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« Who would care? » Cette réponse de Barbara Wright à Breon Mitchell, qui demandait à la traductrice de Queneau, de Pinget et de Sarraute si elle acceptait de lui confier sa correspondance professionnelle et ses brouillons, nul doute que bien d’autres traducteurs auraient pu la formuler avec la même sincère incrédulité (Mitchell, 2013, p. 125). Si Wright a fini par se laisser convaincre, et par remettre au directeur de la Lilly Library de quoi remplir des dizaines de boîtes d’archives[1], nombre de ses collègues se sont gardés de « livrer [leur] vie entière à quiconque voudrait y fourrer le nez » (ibid., p. 126). Ainsi d’innombrables manuscrits de traduction, jugés inutiles par leurs propres auteurs une fois le travail achevé, ont-ils fini à la poubelle. Leur rareté même, que constatent et déplorent depuis vingt ans généticiens et traductologues, est en passe de devenir un lieu commun (Durand-Bogaert, 2014, p. 8; Samoyault, 2014, p. 59; Hersant, 2018, §1). Si la raison implicite de cet escamotage semble compréhensible – à quoi bon révéler ses ignorances, ses hésitations, ses erreurs? –, elle n’en est pas moins regrettable. Une autre grande traductrice, Laure Bataillon, s’en désolait déjà voici près de quarante ans : trop peu de traducteurs, écrivait-elle, estiment

nécessaire de conserver une trace raisonnée de leurs choix [de traduction] afin qu’ils ne paraissent pas arbitraires – ce qu’ils ne sont presque jamais, même lorsque le choix se fait inconsciemment – et afin que l’acte de traduire, déjà si exposé à être escamoté, ne s’évapore pas à mesure qu’il se fait.

1991, p. 59

Elle-même, hélas, n’a pas déposé dans une institution les manuscrits et autres documents de travail qui nous auraient permis de l’observer, rétrospectivement, en train de traduire Cortázar, Puig ou Borges. Du moins, sur une note manuscrite qui a survécu par miracle, nous donne-t-elle un aperçu de sa méthode de travail :

Opérations successives que représente une traduction : Lecture – Relectures – Premier jet : sur l’élan, en suivant le texte d’assez près quant au déroulement mais en se laissant aller aux trouvailles – Encadrer les mots qui résistent – Marquer d’un trait en marge les phrases qui vont donner du fil à retordre – Travail avec les dictionnaires « morts » et « vivants[2] » – Mise en forme : cela témoigne-t-il d’une écriture en français? Encadrer les passages dont discuter avec l’auteur – Travail avec l’auteur ou avec ses lieu-tenants – Dactylographie – Vérification du texte français en regard du texte d’origine – Lectures repentirs, et lecture désespoir devant tout ce qui se glisse comme erreurs mécaniques ou inconscientes – Lecture écoeurement – […] Lecture et vérification des épreuves.

Bataillon, 1991, p. 19

Le processus est ici clairement résumé, étape par étape; seules manquent les précieuses traces matérielles qui lui auraient donné corps. Le premier jet, les annotations marginales, la consultation de dictionnaires, une éventuelle collaboration avec l’auteur, la mise au net, les révisions finales, la correction des épreuves d’imprimerie : voilà précisément ce que révèlent – et exposent à l’analyse – les documents de travail des traducteurs, du tout premier brouillon aux dernières épreuves. Pour tenter de comprendre au terme de quelles opérations mentales et scripturales un texte « devient », dans une autre langue, un autre texte, il a longtemps fallu s’en remettre à ce qu’en disaient les traducteurs – que ce soit dans un entretien, une préface ou des notes en bas de page –, c’est-à-dire à des propos parfois très éclairants, mais partiaux et partiels par nature. Longtemps, la traductologie a ignoré ou sous-estimé l’intérêt potentiel des brouillons de traduction, qui, au-delà de leur valeur patrimoniale et de leur dimension « magique » (Cordingley et Hersant, 2021, p. 18), sont pourtant à même de nous renseigner sur telle entreprise particulière ou sur la pratique traductive en général.

