio Novaro (2004, pp. 22-23). Le premier est un poète brésilien traduit par Tabucchi en 1987; le second est un poète italien du XIXe siècle, connu pour ses recueils pour enfants. Comme dans le reste de l’ouvrage, le discours est entrecoupé de nombreux points de suspension. Dans cet extrait, la ponctuation hachée permet d’illustrer la difficulté de Tristano à se rappeler les vers exacts, rendant les citations imprécises.
Ce passage est l’un des plus riches pour ce qui concerne les traces génétiques : six documents d’archives comportent des modifications. Celles-ci nous permettent de retracer la phase de première approche du texte, les recherches effectuées, ainsi que les différentes options envisagées par Comment pour la traduction française des deux références que l’on trouve dans le texte italien (Figures 2 et 3).
Les traces observables sur le tapuscrit montrent que le traducteur a tout d’abord repéré et surligné la première référence, sans doute grâce à l’évocation de la Frau et de ses poèmes, qui opère comme indice d’intertextualité. Comment est ensuite revenu sur ce passage en proposant une première hypothèse : «
de lì », sorte d’esquisse inachevée d’un nom d’auteur portugais. Se ravisant, le traducteur a biffé sa première option. Sur le jeu d’épreuves du texte italien, on voit qu’il surligne précisément le segment qui constitue la référence au poème. À côté de celui-ci, il indique « Drummond », en référence à Drummond de Andrade.On peut supposer que Comment s’est enquis du poète mentionné auprès de l’auteur et qu’il s’est alors rendu compte que sa première hypothèse était incorrecte. Cette explicitation de la référence est ensuite reportée dans le premier tapuscrit de la traduction. L’annotation semble avoir pour but de lui rappeler que, dans le cas où il modifierait ultérieurement ce passage, il devrait garder à l’esprit son intertextualité. On constate en outre que le nom de Drummond se retrouve au milieu de la constellation d’auteurs relevés par Comment sur sa deuxième fiche de notes (Figure 2).
Figure 2
Si le traducteur n’a pas indiqué la référence exacte de la traduction française dont est issue la citation, c’est sans doute parce qu’il n’a pas jugé opportun d’insérer une traduction exacte étant donné que la citation est elle-même inexacte.
En parallèle, et au cours de la même première phase de lecture dont le crayon de papier a
laissé une trace sur T1TI, Comment a mis en évidence un deuxième passage intertextuel : il
a ajouté un commentaire autodialogique portant sur la caractéristique et la source
supposée de la référence : « poème pour écoles (Giacomo Zanella) pluie, ou mars, ou brouillard (sous-romantisme) ». Le traducteur met ici en
évidence le côté enfantin du poème. Le terme « sous-romantisme » qualifie sans doute un
cliché du romantisme à travers le sentiment de mélancolie exprimé par la description d’un
temps pluvieux. Comment attribue tout d’abord la référence à Giacomo Zanella, poète
italien du XIXe siècle, dont l’un des poèmes décrit le bruit de la
pluie avec le vers scroscia la pioggia e contro il sol
riluce come fili d’argento : il ruscel suona che la villa circonda [la pluie
tombe à verse et scintille au soleil comme des fils d’argent : le ruisseau qui entoure la
villa chante], qui désigne lui aussi la mélodie de l’eau près des habitations (Zanella,
1933, p. 150).
On constate cependant que Comment ne revient pas sur cette hypothèse, ni même sur la formulation de ce passage jusqu’au premier tapuscrit de sa traduction, sur lequel on relève deux changements génétiques.
Le corps du texte dactylographié montre une traduction littérale du segment : « la petite pluie de mars qui bat argentine sur les toits ». Le premier changement du traducteur intervient au cours du premier jet : il insère entre crochets un commentaire prescriptif sur le passage qu’il vient de traduire, s’invitant lui-même à rechercher un poème comparable qui ferait référence aux mêmes thèmes que le vers italien. Il ajoute ensuite, lors d’une phase de relecture, une croix verte entourée dans la marge, à gauche de cette référence. Celle-ci renvoie à la première fiche de notes sur laquelle il reporte le numéro de page du tapuscrit et le commentaire « trouver un poème sous-romantique, scolaire, sur thème de la pluie ou du brouillard » (Figure 3).
