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Introduction

En tant que pays officiellement bilingue, le Canada produit à l’occasion, quoique relativement rarement, des produits culturels qu’on pourrait qualifier de « produits bilingues ». Par cette expression, nous entendons des produits qui ont la particularité de s’adresser à chacune des communautés linguistiques de manière autonome, et pas aux locuteurs spécifiquement bilingues. Ce type de produit culturel a été notamment analysé dans la thèse de doctorat de Christine York (2014, pp. 151-159) qui traite du rôle de la traduction dans les films produits par l’Office national du film (ONF) du Canada/National Film Board (NFB) of Canada[1]. Cette particularité n’est pas unique; les discours politiques canadiens (Gagnon, 2014; 2019) fonctionnent généralement de cette manière : on s’adresse différemment aux publics francophone et anglophone. L’ouvrage Everyone Says No de Kyle Conway (2011) est aussi un cas intéressant. L’auteur présente, entre autres, une analyse de la couverture médiatique au sujet de l’Accord du lac Meech et de l’Accord de Charlottetown par des bulletins d’information des deux langues officielles, soit The National de la CBC et Le Téléjournal de Radio-Canada. Dans ce cas, Conway en vient à la conclusion que les bulletins d’information ne livrent pas de manière semblable une même information à leur public respectif.

Ce paradoxe apparent où un pays bilingue produit un discours majoritairement unilingue dans chacune de ses deux langues officielles peut s’expliquer par le fait que, selon le recensement de 2016[2], seulement 17,9 % des répondants ont affirmé être bilingues. En effet, le pays est essentiellement composé de deux grands ensembles unilingues : la communauté francophone à 22,8 %, contre 75,4 % pour la communauté anglophone. On peut donc aisément comprendre que pour respecter l’esprit du bilinguisme officiel canadien, les discours politiques ou les produits culturels doivent passer par un processus qui permet le passage d’une langue à une autre, que ce soit la traduction ou la corédaction (des lois, par exemple; v. Gémar, 2015). Même si les producteurs de ces contenus font en sorte de rendre des messages semblables dans l’une et l’autre des langues officielles, les récepteurs restent, la plupart du temps, dans leur propre monde linguistique, sans possibilité de comparer ce qui se dit dans l’autre langue. Nous pouvons alors penser que le travail de traduction prend une place importante au Canada. Cependant, même si ce travail peut se faire dans un sens comme dans l’autre, c’est-à-dire de l’anglais vers le français et inversement, plusieurs auteurs ayant étudié le sujet de la traduction institutionnelle au Canada arrivent à la conclusion que l’anglais est la langue dominante et le français, la langue traduisante (Cardinal, 1978; LeBlanc, 2014).

Les pratiques de traduction peuvent emprunter des avenues dissemblables, dont rendre le même message pour la communauté qui reçoit le texte traduit ou bien adapter ce message pour cette communauté, ce qu’on pourrait dans notre cas rapprocher du phénomène de la localisation. La plupart du temps, l’analyse se penche sur le texte source ou le texte cible, c’est-à-dire sur ce qui est écrit dans une langue ou dans l’autre. Ce genre d’analyse s’intéresse davantage à une seule langue, car l’oeuvre est produite dans l’une ou l’autre des langues analysées. Dans certains cas, l’analyse porte sur un même sujet qui est traduit dans les deux langues (Conway, 2011). Cependant, comment aborder un produit conçu par un seul émetteur dont les langues source et cible s’entremêlent autant dans le produit source que dans le produit cible?

