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Introduction

Les grands modèles de langage, comme ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer), qui décodent et génèrent du texte viennent bousculer les salles de classe. Rien de nouveau sous le soleil pour les pédagogues de la traduction, qui composent avec les avancées technologiques dans le traitement du langage naturel depuis 2016, année où la traduction automatique neuronale (TAN) a fait son apparition (Zhang, 2017; Koehn, 2017, p. 6). À l’université, le dilemme se pose pour l’heure dans la conception des cours de transfert linguistique qui feraient intervenir la TAN, ce qui réduirait l’activité d’écriture – la part créative de la traduction – à la post-édition, c’est-à-dire vérifier et ajuster le texte rendu par la machine. Or, il est d’autant plus difficile de faire post-éditer un texte lorsque les compétences en rédaction sont lacunaires pour une proportion grandissante de jeunes ayant choisi un programme d’études en traduction à l’université. Effectivement, l’affaiblissement des compétences en français écrit est constaté chez les cohortes préuniversitaires, au Québec à tout le moins (Boivin et al., 2022; Leduc et Morasse, 2021), à ce point tel que le gouvernement en a fait l’une de ses priorités (Pilon-Larose, 2023).

Quoi qu’adviennent la TAN et la place qu’on lui consacrera dans les cursus universitaires, les avancées technologiques infléchissent le contenu de programmes de traduction depuis un certain nombre d’années déjà. De fait, au Canada, six des onze universités proposant des programmes de traduction au premier cycle ont intégré l’apprentissage de la TAN dans les cours de traduction assistée par ordinateur (Poirier et al., 2022, p. 5). Les avantages de la TAN sont connus : elle entraîne généralement un gain de temps et une grande cohérence d’un point de vue syntaxique et orthographique. En d’autres termes, les outils de TAN produisent rapidement des textes agréables à lire et relativement dépourvus d’erreurs de langue (v. Schumacher, 2020). Cependant, les inconvénients du rendu de la TAN sont grands, à commencer par des « résultats favorisant la fluidité de la langue cible au détriment de la fidélité au texte source, ce qui tend à créer une illusion de bonne qualité » (Loock, 2019, p. 59). Mentionnons aussi la confiance dans les résultats de la TAN (Schumacher, 2019), laquelle se constate particulièrement chez les traductaires sans expérience, qui ont tendance à s’en remettre aux machines (Daems, 2016; Depraetere, 2010). Les complications causées par l’illusion de qualité sont doublées d’une problématique discursive préoccupante : la machine reproduit les inégalités sociales et les préjugés déjà véhiculés dans le discours, et même les exacerbe. C’est notamment le cas des biais genrés (Savoldi et al., 2021; Stanovsky et al., 2019).

Qu’à cela ne tienne, l’adoption de la TAN suit une progression inexorable dans le milieu professionnel. En fait, selon la dernière hypothèse en matière d’avancée technologique, le « point de singularité » en traduction devrait être atteint en 2027 si on suit la courbe projetée par le cofondateur et président-directeur général de la multinationale Translated, qui en a présenté les calculs dans le cadre d’une conférence plénière lors d’un colloque international sur la traduction automatique en 2022 (Trombetti, s.d.). Le terme « singularité » a été mis en circulation par le professeur de mathématiques et écrivain de science-fiction Vernor Vinge, qui avait formulé la prédiction selon laquelle il allait poindre un moment charnière entre 2005 et 2030 où la technologie engendrerait des entités plus intelligentes que les humains : « I argue in this paper that we are on the edge of change comparable to the rise of human life on Earth. The precise cause of this change is the imminent creation by technology of entities with greater than human intelligence » (1993, n.p.). Le message est aujourd’hui répété par des scientifiques, des philosophes et des personnalités influentes du monde des affaires (AFIS, 2020). Sur le marché de la traduction, le point de singularité fait référence au moment où le rendu de la machine et celui de l’humain s’équivaudront au moment de contrôler la qualité des textes : « This is the point of singularity at which the time top professionals spend checking a translation produced by the MT is not different from the time spent checking a translation produced by their colleagues which doesn’t require any editing » (Trombetti, s.d., n.p.). L’optique comptable par laquelle est envisagé l’avenir – réduire le temps de production permet d’augmenter les profits – a le mérite de situer le discours prophétique sur les avancées technologiques dans la dynamique commerciale, qui a tendance à être occultée.

Dans les programmes de formation, la TAN commence déjà à déborder tranquillement des cours à composante technologique qui lui sont consacrés et à s’étendre aux cours de traduction à proprement parler (Poirier et al., 2022, p. 4). S’amorce ainsi une réflexion double sur la manière de cette intégration et sur le rôle que joue l’université ouverte à l’acquisition de compétences techniques tout en maintenant un cadre de pensée critique. Surgit alors la question mi-lucide, mi-alarmiste dans les pratiques enseignantes : que restera-t-il à faire apprendre dans les cours de traduction spécialisée, où on a souvent affaire à des « textes fermés », qui n’appellent qu’une seule interprétation correcte (Scarpa, 2010, p. 96) et se caractérisent souvent par un style convenu? Ces textes, en l’occurrence ceux relevant des domaines de l’économie et de la finance qui nous occupent, se prêtent à la TAN; pour peu que la machine soit entraînée à l’aune de textes de qualité, elle livre un rendu très acceptable (Vashee, 2023, p. 16).

Que faut-il enseigner dans un cours de traduction spécialisée? Bon nombre répondent ceci : les connaissances thématiques, les concepts et la terminologie ainsi que l’usage de la bonne phraséologie, le tout étant tributaire de compétences en recherche documentaire, en rédaction et en révision. Nous avançons que les cours de traduction économique et financière sont propices au développement d’une pensée critique, qu’il nous semble urgent d’envisager dans le virage vers l’intégration de la TAN à la formation universitaire. Il y a trente ans, Daniel Simeoni invitait la communauté enseignant la traduction à adopter une posture critique (1993, p. 196). Foncièrement bourdieusien dans sa réflexion, il posait l’idée selon laquelle les usages de la langue courante n’ont rien d’aléatoire en tant qu’ils sont produits par les institutions et intériorisés en tant que code social. Ce point de vue nous paraît d’autant plus pertinent lorsqu’il s’agit d’apprendre à traduire de l’économie et de la finance, dont les textes émanent en grande partie d’institutions créées et encadrées par diverses lois. De la banque centrale aux sociétés par actions qui font le commerce international et se financent à même l’épargne publique, en passant par les sociétés d’assurance, les sociétés d’investissement et les banques commerciales ainsi que toutes les agences gouvernementales qui gravitent dans leur orbite, les institutions et leurs discours sont omniprésents.