Dès 1978, le lexicographe Reinhard Hartmann appelait de ses voeux une « textologie comparative génétique » permettant d’observer « la traduction en acte », et fournissait en guise d’illustration plusieurs versions très remaniées – manuscrit, tapuscrit, épreuves – d’une longue phrase tirée d’un roman d’E.M. Remarque et traduite en anglais par Wesley Wheen (Hartmann, 1981, p. 204). Reprenant et commentant ces mêmes exemples une quinzaine d’années plus tard, Gideon Toury attirait de nouveau l’attention de ses collègues sur l’intérêt scientifique que présentaient à ses yeux la « reconstitution du geste traductif » et ce qu’il nommait les « solutions intérimaires » menant du premier jet à la traduction publiée (2012 [1995], pp. 218-226). Une quinzaine d’années plus tard – encore –, Jeremy Munday proposait à son tour une étude de cas pour illustrer l’intérêt des brouillons de traduction : non plus une simple phrase, cette fois, mais un paragraphe entier d’une traduction de Georges Perec par David Bellos (2013, pp. 130-134). L’appel de ces chercheurs, et de quelques autres qui partageaient leur intuition, aura fini par être entendu, et l’on constate depuis les années 2010 une évolution accélérée dans ce domaine, à mesure que des institutions acquièrent des documents jusqu’alors invisibles, ou inaccessibles, pour les mettre à la disposition du public. Telle est sans doute, en effet, la raison principale des faux départs, des périodes de latence et de la lente émergence de la génétique des traductions : sa matière première a longtemps fait défaut.

Or, prenant acte de la réévaluation de l’acte traductif et de l’essor de la traductologie, certaines bibliothèques et autres institutions ont entrepris, depuis le début du siècle, d’acquérir des documents de traducteurs et de traductrices, afin de constituer des archives spécialisées dont la plupart restent encore à exploiter; on en trouvera plusieurs exemples illustrés en consultant le carnet « Génétique des traductions », qui propose également une méthodologie et une bibliographie régulièrement mise à jour (Hersant, 2022). Ces fonds de traduction ont déjà inspiré des études génétiques et des réflexions sur la constitution d’une nouvelle discipline, les genetic translation studies (Durand-Bogaert, 2014; Cordingley et Montini, 2015; Hersant, 2020; Cordingley, 2023). Prenant enfin conscience de l’existence et du potentiel de ce domaine si longtemps ignoré, la traductologie exploite de nouveaux objets puisés dans l’archive et reprend ou produit de nouveaux concepts et de nouveaux protocoles empruntés à l’archivistique ou aux disciplines avec lesquelles, transdisciplinaire par nature, elle développe depuis toujours des rapports d’émulation ou de convergence, comme la sociologie, l’anthropologie, la psycholinguistique, les études interculturelles ou les sciences du langage (Gambier, 2006, p. 31). Ainsi des chercheurs toujours plus nombreux, oeuvrant à des intersections disciplinaires toujours plus variées, sont-ils progressivement amenés à prendre en main les outils de la critique génétique – et son attention au support, aux instruments d’écriture, à l’espace graphique de la page, aux ratures, en somme au manuscrit comme « objet matériel, objet culturel, objet de connaissance » (Grésillon, 1996, p. 45) –, que ce soit pour illustrer telle hypothèse dans une étude comparative ou pour nourrir une réflexion sur l’acte traductif lui-même. Une traduction peut brasser de nombreux documents (livres annotés, brouillons, manuscrits, correspondances, notes de lecture, épreuves, placards, etc.) et mettre en oeuvre de nombreuses opérations (recherches lexicales, corrections, révisions, collaborations, etc.), mais on s’en tiendra dans ce numéro de TTR à un unique objet, sans doute le moins exploité à ce jour : les brouillons de traduction, sous forme de premier jet manuel ou de dactylogramme remanié. On verra qu’une lecture génétique de ces documents protéiformes – présentés ici dans l’ordre chronologique de leur création, du XVIe siècle à nos jours – éclaire d’un jour nouveau la réalité quotidienne du travail des traducteurs, l’évolution de leur méthode au fil des ans ou d’une oeuvre à l’autre, et cette interface encore méconnue où le texte s’élabore en même temps que la langue se métamorphose, à coups de trouvailles, d’approximations provisoires et de retouches perpétuelles.