Un cas nous semble à propos pour étudier ce phénomène, celui de la série documentaire bilingue 8e feu : Les Autochtones et le Canada, le sentier de l’avenir (8e feu, 2012), ou en anglais, 8th Fire: Aboriginal Peoples, Canada and the Way Forward. Cette série a été produite et présentée par la société d’État CBC/Radio-Canada au début de l’année 2012. Ce documentaire, qui contient en apparence quatre épisodes, a été conçu en fonction de chacune des communautés linguistiques officielles, c’est-à-dire que les anglophones pourront la visionner en anglais comme s’il s’agissait d’un produit original et il en sera de même pour les francophones. Si le locuteur d’une langue qui ne comprend que cette langue ne visionne que la version de la série conçue pour lui, il ne se rendra pas compte que la série existe en deux versions. Notre position de chercheurs est celle du locuteur à qui la série ne s’adresse pas : le locuteur bilingue qui peut comparer les deux versions, et qui en a l’intérêt. Notre travail visera donc à non seulement décrire le rôle de la traduction dans les épisodes, mais encore à décrire les différences dans le traitement de la traduction selon la langue du public cible tout en contribuant à une méthodologie propre à ce genre de produit culturel bilingue. Nous commencerons notre analyse en expliquant le contexte de la série. Nous poursuivrons ensuite avec une description interne de la traduction dans chacune des séries. Cette description peut être assimilée à la notion de « overt translation » de Juliane House (2015) au sens où la traduction est explicitement montrée dans chacune des séries. Nous passerons ensuite à une description externe, ou comparée, du traitement de la traduction selon la langue de la série. Nous pourrions ici qualifier la traduction de « covert », pour employer encore une fois l’expression de House, au sens où chacun des publics n’a pas accès à la manière de traiter la traduction dans l’autre langue. Nous observons, grâce à cette étude comparée des deux séries, que la traduction n’est pas traitée de manière semblable entre les deux langues officielles au Canada, qui seraient, pour employer les termes du journaliste Paul Journet, « l’anglais et le “traduit” » (cité dans Gagnon, 2019, p. 7).

1. Contexte de la série 8e feu

La série documentaire 8e feu est en quelque sorte une première dans l’histoire de la société d’État CBC/Radio-Canada. Que ce soit la CBC ou Radio-Canada, chacune produit un contenu pour son public cible, soit anglophone pour le premier et francophone pour le second. Parfois, des émissions sont créées et produites de manière relativement semblable, comme pour La soirée du hockey et Hockey Night in Canada, une émission de hockey bien connue au Canada. Ces émissions étaient diffusées au même moment, dans un format assez similaire, et un même indicatif musical accueillait les téléspectateurs; par contre, l’émission était tournée deux fois, dans deux lieux distincts (Montréal et Toronto), avec des équipes de tournage complètement séparées. Dans d’autres cas, plus rares, on montre une émission semblable, mais complètement refaite pour l’autre communauté linguistique. À notre connaissance, pour ce qui est de Radio-Canada et de la CBC, cela ne s’est fait qu’une fois, avec l’émission La famille Plouffe, tirée du roman de Roger Lemelin, Les Plouffe (Lemelin, 2008 [1948]), qui a pris l’antenne en 1953, devenant ainsi le premier téléroman canadien. L’émission, d’abord produite par Radio-Canada, sera présentée un an plus tard par la CBC sous le titre The Plouffe Family. Plutôt que de reprendre l’émission francophone et de modifier la bande-son, on utilise les mêmes acteurs, les mêmes décors et on refait les mêmes scènes, en anglais. Nous sommes au début de la traduction audiovisuelle.

Pour ce qui est de l’approche quant aux enjeux des peuples autochtones et à la diffusion de leurs langues, certaines similarités et différences sont discernables entre les deux organismes. Dans les deux cas, les langues autochtones sont très peu présentes dans les productions de ceux-ci. On remarque toutefois une histoire propre à chacune des sociétés quant à leur approche. En 1960, la CBC embauche ses premiers animateurs locuteurs de langues autochtones (inuktitut et déné), permettant ainsi de rejoindre certaines communautés autochtones. Puis, dans les années 1970, les premières émissions de télévision en langue autochtone y font leur apparition. L’Unité de contenu autochtone des Prairies, créée par la CBC, verra le jour en 2004. Du côté francophone, il n’y a pas, à notre connaissance, de diffusion de contenu en langue autochtone par Radio-Canada. Bien que la société se targue d’avoir eu plusieurs personnalités autochtones comme animateurs au fil des années[3], il faudra attendre 2016 pour voir une action qui pourrait ressembler à ce qui se fait du côté anglophone, soit la création du portail Espaces Autochtones, selon la page Notre histoire de la société d’État (CBC/Radio-Canada, s.d.). Ce portail publie très souvent un contenu traduit et adapté vers le français provenant de la société anglophone. Dans tous les cas, les langues autochtones sont inaudibles du côté du diffuseur public francophone. Ainsi, même si la CBC et Radio-Canada forment conjointement une même société d’État, les réseaux prennent des chemins distincts et créent un contenu pour leur communauté cible. Dans le cas de la série 8e feu, ils se sont unis pour créer un contenu dans les deux langues afin de présenter les cultures autochtones aux communautés non autochtones. Les langues autochtones sont toutefois absentes de la série diffusée à la télévision.