Dans cette perspective sociale du langage en traduction spécialisée, qui ne vise ni à remplacer l’acquisition de connaissances thématiques et terminologiques ni à diaboliser le virage techniciste de la pratique, nous envisageons le corpus journalistique comme un outil enrichissant la formation en traduction économique et financière. L’utilisation de corpus dans l’enseignement de la traduction spécialisée n’a rien de nouveau, mais l’approche critique du discours de spécialité est rarement abordée. La présente contribution souligne la nécessité de mener une réflexion qui s’interroge sur le rôle de l’être humain devant l’automatisation accrue des tâches (Lavault-Olléon, 2007, pp. ix-x). Notre point de vue s’appuie sur une expérience professionnelle de la traduction acquise en agence, aux services linguistiques d’une grande société et à la pige, et sur notre enseignement de la traduction à l’université.

La première partie du présent article synthétisera les éléments porteurs des pratiques enseignantes en traduction spécialisée, notamment dans les domaines de l’économie et de la finance. Après ce bref état des lieux, nous présenterons le savoir critique qu’il nous semble essentiel de faire acquérir à l’heure où il est légitime d’anticiper qu’une proportion croissante de textes issus de ces domaines se prêtera à la traduction automatique neuronale. Axée sur l’acquisition d’une conscience sociale du traduire, notre posture sera présentée sous les auspices de l’analyse critique du discours, dont la pertinence sera illustrée dans le contexte élargi de la financiarisation de l’économie. Le corpus journalistique sera ensuite envisagé en tant qu’outil efficace pour faire découvrir et comprendre les rapports de force qui sous-tendent la société. En dernière partie, la transposition didactique proposera un ensemble d’objets à observer, formés sur le terrain de l’analyse critique du discours. Présentés comme des points d’entrée dans le corpus, ces objets seront répartis en trois catégories : lexique et vocabulaire, agentivité et voix. Quelques aspects praxéologiques seront brièvement abordés, notamment la manière de construire un corpus de textes journalistiques.

1. Enseignement de la traduction économique et financière

Traduction économique, traduction financière, traduction commerciale, diverses dénominations cohabitent et l’appellation ne s’est toujours pas fixée, ni en anglais d’ailleurs (Biel et Sosoni, 2017, p. 352). À ce florilège s’ajoute l’adjectif « technique » :

Le traducteur technique apparaît ainsi d’abord comme un traducteur spécialisé vu, à tort ou à raison, comme quelqu’un qui traite nécessairement du matériau complexe. Et sa spécialité relève des secteurs techniques (outils, instruments et méthodes et leurs mises en oeuvre) en rapport avec des domaines finalement indifférents – en ce sens qu’il y a une part de traduction technique dans le financier comme dans l’économique ou le juridique ou le judiciaire ou l’informatique […] En règle générale, cependant, on considère que le traducteur technique intervient dans les domaines techniques (industriels) et qu’il est donc un traducteur technique-technique alors que le traducteur financier est d’abord un traducteur financier […].

Gouadec, 2007, pp. 166-167

L’envergure de cette aire sémantique gagnerait à être délimitée. Aussi retiendrons-nous la clarification suivante :

Un texte tient son appartenance catégorielle non de son objet mais de sa visée. […] Il est technique s’il est orienté vers la manipulation, l’interaction avec l’objet (un artefact par exemple); il est scientifique si la recherche de compréhension des principes sous-tendant l’objet en est la visée.

Zafio, 1996, p. 1

Cette définition nous est d’autant plus utile qu’elle intègre l’idée de la visée du texte, nécessaire à l’élaboration de notre propos.

Quant à la dénomination « traduction commerciale », on a suggéré, à ses débuts, qu’elle couvre les disciplines enseignées dans une école d’administration, mais en ayant pour base l’économie (Grognier, 1988, p. 238). Trente ans plus tard, l’hyperonyme « économique » pourrait très bien convenir. Envisagée dans sa matérialité quotidienne, l’économie englobe le travail, la consommation, le capital, la finance et l’environnement (Stanford, 2016 [2008], pp. 30-31). Il serait légitime d’arguer que la coexistence des déterminants pour nommer le domaine d’activité producteur des textes ne relève pas tant du problème ontologique que de la nécessité de circonscrire le contenu des cours proposés dans le cadre d’une formation universitaire[1]. Quant à l’appellation bipartite figurant dans notre intertitre – traduction économique et financière –, elle semble contredire la définition englobante que nous venons de poser, mais nous expliquerons les raisons motivant ce découpage conceptuel.

Sur quoi s’appuierait l’enseignement de ce que nous appellerons transitoirement la traduction économique? Les bases d’une réponse se trouvent très certainement dans le corpus de manuels de traduction et d’ouvrages consacrés à l’enseignement de la traduction générale au Canada francophone (Poirier, 2019; Delisle et Fiola, 2013 [Delisle, 1993]; Rouleau, 2007 [2001]; Mareschal et al., 2003) et ailleurs (Robinson, 2020 [1997]; Kiraly et Massey, 2019 [2016]; Gouadec, 2009 [2002]; Kelly, 2005; Kiraly, 2000; Baker, 2011 [1992]). Dans ce trésor didactique, dont nous reconnaissons l’occidentalocentrisme, la vocation professionnalisante sous-tend les pratiques enseignantes. Mais qu’en est-il de la branche dite « spécialisée » de la traduction spécifiquement? Nous proposons deux appuis : le discours spécialisé et la traduction spécialisée.