Anthony Cordingley se donne pour ambitieuse tâche de célébrer les noces, impensables jusqu’à une date récente, des études bibliques et de la génétique des traductions. C’est que les manuscrits dits « modernes », objet explicite de la génétique des textes, sont rares avant le XVIIIe siècle; or « le manuscrit médiéval n’est pas, comme le manuscrit moderne, un avant-texte; ce n’est pas non plus un post-texte, copie ultime d’un original parfait mais perdu, version suspecte sinon fautive qu’a dégradée la désinvolture des scribes. C’est un texte. » (Cerquiligni, 2010, p. 16) Autrement dit : c’est un document non exploitable au moyen des outils de la génétique, puisqu’aucune rature, aucun remaniement n’y signalent un processus d’écriture en cours. Au nombre de ces heureuses exceptions figurent des manuscrits récemment retrouvés. Conscient de la rareté des matériaux qu’il s’apprête à examiner, Cordingley organise son étude en conseillant quelques pistes, à la fois précieuses et non exhaustives, qui devraient permettre aux chercheurs d’en découvrir et d’en exploiter d’autres. La première piste, menant aux archives d’auteurs reconnus ayant aussi traduit, est l’occasion de parcourir les traductions de Thomas Wyatt et de mesurer combien « la poétique de l’imitation [de Pétrarque] chez Wyatt est intimement liée à sa pratique de la traduction »; non content de décrire et d’analyser les corrections apportées par Wyatt sur son manuscrit, Cordingley s’appuie sur les analyses théologiques qu’en fait le bibliste Chris Stamatakis, esquissant ainsi une approche génético-bibliste des manuscrits de traduction. Une seconde piste conduit aux archives de personnages historiques, plus susceptibles que d’autres d’avoir laissé des documents à même d’être conservés par la postérité, et dont certains ont pu pratiquer la traduction à leurs heures perdues. C’est le cas d’Élisabeth Ière, dont Cordingley nous fait découvrir une traduction de Tacite, et une autre de Boèce qui frappe par son étonnant littéralisme. Troisième conseil : dénicher, dans les archives de la noblesse, des traductions personnelles de textes scientifiques, d’ambassades ou d’auteurs classiques. Mais c’est la quatrième et dernière piste que Cordingley suit avec le plus d’assiduité et de profit en examinant les archives d’un texte canonique, la Bible du roi Jacques; nous sommes cette fois invités à observer les papiers de Samuel Ward (traducteur du Livre d’Esdras et du Livre de la Sagesse), qui ont ceci d’exceptionnel pour l’époque que corrections et variantes y sont toutes de la même main. Dans ses quatre études successives, Cordingley prend soin d’entamer un dialogue avec des spécialistes des champs concernés – historiens de la culture ou biblistes – en apparence fort éloignés de la génétique des traductions, et invite les généticiens des traductions à chercher leurs objets au-delà du XIXe siècle.