Figure 3
Sur cette fiche, on relève deux croix effectuées avec des encres différentes à gauche de l’extrait, ce qui nous laisse penser que Comment a effectué des recherches à deux moments distincts pour trouver un poème jugé équivalent. Ainsi, sa première stratégie de traduction était plutôt d’orientation cibliste et visait à rendre la citation identifiable par le lectorat francophone. Toutefois, aucun changement n’a ensuite été apporté à ce premier jet et Comment a fini par conserver cette traduction littérale qui, si elle ne fait pas référence à un poème célèbre susceptible de conférer au passage la même dimension populaire et scolaire, reprend tout de même par la simplicité de son thème – la pluie qui tombe en tintinnabulant – l’idée de l’enfance. Le bruit de l’eau est subtilement reproduit avec l’allitération en t, tant en italien (batte / argentina / tetti) qu’en français (petite / argentine / toit). On remarque enfin que la traduction définitive conserve la structure de la phrase et emploie un lexique très proche de l’original :
…Ça commence ainsi… attends, laisse-moi me souvenir… ça dit, j’ai vu des jeunes filles qui criaient dans la tempête, les paroles étaient emportées par le vent et rapportées par lui et moi, lâchement, j’écoutais mais je ne comprenais pas, peut-être voulaient-elles annoncer que la jeunesse était morte… voilà en gros ce que ça dit mais c’est trop long, c’est une de ces choses avec lesquelles la Frau me tourmente le dimanche […] lis-moi quelque chose de léger, du genre la petite pluie de mars qui bat argentine sur les toits, des choses comme ça.
Tabucchi, 2004a, p. 31
4.5 Poésies américaine, italienne et conte allemand
Le second extrait concerne de nouveau un échange entre Tristano et la Frau après la lecture du poème du dimanche, alors que le vieil homme vient d’évoquer la nostalgie de la gouvernante allemande à l’égard de son pays natal. Le poème que lit la Frau et dont plusieurs extraits sont cités comporte différentes couches intertextuelles. Il y est fait référence à « Questa quieta polvere », titre d’un long poème écrit par Vivian Lamarque en 1987. Ce titre est lui-même une traduction des trois premiers mots du premier vers d’un poème d’Emily Dickinson, « This Quiet Dust was Gentlemen and Ladies » (1924), répété dans celui de Lamarque comme un refrain. Dans ce poème sur la mort d’un être aimé, l’intertextualité est omniprésente puisqu’on y repère 53 références signalées par l’usage d’italiques (Dedola, 1991, p. 237), qui alternent avec les vers de la poétesse italienne. Les extraits cités par Tristano mettent donc en oeuvre une intertextualité redoublée.
Au début de l’extrait, Tristano explique qu’il se trompe en pensant que la Frau lit du Dickinson, avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’une poétesse italienne contemporaine. Après l’avoir entendue réciter les premiers vers, le vieil homme croit qu’elle lui récite une comptine. En réalité, elle cite Lamarque, qui elle-même cite un conte des frères Grimm (ibid., p. 236) traduit en italien par Gramsci : Cosa fa il mio bimbo? Cosa fa il mio capriolo? Verrò ancora due volte e poi mai più [Que fait mon enfant? Que fait mon chevreuil? Je viendrai encore deux fois, puis je ne viendrai plus] (Grimm, 1980, p. 85). Le conte narre l’histoire d’un petit garçon qui se retrouve transformé en chevreuil après avoir bu l’eau d’une source ensorcelée par sa marâtre. Sa soeur, devenue reine, est tuée par cette même marâtre, mais revient la nuit demander des nouvelles de son enfant et de son frère-chevreuil. Une nuit, alors qu’elle annonce qu’elle ne reviendra bientôt plus, son mari la découvre et lui rend la vie. Cette citation évoque un sentiment de tendresse mêlé de tristesse et de résignation. Ces émotions sont celles du personnage du conte, mais aussi celles exprimées dans le poème de Lamarque et, de manière plus indirecte, celles de la Frau face au passage du temps. Soulignons que la référence au conte n’est pas explicite et qu’il n’est guère plus connu du lectorat italophone non spécialisé que du lectorat francophone. Enfin, lorsque Tristano cite de nouveau la Frau, celle-ci poursuit avec un vers de Lamarque extrait du même poème quelques strophes plus loin.
Quatre documents de genèse comportent des traces de recherche ou de révision de la part du traducteur : le premier tapuscrit du texte italien (Figure 4), la fiche de note 1 (Figure 3), le premier tapuscrit de la traduction et le deuxième tapuscrit de la traduction À partir du premier tapuscrit du texte italien, on peut constater deux étapes dans la phase de lecture de Comment (Figure 4).
Figure 4
[T1TI] A10e01, 1e tapuscrit de Tristano muore (p. 28) avec annotations de BC, Fonds Bernard Comment, ALS
Comment a d’abord indiqué au stylo noir les trois passages qui comportent des références à rechercher. Il a ensuite noté à l’encre rouge le nom des deux poétesses, Dickinson et Lamarque. La mention faite de l’« americana » par Tristano a pu constituer un premier indice quant à la présence d’un intertexte. Mais la poétesse contemporaine était probablement inconnue de Comment puisqu’il précise sa profession sous son nom. Il note ensuite « id. » à côté du troisième passage, signifiant qu’il s’agit toujours de la même écrivaine citée. Enfin, relevons la lettre capitale « R » entourée en rouge et tracée à côté du nom de Lamarque. Celle-ci semble souligner une fois de plus la présence d’une référence.