La série 8e feu avait pour objectif d’informer un public principalement non autochtone canadien de la relation entre le Canada et les peuples autochtones. Nous pouvons lire sur le site Web francophone de la série, toujours en ligne au moment d’écrire cet article :

8e feu est une série provocatrice et dynamique au coeur du monde autochtone. Elle veut montrer pourquoi il est urgent de rétablir la relation que le Canada entretient depuis 500 ans avec les peuples autochtones, enlisés dans le colonialisme, les conflits et le déni.

ICI.Radio-Canada.ca, s.d.

Les téléspectateurs peuvent voir un présentateur leur parler de sujets comme l’histoire des Autochtones au Canada, la politique, l’économie et plusieurs autres. Puis, des artistes, des entrepreneurs, des avocats, une directrice d’un centre autochtone, une photographe, etc., défilent à l’écran. Dans une même version, nous entendrons des personnes parler le français, d’autres l’anglais, parfois les deux langues.

En visionnant les deux versions de cette série côte à côte, on remarque rapidement qu’elles ne sont pas tout à fait pareilles. D’une part, chacune des versions a son présentateur, un anglophone pour l’une, un francophone pour l’autre. Les lieux de tournage de leurs segments varient : le présentateur francophone se trouve à Montréal; le présentateur anglophone, à Toronto, à Winnipeg, ainsi qu’à d’autres lieux. Les segments des intervenants sont parfois traduits par des voix hors champ ou des sous-titres, parfois ils sont conçus dans une langue et refaits dans l’autre, et même, quelques fois, ils ne figurent que dans l’une des versions. Dans les deux versions, autant les anglophones que les francophones feront l’expérience du bilinguisme canadien. C’est-à-dire que les deux langues, l’anglais et le français, seront entendues. Comment pouvons-nous alors aborder ce type de produit dans lequel les deux versions bilingues passent pour la version originale?

2. Localisation comme approche théorique

L’élément le plus intéressant est, selon nous, la façon dont la série est conçue pour chacune des communautés. C’est-à-dire que chacun des réseaux s’est adapté à sa communauté respective, ce qui n’est pas sans rappeler le processus de localisation. Dianne Cyr et Richard Lew affirment :

Localization refers to content adaptation to accommodate various cultures and cultural preferences. This includes language translation and adjusting content to capture the meaning of the message, as well as consideration of various Web design features such as the use of appropriate colors, navigation tool preferences, etc.

2003, p. 338

Même si la localisation s’applique davantage à l’informatique de nos jours, son principe fondamental – le fait d’adapter un produit à une culture particulière – permet de comprendre la conception des épisodes de la série 8e feu, mais aussi de son « paratexte » : son coffret DVD, ses sites Web (une version en anglais et une en français) et ses guides destinés aux enseignants qui désirent la montrer à leurs élèves. Toutefois, une analyse en matière d’adaptation (ou « tradaptation ») peut difficilement suffire à rendre compte du phénomène : il ne s’agit pas, pour les personnes participant à l’adaptation de la série, de simplement adapter le produit; il faut également cacher le processus, voire masquer le fait qu’il s’agisse d’une adaptation. Plusieurs raisons nous ont inspirés à en faire un concept opératoire.