Patrick Hersant observe à la loupe, et dans le contexte de leur production, quelques brouillons de la traduction des sonnets de Shakespeare par François-Victor Hugo. L’intégrale de Shakespeare par Hugo fils passe aujourd’hui encore pour un monument littéraire, d’autant que Hugo père a pris soin de mettre en scène, à sa manière inimitable, la naissance même du projet au cours de l’exil de la famille à Guernesey : « Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père : “Que penses-tu de cet exil?” – “Qu’il sera long.” – “Comment comptes-tu le remplir?” Le père répondit : “Je regarderai l’Océan.” Il y eut un silence. Le père reprit : “Et toi?” – “Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare.” » (1864, p. 54) Que des brouillons de ce travail colossal aient survécu tient presque du miracle, puisqu’aucun centre d’archives ne conserve à ce jour de si remarquables brouillons du XIXe siècle – « ainsi la traduction de Milton par Chateaubriand n’a-t-elle pas laissé de traces manuscrites, non plus que celles de Poe par Baudelaire, de Dante par Littré ou de Byron par Goethe, pour ne citer qu’une poignée d’absences parmi les plus regrettables ». Si l’essentiel de ce sous-fonds consiste dans la traduction intégrale de quatre tragédies, on y trouve aussi une demi-douzaine de feuillets de la traduction des sonnets : trois d’entre eux, particulièrement riches en remaniements de toutes sortes, offrent ici l’occasion d’observer Hugo fils au travail. Ces brouillons nous révèlent des aspects essentiels de la traduction que ne laisse pas soupçonner la version imprimée; ils montrent par exemple que la prose a été choisie dès le départ pour rendre la poésie de Shakespeare – malgré l’apparition discrète et récurrente d’alexandrins « noyés » –, ou encore que les outils lexicographiques du traducteur, alors angliciste débutant, ont joué un rôle considérable dans son travail. À ces précieux documents, arrachés à l’oubli où finissent trop souvent les traces des grandes traductions du passé, s’ajoutent quelques autres – correspondance, souvenirs, carnets – qui donnent un nouveau relief au portrait du traducteur et, surtout, nous apprennent à quelle date, dans quel ordre exact, à quel rythme, à partir de quel texte original, à l’aide de quelles sources secondaires, grâce à quelles collaborations, dans quelles conditions matérielles, avec quels outils et même pour quels motifs probables François-Victor Hugo s’est lancé dans une telle entreprise.

Letizia Imola a déniché dans l’archive Valery-Larbaud conservée à Vichy, ville natale de l’écrivain, le manuscrit autographe de sa retraduction d’un long poème de Coleridge. Parue d’abord en 1901 sous le titre La Complainte du vieux marin, la traduction a été révisée pour reparaître en 1911 sous le titre La Chanson du vieux marin, Larbaud se déclarant très insatisfait par son premier essai et souhaitant « faire amende honorable envers sa première victime ». À elle seule, l’existence de ces deux livres permet donc de comparer deux états de la traduction d’un même poème à dix années d’écart. Le phénomène n’est pas si rare : pour s’en tenir à Coleridge, on dispose par exemple de trois versions différentes de Kubla Khan publiées par Henri Parisot entre 1939 et 1975 : à chaque fois, celui-ci entreprend une refonte totale de sa traduction; le mètre, le lexique et jusqu’à la disposition typographique en sont modifiés ou bouleversés, et l’on repère des dizaines de remaniements profonds ou minimes qui dessinent autant de variations sur l’original anglais. Dans le cas du dossier compilé à Vichy, le gros du travail de révision s’est fait à même les pages de l’édition de 1901 débrochée, où l’écriture cursive de Larbaud vient se superposer au texte imprimé de la traduction, apportant des corrections (elles-mêmes provisoires) à chaque ligne ou presque. Là encore, rien d’exceptionnel dans le procédé : c’est aussi de cette manière que, par exemple, John Rodker a révisé en 1931 sa propre traduction des Chants de Maldoror de Lautréamont publiée en 1924[3], et que Ludmila Savitzky a révisé en 1942 sa traduction du Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce parue en 1924[4]. On peut regretter, avec Imola, qu’il ne reste de cette étape-là que deux pages, d’autant qu’elles sont riches de ratures elles-mêmes raturées, mais aussi – c’est la raison de leur survie – d’indications typographiques à l’intention de l’imprimeur. Du moins le cahier où Larbaud a reporté sa traduction comporte-t-il lui-même assez d’interventions pour permettre d’évaluer ses ultimes révisions stylistiques, lexicales et rythmiques, de les mettre en regard des positions traductives exposées par le poète traductologue et d’illustrer, pour citer Geneviève Henrot Sostero le « caractère dynamique, labyrinthique, aléatoire, pulsionnel, irrationnel parfois » de la traduction et de sa révision (2020, p. 19).