Le poème de Lamarque dont il est question a été traduit par Raymond Farina et publié dans la revue Cahiers de poésie-rencontres en 1997. Il semble que Comment n’ait pas eu connaissance de ce texte, car aucune annotation ne mentionne la traduction française de Farina; il n’y a pas non plus de trace de recherches supplémentaires portant sur le poème de Dickinson. Il est donc difficile de savoir si Comment a cherché à s’inspirer d’une traduction existante du vers américain. Il semble s’être plutôt concentré sur le poème de Lamarque, sans s’attarder davantage sur la poétesse américaine.
Dans son premier jet (T1TF), il choisit donc de parler de poussière « tranquille », traduction qu’il conservera jusqu’à sa version définitive. On observe qu’à ce même moment de l’écriture, il insère un commentaire dans le corps du texte, entre crochets, pour rappeler de nouveau le nom de Lamarque. Cette insertion pourrait avoir pour fonction, en plus de signaler l’intertexte, de lui rappeler le genre avec lequel accorder l’adjectif « heureuse ». On ne constate ensuite aucune révision sur ce choix de traduction concernant la référence au titre du recueil de Lamarque :
T1TF
mais cela n’a pas d’importance, la voilà qui me sort, cher petit monsieur, le poème du dimanche, et elle commence... cette poussière tranquille. Je le connais par coeur, dis-je, c’est l’Américaine, celle qui m’a donné des remords pour toute la vie. Non, dit-elle, ça c’est l’Italienne, elle a seulement pris le même titre, mais il est déjà cinq heures moins cinq, nous sommes en retard de dix minutes... […] Alors, vas-y, Renate, lis-le. Et elle de chantonner, que fait mon enfant, que fait ma petite chèvre ?, encore trois petits tours et puis s’en vont. Renate, ai-je dit, ne me chante pas de berceuse, s’il te plaît. Mais c’était seulement les premiers vers, qu’elle fait, tais-toi et écoute… les morts si tu les touches sont froids, tandis que les vivants sont tout autre chose, mon amour quand je le touchais j’étais heureuse, hier j’ai eu une vision, mon amour était dans le jardin, il était à moitié enfant… [Vivian Lamarque] (nous soulignons)
En parallèle, Comment rédige un commentaire prescriptif sur sa fiche de note 1 (Figure 3), signalant une recherche à effectuer au sujet du poème : « poème de Vivian Lamarque ». Il a dû procéder à plusieurs recherches : on observe deux croix dans la marge, et le tout sera finalement biffé : « X x p. 27 : poème de Vivian Lamarque à chercher ».
D’une manière générale, on relève très peu de modifications sur ce premier jet de traduction. C’est après plusieurs phases de relecture que le traducteur effectue ses premières corrections. Celles-ci apparaissent à partir du deuxième tapuscrit de la traduction qui comporte des annotations à l’encre verte.
Pour le segment Cosa fa il mio bimbo? Cosa fa il mio capriolo? (Figure 4), on peut relever une substitution lexicale concernant le terme de capriolo [chevreuil]. Le traducteur semble ne pas avoir relevé la mise en abyme intertextuelle. De fait, l’une des traductions françaises de cet extrait de Grimm est la suivante : « Que devient mon enfant? Que devient mon chevreuil? » (1987, p. 111). Il y est donc bien fait référence au même animal que dans la traduction italienne. Dans le premier jet disponible de sa traduction, Comment choisit de traduire capriolo par « chèvre », qu’il remplace ensuite par « daim ». Sans autre trace de sa réflexion, on ne peut qu’imaginer les raisons de ce choix et de ce changement. Le traducteur a peut-être considéré que le terme était employé comme un surnom donné à l’enfant, bien que capriolo ne soit pas un surnom commun en italien. Ainsi, le terme « daim » a pu être préféré à sa première hypothèse, dans l’optique de trouver un surnom crédible issu de la famille des cervidés pour rester proche du texte et maintenir une certaine harmonie sonore. En effet, les termes « chevreuil » et « chèvre », au contraire, auraient comporté les sons [r] et [oej] qui tranchent avec la prosodie du premier vers.
Notons ensuite que Comment ajoute un implicite culturel propre à la culture enfantine francophone. Il traduit le vers verrà tre volte ancora e poi non verrà più par « trois petits tours et puis s’en vont », extrait d’une célèbre comptine française[7]. Or, la citation faite par Lamarque est toujours issue du conte de Grimm, où elle est prononcée par la reine morte qui pense devoir quitter à jamais son enfant et son frère. Elle fait écho à la mort d’un être cher que décrit Lamarque. Dans le texte italien de Tristano muore, Tristano ne comprend pas qu’il s’agit d’un poème tragique et se trompe dans son interprétation de la citation de Grimm. La traduction de Comment, au contraire, évoque bien le monde joyeux de l’enfance. L’interprétation que peut en faire le lecteur francophone est que la gouvernante infantilise le vieil homme, que celui-ci reconnaît bien une comptine et lui en fait le reproche.