D’abord, selon Anthony Pym, « [t]ranslation operates on the basis of equivalence (whereas the adaptive aspects of localization need not » (2004, p. 54). Autrement dit, la localisation permet une plus grande liberté de traduction. Ensuite, comme concept, elle permet d’appréhender les motivations derrière cette occultation du processus. Rappelons que la localisation participe d’un processus de transformation qui se décompose en étapes (en anglais : « globalization, internationalization, localization, translation », ou GILT, v. Jiménez-Crespo, 2013, pp. 24-39). Une de ces étapes est l’« internationalisation » qui, dans le cas de produits informatiques, vise à « déculturer » le produit à traduire, c’est-à-dire à s’assurer qu’il ne soit pas lié à une culture particulière (ibid., p. 25). Si on veut prendre l’internationalisation comme concept, comme nous tentons de le faire, il s’agit d’y voir la volonté, dans cette première étape de l’adaptation, d’effacer les traces d’une traduction, c’est-à-dire le lien forcément hiérarchique entre l’original et sa traduction. Cette tierce version qui s’installe entre l’original et la traduction est idéale, au sens où elle se conçoit au mieux comme une instance de « désencodage » : on abstrait le message de son code pour mieux le réencoder par la suite. Si le processus est bien mené, l’original devient une traduction comme les autres[4], et ce n’est plus tellement l’« équivalence » entre les versions qui compte, mais l’adéquation de chacune des versions pour son public.

Ainsi, la localisation offre la possibilité de mieux comprendre la conception du message et de la série elle-même. Cependant, pour aborder analytiquement les stratégies de traduction, nous nous sommes inspirés de la dichotomie proposée par Juliane House, qu’elle décrit dans son ouvrage Translation Quality Assessment: Past and Present (1997, 2015), et plus particulièrement, des concepts « overt translation » et « covert translation » (2015, pp. 54-57), qu’on pourrait traduire par « traduction explicite » et « traduction implicite », respectivement (House, 2018 [2010]). Nous avons choisi Juliane House essentiellement pour la simplicité de sa conceptualisation des types de traduction. La dichotomie qu’elle propose, s’inscrivant dans une réflexion fonctionnaliste – et non littéraire –, permet de sortir des binarités comme « traduction cibliste/traduction sourcière » qui n’amènent rien à l’analyse d’un cas comme celui de la série 8e feu.

Dans une traduction explicite, le récepteur de cette traduction sait que c’en est une. House affirme : « In an overt translation the source text is tied in a specific manner to the source language community and its culture » (1997, p. 66). La traduction littéraire en général relève de ce type de traduction. L’auteure donne en exemple un discours prononcé par Winston Churchill. Si le texte est traduit en français, il serait difficile de faire croire à un texte original, autrement dit, que Churchill aurait écrit son texte dans une autre langue que l’anglais. À l’inverse, une traduction implicite semble un texte original, où le travail de traduction disparaît. Nous présenterons des exemples tirés de la série où les paroles de certaines personnes sont traduites, notamment par des voix hors champ ou des sous-titres, alors que d’autres le sont par des stratégies qui font croire aux téléspectateurs que ces segments ont d’abord été conçus dans leur langue.

Pour arriver à nos fins, nous avons créé une banque de données dans laquelle nous avons séparé chacun des segments de toute la série, en tenant compte des lieux, des images montrées, de la langue parlée, des stratégies de traduction, du temps, etc., pour chacune des versions. Grâce à cette banque de données, nous pouvions analyser les segments plus facilement de manière séparée et les comparer pour finalement mieux comprendre la conception de la série 8e feu et les effets possibles dans chacune des communautés linguistiques officielles du Canada.

3. Analyse interne à chacune des séries : le rôle de la traduction explicite

Les deux versions de la série 8e feu ont recours à des stratégies de traduction explicite pour rendre un message dans l’autre langue, soit des sous-titres fixes et des voix hors champ, ce qui fait partie de la traduction audiovisuelle qui, selon Yves Gambier, « est une traduction qui n’est pas plus contrainte, pas plus un mal nécessaire que d’autres types de traduction; elle est une traduction sélective avec adaptation, compensation, reformulation et pas seulement pertes » (2004, p. 5). Dans certains cas, donc, ce type de traduction peut prendre davantage de liberté pour rendre un message à son public cible. Quant à sa version française, la série emploiera les sous-titres pour traduire les propos d’un intervenant quand il y a mise en scène; les voix hors champ seront pour leur part utilisées quand les intervenants feront face à la caméra pour répondre à des questions sous-entendues.