Esa Christine Hartmann explore le déroulement et les enjeux d’une traduction collaborative d’une importance et d’une richesse peu communes, qui a vu dialoguer – de vive voix, par correspondance ou par manuscrits interposés – le grand poète autrichien R.M. Rilke et son traducteur Maurice Betz travaillant tous deux à la traduction des Cahiers de Malte Laurids Brigge entre 1924 et 1925. Rilke, Parisien d’adoption à partir de 1902, traducteur occasionnel de Valéry, Mallarmé ou Verlaine, auteur d’un recueil directement composé en français, Vergers (1926), et de splendides « Quatrains valaisans » (1924), savait assez finement le français pour intervenir avec profit sur le travail de son traducteur et prolonger leurs échanges quotidiens pendant plusieurs mois, au cours de conversations à l’ombre des jardins du Luxembourg, à Paris, ou via des échanges de courriers et de manuscrits, selon une procédure que Betz décrira en ces termes : « Ces feuillets que m’envoyait Rilke contenaient le relevé d’un certain nombre d’erreurs d’interprétation manifestes, des doutes exprimés sur le sens exact de tel ou tel mot, et beaucoup de questions auxquelles il me laissait le soin de répondre » (1937, p. 82). Non seulement de tels documents nous renseignent, plus précisément et sans doute plus sincèrement que des livres de souvenirs, sur le déroulement d’une révision menée dans des conditions idéales – bilinguisme de l’auteur et du traducteur, bienveillance jamais démentie, diversité des supports, profusion des traces –, mais ils révèlent une interprétation parfois insoupçonnée des Cahiers par leur propre auteur. Ainsi les feuillets des « remarques » initiales de Rilke donnent-ils à voir des réseaux métaphoriques (l’alchimie, l’invisible) qui éclairent l’oeuvre à la lumière des variantes suggérées par l’auteur – comme si les points où la traduction achoppe étaient ceux là-mêmes où l’original est le plus dense et le plus susceptible d’interprétation.

Carlotta Defenu, qui présente le dossier génétique de la traduction par Fernando Pessoa d’un poème d’Edgar Allan Poe – deux manuscrits autographes et les annotations du poète portugais sur son exemplaire des oeuvres du poète américain –, choisit de l’enrichir de réflexions de Pessoa sur la traduction de poésie. Gideon Toury souligne l’importance des « sources extratextuelles » dans la reconstitution de normes traductives : « semi-theoretical or critical formulations such as prescriptive “theories” of translation, statements made by translators, editors, publishers, and other persons involved in or connected with the event, critical appraisals of individual translations, or of the activity of a translator or “school” of translators, and so forth » (2012 [1995], pp. 88-89). C’est donc à la lumière de la pensée traductive du poète, telle qu’elle s’exprime dans des fragments théoriques recueillis dans un ouvrage posthume, que sont examinés les manuscrits de sa traduction de Poe. Ceux-ci révèlent un travail rigoureux, souvent fascinant, sur les rimes et les rythmes de la version portugaise. Si le premier manuscrit propose une traduction plus ou moins littérale, dans un mot à mot typique des premiers jets, le second révèle un travail métrique acharné qu’illustrent des interventions multiples visant, entre autres, à préserver la profusion des allitérations, les rimes intérieures et même la scansion des vers. Le résultat tient du miracle, le poème en portugais venant se glisser – on allait dire : sans effort, mais les brouillons montrent précisément le contraire – dans le système rythmique et sémantique conçu par Poe.

Solange Arber, avant d’examiner la traduction d’un poème de T.S. Eliot par le poète franco-allemand Yvan Goll, nous propose un éclairant détour qu’il faudrait qualifier d’archivistique : fouillant les papiers personnels et professionnels du poète, elle met en lumière le rapport de Goll à sa « troisième langue » – l’anglais, qu’il a appris et pratiqué à l’occasion de son exil américain, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale. En effet, cet éminent anthologiste, maître d’oeuvre des Cinq continents. Anthologie mondiale de poésie contemporaine (1922) qui fit connaître en français T.S. Eliot et Ezra Pound, ce traducteur de Stefan Zweig et même (un peu) de James Joyce, ne parlait pas l’anglais. Pas assez, en tout cas, pour se faire une place dans les milieux littéraires américains et tenter d’y vivre de ses traductions. Ce n’est pas le moindre mérite de ses archives que de montrer le poète, dans ses carnets de notes, s’appliquant à apprendre du vocabulaire anglais et la prononciation de certains mots : au même titre que la correspondance, les dictionnaires ou les instruments d’écriture, de tels carnets nous permettent de constater, de mesurer et de dater l’apprentissage tardif et volontariste d’une langue dont Goll s’apprêtait à traduire quelques éminents praticiens, vers laquelle il s’auto-traduirait bientôt et dans laquelle, une fois acquise une certaine assurance linguistique, il lui arriverait même de composer directement des poèmes. En pleine guerre, à la demande de Jean Wahl qui prépare pour la revue Fontaine un numéro consacré à la littérature américaine contemporaine, Goll traduit en partie le troisième des Four Quartets d’Eliot; un dactylogramme de trois feuillets ayant survécu, la traduction quasi définitive pourra être lue en regard de la version effectivement publiée en 1943 : quelques différences notables relevées par Arber entre l’une et l’autre versions, au plan stylistique mais aussi herméneutique, donnent à voir une amorce de dialogue et une forme de collaboration entre traducteur et commanditaire.