Dans les travaux fondateurs de l’étude des langues spécialisées en français (Kocourek, 1991 [1982]; Lerat, 1995), il est affirmé d’emblée que celles-ci n’existent pas indépendamment de la langue générale et qu’elles sont des « usages socialement normés de plurisystèmes » (Lerat, 1995, p. 28). Or, il est légitime de se demander en quoi une langue est spéciale ou spécialisée. À supposer que le principal facteur définitoire soit d’ordre extralinguistique, il vaudrait mieux parler de « discours spécialisé », qui se caractérise « par rapport au statut socioprofessionnel de l’énonciateur inscrit dans le cadre d’une certaine institution, à la nature du contenu et à la finalité pragmatique du message, et non en fonction de critères linguistiques » (Cusin-Berche, 2002, p. 541).

Il existe de nombreuses études ponctuelles s’appliquant à recenser les caractéristiques de la « langue de l’économie » ou de la « langue financière », qu’il s’agisse de métaphores conceptuelles, de phénomènes rhétoriques, de phraséologèmes ou de terminologie. Ces travaux courent le risque de prêter à ces « langues » spécialisées des caractéristiques qui sont attribuables à des facteurs extralinguistiques, telles la situation de communication et la communauté de spécialistes (Gotti, 2003, pp. 20 et 24). Certaines variations de la langue générale sont observées, notamment la monoréférentialité du vocabulaire, le ton sans émotion et dépersonnalisé, la précision et la cohérence des choix terminologiques, l’évitement des ambivalences, les néologismes ainsi que l’économie expressive inductrice de nominalisations et d’acronymes (ibid., pp. 307-308).

Quant au discours spécialisé, certaines considérations épistémologiques qui ont sous-tendu la création de la discipline de l’économie politique éclairent la formation de son vocabulaire. Le linguiste Maurizio Gotti relate que, dès la naissance de la jeune discipline au XIXe siècle, Thomas Malthus soulignait l’ambivalence de certains concepts largement partagés avec la langue de tous les jours, par exemple le terme « richesse » (ibid., pp. 243-255). En revanche, la polysémie peut être souhaitable, souligne Gotti (ibid., pp. 46-47) citant John Maynard Keynes dans son essai de 1936, qui insistait sur la nécessité d’une flexibilité sémantique des concepts devant évoluer au gré du monde réel et complexe. Keynes était très critique de la terminologie univoque et rigide issue de la langue mathématique s’immisçant en économie, qui n’était pas, selon lui, une science positiviste.

Le deuxième appui en enseignement de la traduction économique se compose d’un ensemble de travaux, à commencer par l’ouvrage exhaustif de Federica Scarpa, qui traite des domaines scientifiques et techniques. Dans la synthèse qu’elle fait des pratiques enseignantes en traduction, Scarpa avance pour sa part que « la linguistique contrastive (basée aujourd’hui exclusivement sur les corpus [...]) demeure au coeur de la didactique de la traduction » (2010, p. 94). La finalité professionnelle de l’enseignement envisagée par Scarpa l’incite à choisir une démarche prescriptive (ou prédictive) s’appuyant sur des textes publiés pouvant servir de modèles (ibid., p. 93). La formation gagne donc à intégrer des textes représentatifs de divers types.

Étant donné que la formation professionnelle en traduction s’appuie fondamentalement sur le texte écrit, soigneusement sélectionné dans le cadre d’un cours, il est étonnant de constater le peu de recherches portant sur la typologie des textes en traduction spécialisée (Durieux, 2010, p. 11; v. Trosborg, 1997). Quels textes faut-il inscrire au programme? La réponse peut mobiliser une typologie des textes économiques fondée sur les fonctions qu’ils ont dans la vie de l’entreprise (Barbin, 2019, pp. 34-36) : acquérir des informations stratégiques (études sectorielles, études de marché, textes réglementaires ou législatifs), communiquer des informations sur elle-même (états financiers, rapports annuels, documents internes en lien avec la gouvernance) et accroître son activité commerciale (catalogues, correspondances, contrats de vente, appels d’offres, guides de l’utilisateur). Une autre manière de catégoriser les textes tiendrait à la fonction de ceux-ci : informer ou faire agir. À ce chapitre, la théorie du skopos entre en jeu pour expliquer que la stratégie de traduction d’un texte dépend largement de la fonction qu’il est censé avoir en contexte cible (Nord, 2008 [1997], pp. 41-45). Quant à la traduction de textes tirés de la presse économique, elle permet de réfléchir à la réexpression en fonction des destinataires (Rochard, 2019, p. 104).

Dès lors que la dimension communicationnelle est reconnue comme étant fondamentale dans la didactique de la traduction, comme elle l’a été dans l’enseignement des langues de spécialité, la formation table « sur divers types de documents “authentiques”, sur les tâches de savoir informer et savoir s’informer » (Gambier, 2016, n.p.). Dresser la longue liste des sous-domaines de spécialité qui attendent les traductaires en herbe sur le marché du travail présente un certain intérêt encyclopédique. Or, la structure codifiée des textes qui en sont issus, notamment ceux qui servent d’instruments dans le fonctionnement des institutions, les prédestine à la traduction automatique par une mémoire. Il serait toutefois illusoire de leur prêter un caractère permanent. Une partie des communications d’entreprise se transforme au gré de la multimodalité des textes adaptés en fonction de leur plateforme de publication, tels le site Web et les médias sociaux, et des interactions entre les parties prenantes d’une situation de communication : s’agit-il d’un bulletin d’entreprise destiné à l’interne ou d’un communiqué de presse? Dès que les textes sont destinés au public, une visée promotionnelle motive le recours aux stratégies de persuasion dont l’objectif consistera à faire voir l’entreprise sous un jour positif, à rassurer les actionnaires, à donner confiance aux agents économiques, etc. Les études critiques de genre ont amplement observé ces phénomènes d’interdiscursivité dans les communications professionnelles (v. Bhatia et Bremner, 2014).

Le tour d’horizon serait incomplet sans la mention d’un article datant de 1988, mais toujours d’actualité, écrit par le pédagogue renommé de la traduction, Jean Delisle : « L’initiation à la traduction économique ». Dans ce texte qui peut très bien servir de guide pratique, Delisle présente les objectifs qui sous-tendent sa manière d’enseigner la traduction économique : assimiler les notions fondamentales de l’économie, la terminologie de base de celle-ci, la phraséologie propre aux textes économiques; apprendre à se documenter sur le sujet, et développer l’aptitude à traduire des textes économiques (1988, p. 205). C’est dans le droit fil de ce programme que vient s’inscrire le manuel pratique consacré à l’apprentissage de la traduction des textes économiques, dont le contenu est réparti en sous-domaines, allant de la politique monétaire à la consommation et l’endettement (Boulanger, 2022).