De son côté, la version anglaise utilise très peu ce type de traduction, et elle le fait d’une autre façon. En effet, même si la série semble avoir été conçue conjointement, nous pouvons croire qu’elle a été pensée en anglais d’abord, puis traduite vers le français. Les deux premiers épisodes de la série dans sa version anglaise ne présentent aucun segment utilisant de la traduction explicite. Dans les deux derniers épisodes, les voix hors champ et les sous-titres sont utilisés pour un total de sept minutes, ceci dans une série d’une durée d’environ 2 h 50 min. De plus, on aura recours à ces stratégies différemment, c’est-à-dire qu’on lira des sous-titres ou on entendra des voix hors champ autant pour des segments de mise en scène que pour certains où les intervenants sont vis-à-vis de la caméra. La version française, pour sa part, contient entre 20 et 25 minutes de segments originellement en anglais et traduits par ce type de stratégie dans chacun des quatre épisodes, soit environ 1 h 25 min. Autrement dit, environ la moitié de la série francophone montre des segments dans lesquels on entend des voix d’anglophones, alors que la série anglophone ne contient qu’un maigre 4 % de voix francophones traduites. Ce type de données peut être constaté à la suite d’une analyse rigoureuse de chacun des segments dans les deux versions.

Nous remarquons aussi que, en ce qui concerne la présentation du travail de traduction pour les deux versions, on n’accorde pas le même traitement. Dans les génériques des deux premiers épisodes en anglais, nous notons cinq noms de traductrices sous Translators. Les deux derniers épisodes passent ces traductrices sous silence. Alors que la version anglaise ne mentionne aucune des personnes ayant participé aux voix hors champ, la version française cite, au total, 43 personnes. De plus, dès les premières lignes du générique de fin, nous voyons adaptation française, puis chacun des épisodes fera une liste des traductrices ayant travaillé sur ces épisodes, en plus de noms sous révision des textes et conseiller linguistique. Ainsi, la version française affiche davantage le travail de traduction que la version anglaise, même si celui-ci est présent dans les deux.

La visibilité de la traduction est ainsi plus grande dans la version française, d’abord parce qu’elle laisse plus de place à des intervenants anglophones, mais aussi parce qu’elle nomme les traductrices. Du côté anglophone, nous constatons plutôt un certain travail d’« invisibilisation » de la traduction : moins d’intervenants francophones et absence du nom des personnes ayant participé à la traduction vers l’anglais. Toutefois, un fait plus dommageable peut être perçu de cette invisibilisation : le public francophone comprendra qu’il y a, au Canada, des Autochtones qui ne parlent pas sa langue; c’est moins vrai pour le public anglophone qui, au contraire, pourra très bien voir la francophonie chez les Autochtones comme une anomalie. C’est cet écart d’attitude envers l’autre langue et ses locuteurs (ici, les Autochtones francophones) qu’il s’agit d’explorer dans la prochaine section en comparant le traitement fait à la traduction dans les deux séries.

4. Analyse externe et comparaison des séries : le rôle de la traduction implicite

La série a été montrée à deux publics cibles. Pour ce faire, les producteurs ont créé deux versions d’un même produit. Que les téléspectateurs regardent une version à la télévision ou bien sur le DVD, les signes d’une double série sont difficiles à déceler. Pour vraiment comprendre les enjeux d’une telle méthode de production, il est nécessaire de comparer les deux versions. Dans cette section, nous fournirons plusieurs exemples pour souligner chaque fois un élément important des différences entre les versions.