Giuliana Di Febo-Severo, dans sa présentation synthétique d’un projet d’édition critique, nous fait découvrir les enjeux et les coulisses de la traduction (à ce jour inédite) d’une oeuvre posthume de Flaubert, le Cahier intime, par Giorgio Caproni. Poète prolifique, traducteur de Proust, de Baudelaire et de Céline – parmi bien d’autres –, Caproni se faisait une haute idée de l’activité traduisante : « Je n’ai jamais fait de différence, ni établi de hiérarchie de noblesse, entre ma propre écriture et l’acte que l’on nomme communément la traduction » (1996, p. 60). Le dossier génétique, établi à partir de deux fonds florentins, comporte des dizaines de pages de tapuscrits annotés, corrigés ou abandonnés, mais aussi des notes lexicographiques, des réflexions et une version annotée de la première édition française du Cahier de Flaubert. Ce livre ainsi « préparé » par le traducteur, le crayon à la main, illustre une étape précoce du processus traductif ainsi décrite par Antoine Berman : « lire pour traduire, c’est illuminer le texte d’une lumière qui n’est pas de l’ordre de l’herméneutique seulement, c’est opérer une lecture-traduction – une prétraduction » (1984, pp. 248-249). C’est l’occasion pour Di Febo-Severo de procéder à un examen éclairant du travail en cours, y compris sous ses aspects matériels et graphiques – codages, renvois, symboles plus ou moins explicites témoignant d’une longue pratique. Le projet de Di Febo-Severo fait appel à la philologie comme à la génétique des textes, que des raisons historiques ont longtemps opposées; pourtant, comme le rappelle Alberto Cadioli, « des expériences concrètes d’étude de l’écriture et de la genèse des textes ont mis en évidence l’imbrication indissociable des outils de la critique génétique et de la philologie de l’auteur » (2017, p. 190), sa soeur transalpine aux visées différentes mais complémentaires[5]. C’est précisément en cela que consiste le projet d’une édition critique-génétique de la traduction de Caproni, conçue pour favoriser une lisibilité maximale à partir d’un matériau profus et souvent hétéroclite; l’intérêt d’une telle édition fait d’autant moins de doute que Di Febo-Severo en retire déjà des fruits inattendus – par exemple, la preuve d’une influence (intertextuelle et formelle) de la traduction de Flaubert sur l’oeuvre poétique propre de Caproni.