Il y a un consensus sur la préséance de l’équivalence fonctionnelle en traduction spécialisée, où les professionnel·le·s voient leur pratique comme un acte de communication résolument tourné vers le destinataire et dicté par « l’acceptabilité dans la culture cible » (Lavault-Olléon, 2007, p. 55). Cette approche pragmatique, foncièrement liée à la théorie du skopos, dont nous ne répéterons pas ici le dispositif théorique, conçoit la traduction comme une action ayant une portée sociale. L’importance du travail de médiation interculturelle dans la pratique de la traduction a été amplement soulignée, ce que Gambier nomme le « paradigme culturel, c’est-à-dire de la traduction orientée non plus vers le texte de départ mais vers la culture réceptrice » (2016, n.p.). La visée du texte serait donc fondamentale dans l’activité traduisante. Cependant, le point de vue critique que mériterait cette pragmatique axée sur la culture cible est le fait assez banal que les traductaires participent à des chaînes de production. Non plus seulement « skopique », la question de savoir « pour qui est-ce que je produis le discours? » se dirige maintenant vers l’amont du processus de production. « Au nom de qui est-ce que je produis le discours ou au profit de qui est-ce que “je parle”? » est la question qu’il nous semble incontournable de poser en traduction économique et financière. S’il existe des domaines où se déroulent des luttes de pouvoir, c’est bien l’économie de marché (cet euphémisme de « capitalisme ») et son appareil d’allocation des ressources, la finance. L’approche que nous nous apprêtons à formuler ne cherche pas à se substituer aux didactiques dont nous venons de faire le compte rendu, mais plutôt à problématiser l’apprentissage de la traduction spécialisée à mesure que celle-ci s’automatise.

2. Fondements d’un savoir critique

Les compétences que nous cherchons à faire acquérir et les talents que nous encadrons dans les classes de traduction économique et financière seront mis à la disposition de divers agents économiques, qu’il s’agisse de sociétés d’État ou de sociétés privées telles les institutions financières. Dans le travail qui consistera à traduire des rapports, des analyses, des politiques ou du matériel promotionnel, les conventions du discours de spécialité seront appliquées par « conformité phraséologique » (Gouadec, 2005, p. 21). Celle-ci se déploie à travers la terminologie, la grammaire (distribuant les rôles d’agent et de patient), les cooccurrents, les expressions consacrées et les figures de style d’usage. L’application des normes peut se faire par obéissance aveugle ou en connaissance de cause. C’est cette conscience qu’il nous intéresse de cultiver afin de l’adjoindre aux autres compétences, notamment pour désamorcer l’emprise symbolique qu’exerce le discours de spécialistes et pour problématiser le recours systématique aux éléments convenus du discours, lequel est amplifié par l’automatisation de la traduction, c’est-à-dire le clonage éventuellement aveugle de ceux-ci. Comme c’est par la traduction que passent, ou non, les idées d’un groupe social à un autre, le point de vue critique met en lumière le rôle des traductaires en tant que parties prenantes dans la structuration des idéologies. Est-ce que l’apprenant·e comprend le rôle social qui l’attend dans la chaîne de (re)production de contenus? En conclusion d’un article sur l’éthique dans les approches contemporaines de la formation en traduction, Rosemary Arrojo en appelle à une forme de conscience qui rejoint les préoccupations des analystes critiques du discours dont il sera question plus bas :

If any use of language implies the performing of actions, translating cannot be, by any means, an innocent activity, merely at the service of a client or of the languages and cultures involved. As students of translation begin to recognise the power relations involved in their future profession, they also begin to realise how influential and complex it is.

Arrojo, 2005, p. 243

Abondant dans le même sens après avoir passé en revue quelques ouvrages didactiques en traduction, Michael Cronin souligne la nécessité de ne pas laisser l’appel professionnalisant de la formation occulter le rôle des traductaires : « they have a contribution to society and culture that goes beyond the strictly professional activity of translation itself » (2005, p. 262). Quelles seraient cette société et cette culture si on les envisageait par le prisme de l’économie et de la finance?

Si nous appliquons la définition que nous avons donnée de l’économie dans sa matérialité quotidienne, les principaux thèmes seraient le travail et la transformation des ressources naturelles. L’exercice de décomposition d’un banal café à emporter que réalise l’économiste Jim Stanford (2015 [2008], p. 75) illustre que la production de celui-ci passe par de nombreux champs d’activité : culture du café, électricité, construction de barrage hydroélectrique, plastique, pâtes et papier, métaux, etc. Pourtant, ce ne sont pas ces thèmes qui viennent à l’esprit lorsqu’il est question de traduction économique. Celle-ci ferait plutôt penser à la politique monétaire, à l’emploi, au commerce international, au taux de change, à la productivité et aux investissements. À ses côtés, il y aurait la finance, qui s’occupe de faire circuler les fonds afin que le café se fasse.

Dans une perspective sociale, il est primordial d’aborder la conjoncture économique qui dicte les conditions de production du discours dominant. Ce détour est d’autant plus nécessaire que notre approche priorise la compréhension du contexte de (re)production du discours par la traduction. Notre situation géopolitique est le Canada, où l’économie capitaliste se vit au gré de l’idéologie néolibérale. La principale hypothèse de cette dernière est l’idée selon laquelle chaque individu est un agent libre et éclairé, donc capable, voire responsable, de générer sa richesse. L’enjeu du néolibéralisme est que « les marchés » puissent agir librement, c’est-à-dire sans être trop freinés par un « fardeau » fiscal et réglementaire imposé par l’État, afin de réaliser un profit maximal. Potentiel obstacle à cette quête, le gouvernement est souvent représenté sous un mauvais jour, englué dans des déficits à cause de fonds dilapidés dans des programmes sociaux et d’une fonction publique pesante qui gagnerait à être « rationalisée ». L’emprise sociale du néolibéralisme s’est opérée par un changement collectif de mentalité :

Depuis le début des années 1980, des efforts colossaux ont été consacrés à la mise en place d’une nouvelle culture, fondée sur la résignation, qui fait en sorte que la population nourrit moins d’attentes à l’égard de l’économie et accepte l’insécurité et l’adversité en tant que réalités permanentes et “naturelles” de la vie.