4.1 Autotraduction des participants de la série

Même si la version anglaise contient peu de traduction explicite, elle ne s’empêche pas de traduire. Elle le fait autrement. En effet, nous y trouvons des segments où des intervenants se traduisent eux-mêmes grâce à leur bilinguisme. Par exemple, dans la version anglaise, un intervenant parlera en anglais, et dans la version française, il présentera ses propos en français, en s’autotraduisant, ce qui rappelle en quelque sorte la traduction dans l’émission The Plouffe Family ou encore les documentaires de Grant Kennedy (1972) analysés par Christine York dans sa thèse de doctorat (2014, p. 155-159), alors que certains des intervenants refaisaient leur témoignage, mais dans l’autre langue. Il en sera de même dans la version française de 8e feu. Par exemple, Édith Cloutier, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, apparaît plusieurs fois dans l’épisode 1 des deux séries. Dans la version française, Cloutier, une francophone, affirme :

On a souvent une image de la personne autochtone qui a de la difficulté à mener à bien ses objectifs et, oui, on a pu avoir ces préjugés qui ont été véhiculés face à la garderie, où on avait possiblement une garderie de moins bonne qualité qu’une garderie non autochtone à Val-d’Or parce qu’on a des employés autochtones, parce qu’on est dans un milieu autochtone. Mais aujourd’hui, on constate que l’effet est en train de s’inverser, parce qu’on voit que de plus en plus de familles non autochtones ont le désir d’amener leur enfant dans notre garderie afin qu’il puisse justement vivre une immersion culturelle qui est différente.

VF E1, 30:51[5]

Dans la version anglaise :

When we opened our doors, we were hearing comments about the quality that could be not as high as a non-native daycare because it’s in a native environment. But now we see that we have waiting lists of non-native family of... in Val-d’Or that wished to have their children integrate this day care.

VA E1, 32:59

À l’écoute des paroles de Cloutier, nous remarquons d’abord son aisance plus prononcée dans la version française, même si son utilisation de l’anglais est de bonne qualité. Le texte français est beaucoup plus long que le texte anglais. Cloutier semble amener des propos semblables, mais dits d’une autre manière, ce qui pousse à croire à une absence de scénario et de traductrice. C’est pourquoi nous pouvons penser qu’elle s’est traduite elle-même, en refaisant les segments dans les deux langues, l’un après l’autre, et ainsi, qu’elle s’est servie de son bilinguisme pour rendre son propos dans les deux langues.

Dans d’autres cas, par contre, les concepteurs ont choisi de se servir de propos dissemblables pour des segments situés environ au même moment. On peut entendre Cloutier dans la version anglaise :

Nobody’s going to go nowhere. Everybody’s here to stay. Now, how do we work it out together?

VA E1, 1:54

Dans la version française, on entend plutôt :

Je pense que c’est l’accumulation de ces petits changements-là qui nous permettent de mesurer jusqu’à quel point on peut avoir un impact dans notre société.

VF E1, 1:38

Ainsi, les téléspectateurs des deux versions, à un moment précis, ne recevront pas les mêmes propos. Dans une version, on pose une question pour savoir comment on peut collaborer; dans l’autre, on évoque une accumulation de petits changements qui servent à mesurer une incidence au sein de la société. On usera de cette stratégie qui vise à profiter du bilinguisme des intervenants à plusieurs endroits tout au long de la série, parfois lors de segments tels que nous venons de les décrire, parfois lors de mises en scène, où les intervenants créent la scène dans une langue, puis la recréent dans l’autre.

4.2. Présentation des épisodes pour des publics distincts

À première vue, les deux versions de la série se ressemblent. Le format, les couleurs, la musique, etc., font croire à une simple traduction. Cependant, dès les premières minutes, nous remarquons les différences. Dans la version anglaise, Wab Kinew est le présentateur; dans la version française, c’est Charles Bender. Au moment de la diffusion de la série, Wab Kinew était un journaliste bien connu à la CBC. Il avait été auparavant musicien dans le groupe de hip-hop Dead Indians[6]. Charles Bender, pour sa part, était comédien, autant au théâtre avec la compagnie Ondinnok qu’à la télévision, et s’était démarqué par l’animation de l’émission jeunesse C’est parti mon tipi diffusée sur le réseau APTN[7]. Tout au début du premier épisode, nous voyons marcher les deux hommes, le soir, dans des décors différents. Kinew se tient devant le Centre Eaton de Toronto alors que Bender déambule sur le belvédère Kondiaronk, dans le parc du Mont-Royal, à Montréal. Ils se présentent ainsi :

Hi, I’m Wab Kinew. I’m an Anishinaabe from the Ojibways of Onigaming First Nation in Ontario. Welcome to 8th Fire. It’s been about 500 years since your people first met my people, and things look a little bit different. Let’s face it though, our relationship still needs a lot of work.