Le traducteur a visiblement cherché à produire une traduction qui respecte la connotation enfantine liée au terme ninne nanne [comptines] qu’emploie Tristano pour qualifier le passage lu par la Frau. Cela explique sans doute pourquoi il traduit e lei par l’explicitation « et elle de chantonner », alors que le verbe sous-entendu dans le texte italien serait plutôt « lire ». Dans la traduction française, Tristano ne se trompe pas : la Frau chante et il y a bien une référence faite à une comptine bien connue. On peut aussi supposer que ce choix de traduction était un moyen de compenser certaines références perdues ou difficilement compréhensibles pour le lecteur francophone – tel que le poème de Silvio Novaro – afin de nourrir la logique intertextuelle de l’oeuvre.
Par ailleurs, les extraits suivants de la citation du poème de Lamarque ont été traduits en deux temps. Un premier dont témoigne T1TF. Il s’agit d’une traduction littérale dans laquelle le traducteur choisit d’impliciter le segment metà era vecchio en traduisant seulement la première partie du parallélisme : « il était moitié enfant ». Dans un deuxième temps, au cours de la même phase de relecture dont l’usage de l’encre verte laisse une trace, il ajoute « il était moitié vieux » pour traduire précisément la suite du segment qu’il avait laissé de côté, metà era vecchio. Cette dernière phase de révision finalise la traduction et se caractérise par une proximité syntaxique et lexicale au texte italien.
Ainsi, l’analyse génétique de ce passage de Tristano muore montre que le traducteur est revenu plusieurs fois sur son texte et qu’il a conféré une grande importance à la référence faite à Lamarque. Il semble cependant qu’il n’ait pas relevé la deuxième couche intertextuelle que représentait la citation du conte de Grimm. Sans cette information, Comment a cherché à produire une traduction qui contenait une comptine pour enfants que le lectorat francophone pourrait reconnaître. Ce choix crée une interprétation différente de la remarque que fait Tristano au sujet des ninne nanne de la Frau. Dans le texte italien, le personnage ne saisit pas les références faites par la gouvernante. Or, un lecteur qui se pencherait précisément sur le texte pourrait détecter l’envers du discours. Au contraire, dans la traduction française, Tristano saisit bien un lien fait à une comptine qui permet au traducteur de nourrir la logique intertextuelle du roman.
Traduction définitive
mais cela n’a pas d’importance, la voilà qui me sort, cher petit monsieur, le poème du dimanche, et elle commence... cette poussière tranquille. Je le connais par coeur, dis-je, c’est l’Américaine, celle qui m’a donné des remords pour toute la vie. Non, dit-elle, ça c’est l’Italienne, elle a seulement pris le même titre, mais il est déjà cinq heures moins cinq, nous sommes en retard de dix minutes... […] Alors, vas-y, Renate, lis-le. Et elle de chantonner, que fait mon enfant, que fait mon petit daim?, encore trois petits tours et puis s’en vont. Renate, ai-je dit, ne me chante pas de berceuse, s’il te plaît. Mais c’était seulement les premiers vers, qu’elle fait, tais-toi et écoute… les morts si tu les touches sont froids, tandis que les vivants sont tout autre chose, mon amour, quand je le touchais j’étais heureuse, hier j’ai eu une vision, mon amour était dans le jardin, il était moitié vieux moitié enfant…
Tabucchi, 2004a, pp. 46-47; nous soulignons
4.6 Poètes romantiques
Comme mentionné dans la description du dossier génétique, deux documents permettent d’identifier précisément des recherches effectuées sur des traductions existantes d’extraits utilisées par Tabucchi. Pourquoi ces deux extraits seulement? Peut-être parce que les références y sont clairement identifiées, ou alors parce qu’elles témoignent d’une phase de réflexion préliminaire du traducteur, qui envisage alors de traduire conformément à des traductions publiées.