Stanford, 2016 [2008], p. 81

Plusieurs mots servent à véhiculer l’acceptation de la précarité, notamment « adaptabilité », « flexibilité » et « résilience » (ou « croissance résiliente », qui est une variante récente); ces vocables sont érigés en valeurs et en vertus.

Quant à la financiarisation de l’économie, elle se manifeste entre autres par la tendance des sociétés à placer une part accrue de leur profit sur les marchés financiers mondiaux en vue d’empocher un rendement plutôt que de le réinvestir dans leur entreprise afin d’accroître leurs activités et de créer des emplois. L’offre abondante de crédit constitue un autre aspect de la financiarisation, et se constate par l’endettement des ménages, notamment par le crédit à la consommation et les prêts hypothécaires. De manière connexe, la technologie dématérialise l’argent et facilite le commerce en ligne par des applications intégrées proposant la vente à tempérament (Huffman, 2023). À cela s’ajoute la démocratisation de la négociation boursière qui se manifeste par l’offre de plateformes de courtage simples, gratuites et portables, destinées aux jeunes des générations Y et Z. L’État participe également à la financiarisation. En 2015, le gouvernement fédéral a fait de l’éducation financière une stratégie nationale « pour aider les Canadiens à mieux gérer leurs finances » (ACFC, 2019). De prime abord pleine de bon sens, cette initiative renforce le principe néolibéral de l’agent rationnel qui peut améliorer son sort par ses efforts et, conséquemment, dépolitise les questions économiques en les réduisant à la sphère individuelle (Posca, 2018).

C’est sous cet éclairage que le cours de traduction économique et financière se prête à la construction d’une pensée critique. Cette approche participe d’une prise de conscience critique de la langue (« critical language awareness »), proposée par le linguiste et professeur d’anglais Norman Fairclough et expliquée dans des publications destinées au corps enseignant (Clark et al., 1990; Fairclough, 1999). Travaillant à examiner les liens entre le langage, le pouvoir et l’idéologie, bien souvent mis de côté dans l’enseignement des langues, cette démarche se consolide pour donner lieu à l’analyse critique du discours (ACD). Il s’agit d’une approche née avec la montée en force du néolibéralisme à la fin des années 1980. En Grande-Bretagne, Fairclough remarque une transformation dans le discours journalistique, qui privilégie davantage le point de vue des entreprises que celui de la classe ouvrière. D’autres travaux fondateurs de l’ACD portant sur la presse étudient les stratégies référentielles utilisées pour représenter les populations immigrantes (van Leeuwen, 1996) ou observent les stratégies de représentation des minorités ethniques (van Dijk, 1987).

Dans le discours médiatique tel qu’on le lit dans la presse généraliste qui informe le public sur l’économie et l’actualité financière, il est donc possible d’analyser les manières par lesquelles s’exerce le pouvoir de certains groupes sociaux. Le pouvoir est à comprendre comme la capacité de construire des réalités qui sont partagées à grande échelle (Mautner, 2008, p. 32). Comme ces constructions se font par le langage, celui-ci est structuré dans un discours et, en retour, il est structurant lorsque le discours se dissémine, se reproduit et se renforce au gré des usages. L’ACD est en quelque sorte l’étude des idéologies par le langage et elle repose en fait sur « une synthèse des recherches critiques sur le changement social dans la société contemporaine » (Le, 2000, p. 490). Pour l’analyste critique du discours, les journaux sont de véritables révélateurs des rapports de force entre les élites ou les institutions qui ont du pouvoir et les autres groupes ou individus qui composent la société civile.

3. Apport du corpus journalistique

L’utilité du corpus dans l’apprentissage de la traduction est reconnue par les traductologues, qui ont commencé à se réunir autour de cette idée en 1997 sous les auspices du colloque CULT (Corpus Use and Learning to Translate). Depuis lors se sont publiés divers ouvrages visant à promouvoir la construction et l’usage de corpus en enseignement de la traduction spécialisée (v. Zanettin et al., 2003; Beeby et al., 2009). L’ouvrage précurseur Working with Specialized Language: A Practical Guide to Using Corpora (Bowker et Pearson, 2002) a su vulgariser les applications du corpus dans l’acquisition du discours de spécialité. Ses autrices expliquent comment le corpus permet de découvrir les termes, les cooccurrents, la grammaire, le style et les concepts d’un domaine (ibid., pp. 31-41). Dans une perspective didactique, l’une des motivations derrière l’apprentissage par corpus est la nécessité d’impartir à l’apprenant·e la tâche de se former : « collecting texts, evaluating corpora, extracting terminology, establishing translational and cross-linguistic equivalences and so on. Learners are not set contrived tasks, whose solutions are artificially kept from them » (Zanettin et al., 2003, p. 5). Cette démarche émancipatoire entre en résonnance avec l’apprentissage expérientiel, qui valorise l’exécution de tâches dans le contexte où est simulée une situation professionnelle authentique. Dès lors les membres de la communauté enseignante expliquent leurs manières d’intégrer la technologie dans les cours (v. Rodríguez-Castro, 2018 pour un état des lieux). Par exemple, le corpus comparable ponctuel de petite taille (de 50 000 à 100 000 mots par langue) est utile en traduction spécialisée lorsqu’il s’agit de réunir des connaissances conceptuelles et phraséologiques d’un domaine (Roberts et López Arroyo, 2018, pp. 224-226).

Le corpus sert donc à observer l’usage par une analyse de fréquence, à partir de laquelle on infère ce qu’il est convenu d’écrire (termes, cooccurrents et locutions, entre autres éléments de phraséologie). Pourquoi ne pas reproduire ce que les autres ont écrit et qui a déjà été validé? Après tout, l’exercice professionnel de la traduction est régi par une demande accrue de conformité venant du donneur d’ouvrage, qui se préoccupe « d’obtenir un produit en tout point conforme aux contraintes et normes phraséologiques » (Gouadec, 2005, p. 23). À raison ou à tort, les cohortes inscrites dans les cours de traduction fouillent le Web afin de vérifier la fréquence d’un syntagme ou s’en remettent aux concordanciers bilingues Linguee et Tradooit, démarche ponctuée d’un irrésistible détour par l’outil de TAN, DeepL. S’il est vrai que l’apprentissage par imitation de bons modèles a fait ses preuves, il y a cependant lieu d’expliquer le rôle que joue la réplication des formes convenues dans la construction et le renforcement des discours.