VA E1, 0:21

Je me présente : Charles Bender. J’appartiens à la nation huronne-wendat du Québec. Bienvenue à ce premier épisode de la série documentaire 8e feu. Ça fait 500 ans que vos ancêtres ont rencontré les miens. On ne se le cachera pas, notre relation a des problèmes.

VF E1, 0:22

La structure des phrases est identique dans les deux cas, c’est-à-dire nom, appartenance et province, etc., ce qui démontre le travail d’un scénariste et d’une traductrice. On remarque ainsi la stratégie de localisation par le fait qu’on utilise un présentateur représentatif de la communauté cible, soit un Autochtone anglophone pour l’un et un Autochtone francophone pour l’autre. Nous remarquons un changement de point de vue, une modulation, selon Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet (1984, p. 51), par le fait que la version anglaise fait voir le travail que cette relation nécessite et que la version française porte attention aux problèmes de cette relation.

4.3 Qualité variée : l’adaptation nécessaire

Par la comparaison des segments des présentateurs dans les quatre épisodes, nous remarquons que la conception de la version anglaise est davantage recherchée. En effet, les quatre épisodes montrent Wab Kinew de manière différente. Tout d’abord, le présentateur change de vêtements pour chacun des épisodes. Dans l’épisode 1, on le voit avec un veston gris foncé, un jean et un t-shirt bleu arborant un motif d’aigle; dans le deuxième, il porte un jean et un t-shirt affichant les mots Electric Powwow, du groupe musical A Tribe Called Red; dans le troisième, un veston gris foncé, un chandail ligné de deux teintes de gris, un pantalon foncé et, vers la fin de l’épisode, des gants; dans le quatrième, un jean et un manteau beige avec des motifs d’aigle. On le verra à Toronto, à Winnipeg, ou bien dans le village rotinonhsión:ni de Crawford Lake en Ontario. Pour ce qui est des segments de Bender, ce dernier conserve un style sobre tout au long de la série. Il porte les mêmes vêtements, soit un pull à col roulé rouge, un pantalon noir et un long manteau gris. On le verra tantôt sur le belvédère Kondiaronk, qui offre une vue sur le centre-ville de Montréal, tantôt dans ce qui ressemble à la forêt du parc du Mont-Royal ou dans le centre-ville montréalais. Les arrière-plans des épisodes 1 et 4 seront composés soit d’éléments naturels (des arbres, un lac, etc.), soit d’immeubles commerciaux ou résidentiels. Ceux des épisodes 2 et 3 regrouperont presque seulement des éléments naturels, excepté pour quelques scènes. Par conséquent, les segments de Bender, tout au long de la série, restent relativement semblables. Nous pourrions en conclure que les styles vestimentaires de Kinew, adaptés aux moments de la journée ou à la température, peuvent indiquer que le tournage de ces segments s’est échelonné sur plusieurs jours, voire plusieurs mois, alors que ceux de Bender semblent n’avoir été tournés qu’au cours d’une seule journée. De plus, les vêtements de Kinew sont plus représentatifs des peuples autochtones. La version française, qui semble ici s’être servie du script écrit d’abord pour la version anglaise, perd des éléments culturels autochtones auxquels seul le public anglophone aura accès. À la lumière de ce qui précède, les segments liés aux présentateurs ne paraissent pas avoir eu droit à un budget équivalent. Nous pourrions ainsi émettre l’hypothèse que l’adaptation française de ces segments permettrait d’augmenter le public de la production originale sans engager beaucoup de frais en production.