Ces deux textes ont en commun des auteurs du début du XIXe siècle. Le premier est le poète romantique allemand Heinrich Heine. Deux phrases de son poème « Lorelei » apparaissent dans Tristano muore mot pour mot dans sa version originale en allemand; puis le personnage contextualise et explique le sens du poème à son interlocuteur, modifiant alors le texte :
Ich weiss nicht was soll es bedeuten, Dass ich so traurig bin. Ein Märchen aus alten Zeiten… La conosci? I bambini tedeschi la imparano alle elementari, parla di una sirena, una creatura bionda seduta su uno scoglio del Reno che con i suoi capelli d’oro e il suo canto seduce i marinai facendoli naufragare, Lorelei si chiama…
Tabucchi, 2004b, p. 18; nous soulignons
Les archives de Comment comportent une photocopie de la traduction de Nicole Taubes tirée du Livre des chants. Il s’agit des deux premiers poèmes du recueil, « Le retour » et « Lorelei ». Les vers concernés sont les suivants :
Sur le cours paisible du Rhin; / La cime du rocher rougeoie / Dans le soleil à son déclin. / La plus belle des jeunes filles / Trône là-haut dans sa splendeur / Et l’or de ses bijoux scintille / Elle peigne ses cheveux d’or. […] / C’est elle qui les a noyés, la Loreley avec son chant.
Heine, 1999, pp. 97-98; nous soulignons
Après avoir consulté ceux-là, Comment traduit l’extrait de Tristano Muore ainsi :
Ich weiss nicht was soll es bedeuten, Dass ich so traurig bin. Ein Märchen aus alten Zeinten… Tu connais ce poème?, les enfants allemands l’apprennent à l’école primaire, ça parle d’une sirène, une créature blonde assise sur un rocher du Rhin et qui séduit les marins par ses cheveux d’or et son chant en leur faisant faire naufrage, elle s’appelle Lorelei…
Tabucchi, 2004a, pp. 40-41; nous soulignons
La recherche documentaire semble avoir joué un rôle purement informatif, car aucune formulation n’est reprise telle quelle. La traduction suit au plus près le texte italien. D’ailleurs, deux segments de la phrase – le verbe « séduit les marins » et les objets « ses cheveux d’or et son chant » – sont déplacés, ce qui permet de conserver le rythme du discours du personnage, sans ajouter des virgules.
Le deuxième extrait concerne l’auteur italien Ugo Foscolo. Il est utilisé dans la description d’une atmosphère onirique. Tristano relate alors ses rêves à son psychanalyste, évoquant l’Utopie, le Schnabelewops de Heine, Amadis de Gaulle et un vers de Foscolo (ici, en gras) :
Lo Schnabelewops era un Principato, un fazzoletto di terra stretta fra corone di monti, anche con vista mare, e tale mare era il mare greco da cui vergine nacque Venere, questo era sottinteso, paese di picchi impervi […].
Tabucchi, 2004b, p. 38; nous soulignons
Dans son premier tapuscrit, Comment indique le titre du poème en italien et l’île grecque à laquelle le poète fait référence : « “A Zacinte” Zante ». La photocopie de la strophe que l’on trouve dans le dossier génétique est justement issue du poème « A Zacinto ». Comment y a mis entre crochets l’extrait en question, qui se trouve mot à mot dans Tristano muore : da cui vergine nacque Venere, et a indiqué sur la même feuille la référence de la traduction française de Michel Orcel. Et c’est bien cette traduction que Comment reprend aussi mot à mot dans Tristano meurt :
Le Schnabelewops était une principauté, un mouchoir de terre enterrée dans une couronne de montagnes, avec aussi une vue sur la mer, et cette mer était la mer grecque d’où vierge vit le jour Vénus, c’était sous-entendu, un pays de pics inaccessibles […]
Tabucchi, 2004a, p. 84; nous souligons
Le traducteur n’a donc pas procédé de la même manière pour traduire toutes les références présentes dans Tristano muore. Certains extraits ont fait l’objet de recherches précises, même si les traductions existantes n’ont pas ensuite été reprises mot pour mot, mais ont été remodelées pour correspondre au souvenir imparfait – quand c’était le cas – et au souffle de Tristano.
Conclusion
Si Tabucchi et Comment ont effectué une relecture croisée au cours de laquelle sont évoquées « les allusions, les citations tronquées charriées [par la] formidable mémoire [de Tabucchi], dans plusieurs langues, des citations qu’il fallait accommoder pour leur intégration fluide » (Comment, 2022, p. 29), on relève des différences ponctuelles entre le texte italien et sa traduction française. L’étude du processus traductif révèle que la nature morcelée et mouvante de Tristano muore, ainsi que la mise en abyme intertextuelle qui le compose, ont pu rendre le sens du texte original plus confus, contraignant le traducteur à choisir quelles versions prendre en compte pour certains passages. Une analyse d’un plus grand nombre d’extraits ainsi que l’observation du texte à un niveau macro-textuel permettrait de mesurer l’impact de telles différences sur l’interprétation et la réception du texte français.