Nous avançons que le corpus journalistique ponctuel est particulièrement utile dans l’enseignement de la traduction économique et financière parce qu’il cristallise les rapports de force entre les agents économiques. Sur le plan didactique, le discours journalistique mobilise la compétence critique. Des travaux portant sur un corpus de millions de mots, composé d’articles de presse généraliste sur la finance et l’économie ont exploré la dimension idéologique du discours journalistique à l’aide d’une démarche quantitative et qualitative. Leur analyse critique a permis de constater entre autres que les pages d’économie et de finance ont un biais positif même en pleine crise financière, à contre-courant de la tendance prépondérante à la couverture négative (Gagnon et Boulanger, 2023). Un autre constat est la présence d’un « bancocentrisme », soit le renforcement du point de vue des banques, dont les déclarations sont fréquemment citées par les journalistes (Boulanger et Gagnon, 2018a, 2018b). Le journal permet ainsi d’aborder la question des voix puisque la presse dépend en partie des communiqués des sociétés, produits par les relations publiques, dont le mandat est de bien faire voir celles-ci. La presse est également riche en euphémismes qu’il importe de décoder : « News reports call declines in the stock market “profit taking” or a “buying opportunity” instead of a loss » (Hudson, 2017, p. 92).

On s’empressera de mettre en cause le faible degré de spécialisation du discours journalistique en tant que vecteur de vulgarisation et, de fait, son utilité dans un cours de traduction spécialisée. Or, la valeur des articles de journaux est reconnue dans l’initiation à un domaine :

non seulement parce qu’ils sont plus accessibles du point de vue morphosyntaxique et de l’organisation du discours, mais aussi parce qu’ils fournissent tous les éléments nécessaires à la compréhension pour un public non spécialiste, qu’ils simplifient et illustrent les concepts et qu’ils fournissent la définition ou l’explication des termes techniques.

Guével, 2007, p. 88

La lecture régulière de la presse généraliste contribue également à l’enrichissement des connaissances encyclopédiques; « en effet, cette grande presse traite de sujets d’actualité qui donnent un contexte dans lequel il sera plus aisé de replacer un produit nouveau faisant l’objet d’un texte à traduire » (Durieux, 2010, p. 157). Ces connaissances encyclopédiques sont à bien des égards applicables à la vie, par exemple le fonctionnement d’un prêt hypothécaire à taux variable ou encore la différence entre les régimes de retraite à cotisations déterminées et à prestations déterminées. En tant que forme de traduction intralinguale, la vulgarisation s’est propagée à travers la visée commerciale des entreprises, qui s’en prévalent sur leur site Web afin d’informer, d’attirer et de conserver une clientèle. À titre d’exemple, la Bourse de Toronto explique ce que sont les marchés opaques et les systèmes de négociation parallèles, les fameux dark pools (Coffrey, 2021, n.p.). Cette stratégie communicationnelle vise à créer un lien de confiance entre l’institution et le public.

Le corpus journalistique, particulièrement dans la presse francophone au Canada, comporte toutefois un inconvénient majeur : les fautes de langue (Delisle, 1988, p. 207). Les anglicismes, les comparatifs elliptiques ainsi que les verbes de progression et d’aboutissement mal utilisés sont encore trop nombreux dans les textes économiques et financiers publiés par la presse. Le foisonnement d’erreurs dans les journaux est exacerbé par la reproduction de dépêches provenant de l’agence bilingue La Presse Canadienne, où les journalistes francophones utilisent un logiciel de traduction automatique de l’anglais, mais sans avoir le temps de post-éditer tous les textes (Poirier et Roy, dans ce numéro). Or, le repérage des erreurs par une activité de révision linguistique contribue non seulement à valoriser la profession de la traduction en tant que gardienne de la langue, mais aussi à « dédramatiser l’erreur » (Collombat, 2009, p. 49) dans le parcours d’apprentissage (regardez, même les journalistes font des erreurs!).

4. Clefs d’analyse du corpus journalistique

Quels sont les points d’entrée dans un corpus journalistique que l’on souhaite lire de manière critique? Différente de la méthodologie de corpus, dictant qu’il ne faut pas connaître d’avance ce que l’on souhaite trouver (Saldanha et O’Brien, 2013, pp. 57-58), la démarche proposée s’appuie sur une liste de pistes connues. Ainsi, nous proposons un ensemble de questions ancrées dans l’analyse critique du discours et prêtes à poser à un corpus de textes journalistiques qui servirait à observer comment on parle des choses économiques et financières. Loin d’être exhaustive, la liste trouve son prolongement dans les travaux en analyse critique du discours (v. par ex. Fairclough, 1995, pp. 201-205).

Quelques considérations praxéologiques s’imposent quant à la construction du corpus journalistique. L’étudiant·e peut se familiariser avec un thème en raison de son actualité (la solvabilité des banques, au moment d’écrire ces lignes en mars 2023) ou de sa portée sociale (le chômage et l’emploi, l’inflation, la surconsommation et le coût de la pollution, le crédit et l’endettement, la pauvreté, la cryptomonnaie, la négociation boursière chez les jeunes, le profit des sociétés, les paradis fiscaux, etc.). À titre d’exemple, on peut s’intéresser au prêt hypothécaire en raison de l’importance qu’il revêt dans une vie humaine par la durée de la dette à rembourser. Dans une base de données regroupant les organes de presse (Eureka ou ProQuest, entre autres), les mots-clés suivants sont utilisés : hypothèque*, hypothécaire*, hypothéqu* ou crédit* immobi*. Les balises de la période historique correspondent aux objectifs de l’exercice, par exemple comparer le discours de deux conjonctures (haussière et baissière) ou focaliser sur une bulle immobilière. Le corpus unilingue comporte des articles d’un journal et, s’il est comparable, il compile deux ou plusieurs journaux d’une même langue. Ces ensembles de données peuvent être séparés par journal, et une attention particulière est portée à la différence entre les textes signés par une personne à l’emploi d’un journal et ceux issus d’agences de presse, afin d’observer les variantes locales et internationales des usages. En fonction des objectifs du discours, il y a lieu aussi d’établir un corpus dans une autre langue (dans notre cas, l’anglais). Il s’agit alors de traduire les mots-clés déjà examinés en français et de les utiliser pour constituer un corpus en anglais. Dans ce corpus bilingue comparable, la terminologie d’un domaine se prête à un travail de correspondance ou d’équivalence entre les langues et le co-voisinage des termes est propice à l’exploration. Ce corpus est également fort utile pour déconstruire le mythe de l’objectivité en finance et en économie : l’étude d’un événement, tel que l’acquisition d’une entreprise locale par des intérêts étrangers, peut révéler des réalités culturelles bien distinctes. Les apprenant·e·s constatent alors que le point de vue des spécialistes est souvent influencé par leur appartenance à une nation ou à une institution donnée.