Pascale Sardin observe ici, sur dactylogrammes et sur placards, les ultimes corrections apportées par Barbara Bray à sa traduction de The Sailor of Gibraltar de Marguerite Duras. Le dossier génétique virtuel rassemblé pour cette étude est à la fois hétéroclite et foisonnant, la dispersion de ses éléments permettant de parler d’archives « diasporiques » (Livingtsone et Sutton, 2018) : documents de la BBC où Bray oeuvrait en qualité de script editor, correspondance avec Harold Pinter (British Library), avec son compagnon Samuel Beckett (Trinity College Dublin), avec Joseph Losey (British Film Institute), Robert Pinget (Bibliothèque Jacques Doucet) et Pierre Albert-Birot (IMEC, Caen), sans oublier les papiers personnels conservés à Édimbourg et le fonds Calder & Boyars (Lilly Library, Bloomington). Premier constat de Sardin : la quête et le dépouillement de ces documents « ont de quoi décevoir la chercheuse » en génétique des traductions, car on n’y trouve pas – ou si peu – de manuscrits de traduction, et que l’intense travail de collaboration (auto)traductive avec Beckett aura été, comme si souvent dans ce type de configuration, invisible pour ses contemporains et invisibilisé pour la postérité. Raison de plus, sans doute, pour décrire le travail de Bray sous ses aspects les plus divers – à commencer par ses difficiles tractations financières avec l’éditeur John Calder – et, surtout, pour tirer le meilleur parti possible des traces laissées par la traduction du roman de Duras, notamment sous la forme d’une mise au net destinée à l’éditeur (le translator’s manuscript) et de jeux d’épreuves à corriger. Jouissant de la confiance de Duras, qui considère sa traduction-adaptation radiophonique de Moderato cantabile comme « un modèle du genre », Bray s’avère une négociatrice hors pair en matière éditoriale, financière et, surtout, stylistique, face à un éditeur auquel elle oppose avec force « sa propre auctorialité traductive ».

Serenella Zanotti relève et analyse les traces qu’a laissées dans plusieurs fonds d’archive, dont ceux de la Burgess Foundation, du Harry Ransom Center et du Teatro Verdi de Trieste, la traduction italienne de Blooms of Dublin, une étonnante adaptation scénique par Anthony Burgess de Ulysses de James Joyce. Cette traduction fantôme, accessible aux seuls chercheurs en génétique puisqu’elle est restée inédite, est le fruit d’un travail complexe et de longues tractations dont le dossier génétique assemblé ici permet de reconstituer la chronologie et d’observer les aléas proprement dramatiques. Le projet de comédie musicale à partir du livret original de Burgess (Ulysses en deux heures, et en chansons!) ne verra jamais le jour, mais on trouve dans les archives de Burgess comme dans les papiers personnels de son traducteur italien, l’homme de théâtre Mario Maranzana, une abondance de brouillons, manuscrits et enregistrements audio permettant de suivre l’évolution du projet sur dix ans. Parmi bien d’autres enseignements, les archives révèlent ainsi que Maranzana, dans l’idée d’« améliorer » la dimension scénique du livret, s’est autorisé des ajouts et extrapolations que Burgess et son épouse Liana ont pris soin de supprimer pour rendre au livret sa forme originelle; que les Burgess, insatisfaits par un résultat peu fidèle à Joyce, ont produit une retraduction qui est avant tout l’oeuvre de Liana, et que les deux versions ont fait l’objet d’un « mélange » du reste peu convaincant; qu’un troisième adaptateur, le producteur Edmo Fenoglio, a été recruté par le théâtre Verdi pour réviser l’ensemble et proposer une version définitive; que ce livret final a entraîné de nouveaux retards et n’a jamais été avalisé par Burgess, dont la mort en 1993 a mis un terme au projet. Cette plongée dans les archives met au jour une collaboration traductive conflictuelle, dont les acteurs trop nombreux et les enjeux contradictoires auront fini par avoir raison; évoluant avec aisance dans les méandres chronologiques, stylistiques et interpersonnels de ce splendide projet avorté, Zanotti montre que les documents d’archive permettent d’assigner aux divers agents la part auctoriale exacte qui leur revient dans le petit drame – trahison de Joyce, conflits larvés, mort de Burgess – qu’aura été la traduction pour Trieste des Blooms of Dublin.