Cette étude de cas soulève plusieurs questions relatives à l’approche génétique. Elle met en exergue la difficulté d’aborder des dossiers génétiques contemporains et d’observer un processus d’écriture qui s’élabore avec des outils numériques. Comme l’ont déjà souligné plusieurs chercheurs, les traitements de textes utilisés par les traducteurs du XXIe siècle peuvent engendrer un manque de données par l’invisibilisation des processus de rédaction (Boudart et Meurée, 2009, p. 3) ou une surabondance de données dans le cas où un logiciel de captation d’écriture serait employé (Ehrensberger-Dow, 2018, p. 293). Notre article présente un entre-deux, puisqu’il se fonde sur des documents informatiques imprimés et partiellement annotés. Il reconstitue donc une infime partie du processus de réflexion de Comment, qui s’est principalement porté sur l’intertextualité du texte et le rythme.
De plus, les observations faites sur le matériau textuel à partir duquel s’est élaborée la traduction font écho aux recherches portant sur le flou terminologique subsistant autour du terme « texte source » en traductologie. Celui-ci a été abordé par d’autres sous-domaines, tels que la traduction journalistique ou la traduction indirecte, qui parlent notamment de multi-source situation (Davier et van Doorslaer, 2018, p. 241; v. aussi Assis Rosa et al., 2017). Laura Ivaska et Suvi Huuhtanen (2021, p. 326), quant à elles, proposent de faire une distinction entre work et text, le premier terme représentant une version virtuelle du second, alors entendu comme un aboutissement du processus d’écriture, figé par la publication. Ces considérations ne sont pas sans rappeler les travaux de plusieurs généticiens comme Daniel Ferrer, qui considère l’avant-texte moins comme un texte que comme un protocole à suivre en vue de la création de ce dernier (2011, p. 45). D’ailleurs, le texte lui-même n’est jamais complètement figé, puisqu’il peut ensuite être amené à se transformer de nouveau au fil des rééditions et retraductions (Cordingley et Montini 2015, p. 2). Dans le cas de Tristano meurt s’ajoute aussi le fait que le traducteur est ponctuellement intervenu sur le texte italien, notamment sur deux feuillets « particulièrement filandreux », comme il nous l’a confié, créant ainsi une brèche dans la conception d’une unicité du texte source et d’une hiérarchie avec sa traduction. Ces feuillets ne sont actuellement pas disponibles à la consultation. Cependant, comme chez le narrateur de Nocturne indien cherchant en vain son ami traducteur à travers l’Inde, subsiste en nous l’espoir de pouvoir, un jour, attraper ces « choses avalées par le temps » et reparcourir le long processus de création de Tabucchi pour ce texte qu’il considérait comme l’un de ses plus grands livres[8].
Appendices
Note biographique
Lucie Spezzatti est doctorante et assistante d’enseignement à la Faculté de Traduction et d’Interprétation de l’Université de Genève. Après avoir obtenu un master en traductologie et effectué des stages dans des maisons d’édition, elle entame à présent sa troisième année de doctorat. Sa thèse porte sur l’analyse des archives de traduction de la traductrice et du traducteur français d’Antonio Tabucchi, Lise Chapuis et Bernard Comment. Ce projet, fondé sur une approche génétique, a pour but de décrire leur processus de traduction. Il questionne aussi l’interprétation et la réception des textes, ainsi que la relation et la collaboration entre l’auteur et ses traducteurs.
Notes
-
[1]
Le roman présente plusieurs caractéristiques de l’oralité littéraire, notamment celles que mentionne Assis Rosa (2015) : l’emploi de signes extralinguistiques, tels que les silences, la prédominance des fonctions phatiques, expressives et conatives du langage, l’utilisation d’exclamations et d’interrogations, ainsi que de nombreuses occurrences de « oui » et de « non ».
-
[2]
Sauf mention contraire, la traduction des extraits non issus des oeuvres de Tabucchi est réalisée par nos soins.
-
[3]
Nous remercions chaleureusement les ALS, en particulier Vincent Yersin, et Bernard Comment, pour leur disponibilité et pour nous avoir permis de reproduire plusieurs documents issus du fonds Comment.
-
[4]
« Je ne suis pas traducteur, je ne serai jamais le traducteur de quiconque d’autre que Tabucchi. » Propos recueillis par François Bon (2012).
-
[5]
Dans le cas de Comment, si celui-ci a reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2011, c’est surtout sa place dans la littérature romande qui explique la création d’un fonds d’archive de son vivant aux ALS.
-
[6]
La révision croisée se définit par la relecture de la traduction par le traducteur, pendant qu’une autre personne – ici la femme de l’auteur – suit le texte source en parallèle (v. Allain, 2010, p. 116).
-
[7]
La traduction de Farina, quant à elle, est plus littérale : « Il reviendra trois fois encore / Et puis il ne reviendra plus » (Lamarque, 1997, p. 1).
-
[8]
Lettre d’Antonio Tabucchi à Christian Bourgois, datée du 12 février 2004. A10e12, Fonds Bernard Comment, ALS.