Quant aux points de focalisation de l’analyse critique, les voici répartis en trois catégories : la terminologie et le vocabulaire, l’agentivité et les voix.

4.1 Terminologie et vocabulaire

Le vocabulaire d’un domaine n’est pas neutre. Les recherches récentes montrent d’ailleurs à quel point la terminologie en finance est idéologiquement chargée (Rossi, 2017; Falco, 2020). Ainsi, l’adoption de certains termes peut être motivée par le maintien de la « flexibilité » sémantique d’un mot, comme le faisait valoir Keynes dans son essai de 1936. Le choix des termes est stratégique surtout lorsqu’il y a des enjeux pécuniaires à protéger. À ce chapitre, la mise au jour du lexique utilisé dans le commerce des dérivés de crédit inventés en finance est éloquente (v. Lewis, 2011 [2010], pp. 126-128). La presse est un observatoire terminologique dynamique puisqu’y sont entrelacés les mots des journalistes et les propos rapportés des spécialistes provenant de divers milieux et recherchant des effets perlocutoires spécifiques, comme le démontre Maldussi (2019) dans son analyse des termes utilisés en matière de politique monétaire. Alors que la Banque centrale européenne préfère l’hyperonyme forward guidance [indications prospectives] lorsqu’elle s’adresse à la presse italienne et française, celle-ci utilise plutôt les termes quantitative easing [assouplissement quantitatif] et « QE », c’est-à-dire l’achat par la banque centrale de très grandes quantités d’actifs détenus par les banques commerciales.

Dans cette intertextualité, la fréquence de termes concurrents évolue, et il arrive que l’un soit abandonné au profit de l’autre. C’est ce que constate une étude menée dans la presse américaine à propos du terme subprime loan, qui a fini par éclipser son hyperonyme predatory loan (Longobardi, 2009). Ce dernier était utilisé par les groupes oeuvrant à protéger les communautés à faible revenu ciblées par ce type de prêt hypothécaire abusif que leur consentaient les banques motivées par les frais et les intérêts élevés dont il était assorti. À partir de 2005, le terme subprime loan a supplanté predatory loan, qui était utilisé par les journalistes depuis les années 1990. Il s’agissait d’une victoire pour les banques, à qui le terme « prêt prédateur » ne fera plus d’ombre. Dans le renouvellement stratégique des termes, il semble que ce type de prêt se soit réincarné sous l’appellation nonprime loan (v. Carther Heyford, 2022). Pour ce qui est de la manipulation du discours par escamotage lexical, nous avons sciemment omis les termes « intelligence artificielle » et « apprentissage de la machine » dans le présent article afin de réserver l’agentivité à l’être humain et de ne pas alimenter l’engouement commercial (v. Tucker, 2022, pour d’autres stratégies discursives engagées)[2].

La monosémie n’est pas constitutive du discours spécialisé, comme l’a démontré Catherine Resche, qui a observé un ensemble de termes économiques équivoques dans un corpus de textes universitaires, de manuels scolaires et d’articles journalistiques. La « terminologie floue » (1999, p. 617) est créée par les euphémismes (par exemple en gestion des ressources humaines : re-engineering, rationalizing, restructuring, downsizing, rightsizing, externalizing), par les oxymores (flat curve et zero slope) et par les apocopes extrêmes, par exemple « B-word (for bubble), I-word (for inflation), or R-word (for recession) » (ibid., p. 625). Si c’est le passage du temps, l’évolution des écoles de pensée et les tendances sociales (par exemple le courant politiquement correct) qui influent sur le discours économique (ibid., p. 629), celui-ci serait foncièrement produit par un ordre financier, de l’avis de Michael Hudson, professeur d’économie. Critique engagé qui a réfléchi au pouvoir structurant du discours, il a publié, en 2017, un lexique contestataire du capitalisme néolibéral recensant quelque 400 termes et expressions qui servent à protéger les intérêts des « rentiers » (2017, p. 198), cette classe financière qui s’enrichit à même les revenus générés par les actifs qu’elle possède et non grâce au salaire qu’elle gagne en contrepartie d’un travail productif. Dans ce qu’il nomme le « vocabulary of deception » (ibid., p. 13), l’auteur compte les euphémismes au nombre des manipulations lexicales exercées pour confondre les esprits et construire une réalité favorable à l’élite financière : « Among the most egregious […] euphemisms are capital gains, free market, labor capitalism and reform (See Doublethink and Newspeak.) » (ibid., p. 92; en gras dans l’original).

4.2 Agentivité

L’analyse critique du discours observe qui fait l’action (l’agent) et qui la subit (le patient), rôles qui sont distribués grammaticalement par les modes actif et passif ou par les dénominations utilisées pour référer aux acteurs sociaux. Quant à ces dernières, l’ensemble des stratégies référentielles se trouve chez Martin Reisigl et Ruth Wodak (2001, pp. 48-52), qui ont augmenté la liste originalement dressée par Theo van Leeuwen (1996). Un exemple éloquent est l’usage du mot « victime » dans les journaux pour parler des grandes banques d’investissement américaines pendant la crise des subprimes en 2007-2008 alors qu’elles ont participé activement à répandre ces prêts hypothécaires à risque (Boulanger et Lemieux, 2021, pp. 610-612).