Lucie Spezzatti se penche avec une minutieuse rigueur sur les dactylogrammes remis à son traducteur suisse, Bernard Comment, par le romancier italien Antonio Tabucchi. Le dossier génétique de la traduction de Tristano muore/Tristano meurt, reconstitué à partir de fonds répartis entre le domicile du romancier (Lisbonne), la Bibliothèque nationale de France (Paris) et les Archives littéraires suisses (Berne), révèle un processus singulier puisque le traducteur a travaillé à partir d’un « texte en mouvement » : des tapuscrits et des jeux d’épreuves sur lesquels l’auteur continue d’intervenir, si bien que « les dernières phases d’écriture et de correction du texte italien par Tabucchi se superposent aux premières phases de traductions de Comment ». Le roman en cours de traduction faisant une large place à l’oralité, le travail a bénéficié d’une « révision croisée », le traducteur donnant lecture à haute voix de sa version française, devant un auteur attentif surtout aux dialogues et aux niveaux de langue. Le procédé ne manque pas de précédents : Heinrich Heine (1957, p. vi) l’a maintes fois appliqué avec son traducteur Gérard de Nerval, tout comme Jorge Luis Borges avec Norman Di Giovanni (2003, p. 165) ou Saint-John Perse avec Denis Devlin, « discutant de sa poésie, élucidant des significations à la lumière de problèmes soulevés par la traduction » (1972, pp. 1112-1113). Cette séance de révision croisée, Comment a toujours « regretté de ne pas [l’]avoir enregistrée, tant elle fut passionnante » : on ne peut que le regretter avec lui, car un tel enregistrement aurait enrichi le dossier génétique – composé de tapuscrits, de lettres et de carnets – d’un document exceptionnel qui nous aurait permis d’écouter, saisis sur le vif, les échanges entre Comment et Tabucchi à propos de la traduction encore en cours. Les manuscrits dont nous disposons, quant à eux, laissent entrevoir une pratique étonnante : confronté aux variantes que produit le romancier italien sur ses tapuscrits ou sur ses jeux d’épreuves, le traducteur choisit lui-même celle qu’il convient de prendre en compte. Cette « pluralité originelle » du Tristano italien fait que le traducteur – selon une pratique rare mais non exceptionnelle – travaille, non à partir d’un texte définitif, mais sur un « matériau textuel en élaboration comportant les traces de nombreuses phases d’écriture ». Comme le souligne Spezzatti, ces analyses (et quelques autres, plus fouillées encore, portant sur la traduction de l’intertextualité) ne permettent de saisir que les dernières étapes du processus traductif, les premiers jets manuscrits n’ayant pas été conservés; il est d’autant plus remarquable que ce dossier génétique tronqué illustre – ou même révèle – tant d’aspects du processus traductif.

María Paula Salerno consacre son étude à la traduction-adaptation des Chants de Maldoror par l’écrivaine argentine Aurora Venturini, qui lui a confié ses archives peu avant sa mort en 2015. S’employant depuis lors à classer et à enrichir ce trésor de papier, elle y a découvert les brouillons de deux traductions du français : les poèmes d’Arthur Rimbaud et le sulfureux chef d’oeuvre en prose poétique de Lautréamont. Précisons d’abord, car le cas est unique dans ce numéro de TTR, que le travail de Venturini consiste en une traduction-adaptation : ajouts, suppressions et extrapolations abondent dans cette oeuvre dont le titre même annonce qu’elle prendra ses libertés : Cantos de Maldoror : Satánica Trinidad. La visée du projet est moins cibliste qu’égotiste : il ne s’agit pas pour Venturini d’expliciter pour un public hispanophone les somptueux délires du poète franco-uruguayen du XIXe siècle, mais bien de tenter une fusion de deux poétiques à des fins à la fois littéraires et auto-promotionnelles. Très complet, le dossier génétique constitué par Salerno comporte notamment un premier jet sur cahiers, une mise au net sur dactylogrammes eux-mêmes retouchés et un jeu d’épreuves accompagné d’une liste d’ultimes corrections. Ainsi peut-on voir l’écrivaine argentine, tirant parti de la « polyphonie énonciative » de l’original (Kristeva, 1974, p. 317), ajouter sa propre voix de traductrice « qui se mêle et se superpose aux voix de Ducasse, de Lautréamont et de Maldoror ». Les jeux onomastiques sont particulièrement savoureux, qui font entendre « mal d’Aurore » dans Maldoror; en espagnol : « porque Maldoror significa mal de la Aurora », la majuscule (qui disparaîtra après le premier jet) nous incitant à reconnaître Aurora Venturini. Outre le gain d’un certain capital symbolique qu’a représenté pour elle la traduction du grand poète maudit, l’écrivaine argentine a su faire de cette traduction-adaptation une oeuvre hybride et ouverte au plagiat, à la greffe, à l’erreur.