Bibliographie
- Dickinson, Emily (1924). Complete Poems. Boston, Little, Brown and Company.
- Drummond de Andrade, Carlos (2000). « Rola Mundo [Roule le monde] », A Rosa do Povo [La Rose du peuple]. Rio de Janeiro et São Paulo, Editora Record.
- Grimm, Jacob et Carl Wilhelm (1980). « Fratellino e sorellina [Petit frère et petite soeur] ». Trad. Antonio Gramsci. Favole di libertà. Le fiabe dei fratelli Grimm tradotte in carcere [Fables de liberté. Les fables des frères Grimm traduites en prison]. Florence, Vallecchi, pp. 80-85.
- Grimm, Jacob et Carl Wilhelm (1987). « Frérot et soeurette ». Trad. Pierre Durand. Édition critique de Jean Bessière. Contes merveilleux. Paris, Livre de poche, pp. 106-110, coll. « Classiques ».
- Lamarque, Vivian (1987). « Questa quieta polvere [Cette poussière tranquille] ». Paragone/Letteratura, 6, p. 454.
- Lamarque, Vivian (1997), « Cette poussière tranquille ». Trad. Raymond Farina. Les Cahiers de Poésies-Rencontres, 43, pp. 1-20.
- Silvio Novaro, Angiolo (2004). « Che dice la pioggerellina di marzo? [Que dit la petite pluie de mars?] », La pioggerellina di marzo e altre poesie [La Petite Pluie de mars et autres poésies]. Gênes, Edizioni San Marco dei Giustiani, pp. 22-23.
- Tabucchi, Antonio (1991). Requiem. Uma alucinação [Requiem. Une hallucination]. Lisbonne, Quetzal Editores.
- Tabucchi, Antonio (1995). Sogni di sogni [Rêves de rêves]. Palerme, Sellerio.
- Tabucchi, Antonio (1998). Requiem. Une hallucination. Trad. Isabelle Pereira. Paris, Christian Bourgois.
- Tabucchi, Antonio (2001). Si sta facendo sempre più tardi [Il se fait tard, de plus en plus tard]. Milan, Feltrinelli.
- Tabucchi, Antonio (2004a). Tristano meurt : une vie. Trad. Bernard Comment. Paris, Éditions Gallimard.
- Tabucchi, Antonio (2004b). Tristano muore: una vita [Tristano meurt : une vie]. Milan, Feltrinelli.
- Tabucchi, Antonio (2019). OpereII [Oeuvres II]. Édition critique de Thea Rimini. Milan, Mondadori.
- Zanella, Giacomo (1933). « Astichello », Poesie di Giacomo Zanella [Poésies de Giacomo Zanella]. Florence, Le Monnier, p. 150.
- Abbrugiati, Perle (2011). Vers l’envers du rêve : pérégrination dans l’oeuvre d’Antonio Tabucchi. Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence.
- Anon. (2012). « Décès d’Antonio Tabucchi, le plus européen des écrivains italiens ». Le Point, Paris, 25 mars. Disponible à : https://www.lepoint.fr/culture/deces-d-antonio-tabucchi-le-plus-europeen-des-ecrivains-italiens-25-03-2012-1444909_3.php [consulté le 22 juin 2022].
- Allain, Jean-François (2010). « Repenser la révision ». Traduire, 223, pp. 114-120.
- Arber, Solange (2020). « L’écriture de la traduction. Les brouillons d’Elmar Tophoven pour la traduction de Djinn », in Geneviève Henrot Sostero, dir., Archéologie(s) de la traduction. Paris, Classiques Garnier, pp. 117-128.
- Arber, Solange et Erika Tophoven (2021). « Enjeux symboliques et scientifiques des archives de traducteurs : les archives Tophoven à Straelen ». Meta, 66, 1, pp. 115-129.
- Assis Rosa, Alexandra (2015). « Translating Orality, Recreating Otherness ».Translation Studies, 8, 2, pp. 209-225.
- Assis Rosa, Alexandra, Hanna Pięta et Rita Bueno Maia (2017). « Theoretical, Methodological and Terminological Issues Regarding Indirect Translation : An Overview ». Translation Studies, 10, 2, pp. 113-132.
- Bon, François (2012). « Bernard Comment, “En l’absence d’Antonio Tabucchi” ». Le Tiers Livre. Web & littérature. Disponible à : https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3174 [consulté le 13 juillet 2022].
- Boudart, Laurence et Christophe Meurée (2019). « Le futur de l’archive et l’archive de demain ». Francophonie vivante, 1, pp. 1-5.
- Casagrande, Grazia (2004). « Antonio Tabucchi, l’intervista ». Wuz. Disponible à : https://www.wuz.it/archivio/cafeletterario.it/interviste/tabucchi_antonio.html [consulté le 19 octobre 2022].