Si elle s’intéresse à ce qui est montré et caché, ou encore à ce qui est mis à l’avant-plan et en arrière-plan, l’analyse critique du discours peut également porter sur l’absence de certains mots. Il n’est pas anodin qu’on ne voie pas le mot « endetteur » dans un corpus journalistique, bien que le déterminant « endetté » soit très courant. L’éclairage est donc mis sur les personnes qui ont trop emprunté, plutôt que sur les institutions qui ont trop prêté. La mise en évidence, et donc en responsabilité, de l’agent est toujours une question de point de vue : « “Who takes out a home loan and doesn’t make the first payment?” asked Danny Moses, putting the matter one way. “Who the fuck lends money to people who can’t make the first payment?” asked Eisman, putting it another » (Lewis, 2011 [2010], p. 153).

Après le repérage des rôles attribués aux groupes sociaux participant à l’économie, les exercices de remaniement permettent de changer l’ordre des choses dans le processus de traduction. La phrase « Canadians embarked on a $193B mortgage binge during the pandemic » (Hussain, 2021) se prête bien à un tel exercice : Canadian banks indulged in a $193B mortgage-lending spree during the pandemic. On remarque le contraste entre, d’une part, la population canadienne qui a versé dans l’excès en s’empiffrant de prêts hypothécaires, à hauteur de 193 G$, et d’autre part, les banques canadiennes qui, dans leur frénésie, se sont régalées en accordant des prêts hypothécaires d’une valeur de 193 G$.

Il est toujours possible de montrer l’action humaine (v. Boulanger, 2022, pp. 108-109). Pour ce faire, il faut connaître les enjeux et les agents d’un domaine. Par exemple, dans le discours sur la TAN, l’anthropomorphisme et la personnification de la machine sont évitables. À bien y penser, le programme informatique qui fait fonctionner la TAN nécessite un très vaste corpus bilingue parallèle comportant des textes écrits par des humains (Bowker, 2019) ainsi qu’un entraînement guidé par un humain (Trinh, 2019). Toutes les fois où le programme fait les bonnes correspondances par imitation de ce qu’il a extrait du corpus, il reçoit une rétroaction de l’humain sous forme de données sur la base desquelles il traduit d’autres textes. Ainsi est-il judicieux de reconnaître les procédés stylistiques qui font écran à l’agentivité par leur fréquence, leur utilité et leur force expressive, notamment par la métaphorisation de l’agir humain en un phénomène naturel imprévisible ou incontrôlable. Lorsqu’il est question de « fuite de capitaux », en réalité ce sont les investisseurs qui ont liquidé leur position afin de recouvrer leur actif. Si on lit qu’une vague de licenciements s’est abattue sur une société, on comprend qu’on n’a pas voulu écrire que l'entreprise a licencié beaucoup de personnes. La métaphore génère des cadres cognitifs forts (Charteris-Black, 2004, pp. 135-169), certes utiles pour inférer des cooccurrents, mais qui ont pour effet de masquer les agents humains.

4.3 Voix

Dans la construction du texte d’information, le discours rapporté se présente sous forme de déclarations obtenues sur le vif et de citations tirées de documents officiels. De quel point de vue les faits sont-ils rapportés? Afin d’étayer les faits relatés, les journalistes citent des personnes qui confèrent une légitimité aux informations. Celles-ci nous parviennent donc à travers un filtre subjectif qu’il importe de remarquer. À la question de savoir « qui parle? », la réponse nous amène à découvrir un réseau d’agents-clés dans la construction du discours journalistique, donc de l’opinion publique, précisera l’analyste critique du discours. Ce « qui » est bien souvent le porte-parole d’une institution du secteur public ou privé, telle que la banque centrale, les banques commerciales, les sociétés de capitaux, le gouvernement et ses agences (institut de la statistique, organisme réglementaire, office de la protection du consommateur, etc.), les gestionnaires de fonds, les syndicats, les associations professionnelles, une chaire de recherche universitaire, etc. Chaque source à laquelle la parole est donnée ne manquera pas d’exprimer ses valeurs et de faire valoir ses intérêts. Travailler à inférer ceux-ci est formateur. Sur un enjeu de société, par exemple le surendettement des ménages, qui forment les voix dans le texte construit par les journalistes? Les banques prêteuses, l’association des courtiers immobiliers, le ministère des Finances, la Société canadienne d’hypothèques et de logement, un organisme qui défend les locataires ou les propriétaires, un observatoire de la pauvreté? La préséance et l’autorité accordées à certaines voix participent au cadrage des informations, voire au recadrage d’une situation. Pendant les événements qui ont suivi la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers aux États-Unis à l’automne 2008, la conjoncture est passée d’une crise de liquidités à une banale crise de confiance à travers les discours du Trésor et de la banque centrale (Lewis, 2011 [2010], p. 262). Ce recadrage a mis à l’avant-plan la panique des sociétés et personnes ayant liquidé leurs actifs, alors que le véritable enjeu était le système financier en faillite.

Ces clefs d’analyse discursive servent à observer ce qui passe traditionnellement pour des faits de langue convenus et sans doute convenables. L’analyse critique du discours s’intéresse à ce qui n’est pas dit, à ce qui aurait pu être dit, donc aux différentes versions possibles. Or, envisager les différentes versions, n’est-ce pas le moteur même de la traduction?

Conclusion

L’acquisition de compétences procédurales sur l’utilisation des corpus fait consensus dans les cursus : quiconque se forme à la traduction doit apprendre à construire un corpus et à l’employer afin de suivre les formes et les normes d’écriture d’un domaine. Nous avons cherché à montrer l’impensé idéologique de cette pratique. Notre objectif était de formuler un savoir critique à intégrer aux cours de traduction économique et financière dans une conjoncture où la traduction automatique neuronale commence à s’installer dans la profession et, conséquemment, dans la salle de classe. Nous avons expliqué sous un angle social ce qu’est l’économie financiarisée et comment le discours spécialisé est partie prenante dans la structuration et l’emprise d’un ordre symbolique qu’il n’est pas facile de reconnaître. Nous avons choisi le journal comme matériau interdiscursif parce qu’il permet de voir le mieux les rapports de force en société. Le savoir critique ne vise ni à diaboliser les machines à traduire, ni à promouvoir une vue manichéenne de l’économie et de la finance, mais plutôt à faire prendre conscience aux traductaires de leur rôle dans la reproduction des manières de dire et de penser les choses.