- Comment, Bernard (2022). « Préface », in Antonio Tabucchi, Écrire à l’écoute. Paris, Éditions du Seuil.
- Cordingley, Anthony (2020). « Tophoven’s Dream : A Prototype for Genetic Translation Studies ». Palimpsestes, 34, pp. 152-168.
- Davier, Lucile et Luc van Doorslaer (2018). « Translation without a Source Text : Methodological Issues in News Translation? ». Across Languages and Cultures, 19, 2, pp. 241-258.
- Dedola, Rossana (1991). « La poesia del transfert : la poesia innamorata di Vivian Lamarque [La poésie du transfert : la poésie amoureuse de Vivian Lamarque] ». Studi Novecenteschi, 18, 41, pp. 223-238.
- De Lancastre, Maria José (2017). « Gli Archivi Tabucchi [Les archives de Tabucchi] », in Thea Rimini, dir., Tabucchi Postumo. Da Per Isabel all’archivio Tabucchi della Bibliothèque Nationale de France [Tabucchi posthume. De Pour Isabelle au fonds de Tabucchi de la Bibliothèque Nationale de France]. Bruxelles, Peter Lang, pp. 31-36.
- Ferrer, Daniel (2011). Logiques du brouillon : modèles pour une critique génétique. Paris, Éditions du Seuil.
- Hersant, Patrick (2021). « The Coindreau Archives : A Translator at Work », in Ariadne Nunes et al., dir., Genetic Translation Studies : Conflict and Collaboration in Liminal Spaces. Londres, Bloomsbury, pp. 163-178.
- Hersant, Patrick (2022). « Brouillons à la loupe ». Manuscrits de traduction. Disponible à : https://gdt.hypotheses.org/brouillons [consulté le 9 décembre 2022].
- Ivaska, Laura et Suvi Huuhtanen (2021). « Beware the Source Text : Five (Re)translations of the Same Work, but from Different Source Texts ». Meta, 65, 2, pp. 312-331.
- Lebrave, Jean-Louis (2009). « Manuscrits de travail et linguistique de la production écrite ». Modèles linguistiques, 59, pp. 13-21.
- Napoli, Gabrielle (2013). Écritures de la responsabilité : histoire et écrivains en fiction : Kertész et Tabucchi. Paris, Classiques Garnier.
- Noseda, Veronica et Marcello Togni (2003). Tristano e Tabucchi [Tristano et Tabucchi]. Ventura film SA.
- Pickford, Susan (2021). « Le traducteur et l’archive : considérations historiographiques ». Meta, 66, 1, pp. 8-47.
- Rimini, Thea (2022). Calvino, Tabucchi et Le Voyage De La Traduction. Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence.
- Samoyault, Tiphaine (2010). L’intertextualité. Mémoire de la littérature. Paris, Armand Colin.
- Samoyault, Tiphaine (2014). « Vulnérabilité de l’oeuvre en traduction ». Genesis, 38, pp. 57-68.
- Sardin, Pascale (2002). Samuel Beckett auto-traducteur ou l’art de l’« empêchement ». Arras, Artois Presses Université.
- Sulser, Eléonore (2012). « Je lui lisais ma traduction, il écoutait et commentait ». Le Temps, Genève, 26 mars. Disponible à : https://www.letemps.ch/culture/lui-lisais-traduction-ecoutait-commentait [consulté le 12 décembre 2022].
- Surdich, Luigi (2014). « Antonio Tabucchi : Storie, Nomi, Storie Di Nomi [Antonio Tabucchi : histoires, noms, histoires de noms] ». Il nome del testo. Rivista internazionale di onomastica letteraria, 16, pp. 203-226.
- Tabucchi, Antonio (2022). Zig zag. Conversazioni con Carlos Gumpert e Anteos Chrysostomidis [Zigzag. Conversations avec Carlos Gumpert et Anteos Chrysostomidis]. Milan, Feltrinelli.
- Teroni, Sandra (2013). « Antonio Tabucchi – Les voix de Tristano racontées par l’auteur ». Genesis, 37, pp. 193-199.
- Van Hulle, Dirk (2015). « Translation and Genetic Criticism : Genetic and Editorial Approaches to the Untranslatable in Joyce and Beckett ». Linguistica Antverpiensia, 14, pp. 40-53.
- Wren-Owens, Liz (2018). In, on and through Translation : Tabucchi’s Travelling Texts. Oxford, Peter Lang.
- Archives littéraires suisses (ALS) (2018). Inventaire du fonds Bernard Comment établi par Vincent Yersin, Denis Brussard, Aselle Persoz et Florent Egger. Disponible à : https://ead.nb.admin.ch/html/comment_0.html [consulté le 13 juillet 2022].
Sources primaires
Sources secondaire
Archives
List of figures
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4