Dans l’épisode 2, on constate une grande différence dans une des scènes qui fait partie des deux versions. Alors que Bender se trouvera principalement dans une forêt, qu’on peut soupçonner se trouver sur le Mont-Royal, dans la version anglaise, on visite plutôt avec Wab Kinew la réplique d’un village rotinonhsión:ni, celui de Crawford Lake, en Ontario, qui sert de décor pour tout l’épisode. Dans un segment qui décrit brièvement l’histoire entre les peuples autochtones et les Européens, Kinew marche parmi une foule d’objets. Le décor est conçu pour s’adapter au texte de Kinew. Par exemple, alors qu’il parle du chapeau fabriqué en peau de castor, on le voit prendre un chapeau et le montrer à la caméra :

It wasn’t like they showed up and the Natives said “oh, there goes the neighborhood.” And the relationship grew stronger, fashionable even. Remember these? It’s a beaver hat. This was considered cool back in the day. That’s right, our rodents were all the rage in 17th century Europe. That led to the fur trade, and of course, the fur trade gave us Canada.

VA E2, 4:37

Du côté francophone, on verra plutôt Bender marcher en forêt, sans aucun des accessoires de Kinew :

On n’a pas crié : « Sauve qui peut! Les Blancs arrivent! » Au contraire, ça allait plutôt bien entre nous. On faisait même affaire ensemble. C’était le début du commerce de la fourrure et le commerce de la fourrure a donné naissance au Canada.

VF E2, 4:47

On remarque que l’idée principale de cet extrait est conservée dans les deux langues. On commence par l’arrivée des Blancs puis on termine par le commerce de la fourrure et la naissance du Canada. Cependant, étant donné que Bender marche dans la forêt sans les accessoires dont disposait Kinew, une traduction intégrale du texte aurait porté à confusion, d’où la nécessité d’adapter le texte avec un discours beaucoup plus général. Il aurait été impossible que Bender affirme en français ce que dit Kinew : « Remember these? It’s a beaver hat. This was considered cool back in the day ». En effet, ce chapeau n’apparaît pas dans la version française et les téléspectateurs n’auraient pu comprendre le propos sans l’accessoire.

4.4 À chacun son message

Les segments des présentateurs tout au long de la série forment un mélange de traduction et de réécriture. On s’adapte à sa communauté non seulement en fonction de l’image, mais aussi en fonction du message. Dans le deuxième épisode de la version française, Charles Bender lance fièrement : « Mesdames et messieurs, voici l’avenir du Québec : le Plan Nord » (VF E2, 14:04). Il poursuit son discours en vantant ce projet, qui occupait la scène politique lors de la diffusion de la série. Alors que ce segment est consacré à ce projet et qu’on voit de multiples images en lien avec celui-ci, la version anglaise ne fera que le mentionner :

For example, the proposal to get Alberta oil to Asia involves a pipeline that passes through the territory of 50 First Nations. And here is the official declaration of Quebec fastening its future to an economic blueprint called Plan Nord.

VA E2, 15:47

La version française, destinée à la communauté francophone, qui se trouve majoritairement au Québec, faisait ainsi la publicité de ce projet. La version anglaise, pour sa part, le place en compagnie d’autres projets, comme celui d’un oléoduc en partance de l’Alberta vers la Colombie-Britannique. Ainsi, la série avait une visée politique sur des enjeux en lien avec les peuples autochtones, mais s’adaptait à chacune des communautés linguistiques. Dans ce cas, elle désirait faire connaître, plus particulièrement à la communauté francophone du Québec, un projet issu du gouvernement québécois et qui visait à développer le Nord-du-Québec[8].

D’autres fois, les concepteurs se sont tournés vers des personnes différentes pour présenter un même type de segment. Par exemple, le groupe musical Winnipeg’s Most occupe une grande partie de l’épisode 1 dans les deux versions. Leurs segments sont produits en anglais, langue du groupe, puis traduits par des voix hors champ ou des sous-titres pour la version française. À un moment, un de leurs segments est remplacé par un segment de Janelle Wookey, une vidéaste métisse de l’Alberta. Wookey ne fait pas partie de la version anglaise. Les deux segments portent sur la discussion entre les jeunes et les aînées. Kinew et Bender affirment :

The boys from Winnipeg’ Most want to understand their past so that they can move forward, but how do you do that. Well, they say, wisdom lies with the elders.

VA E1, 33:44

Beaucoup de jeunes n’ont donc aucune idée de l’origine de leur famille ni de leur histoire. C’était un sujet tabou. Un secret lourd.

VF E1, 32:22

Nous remarquons ici deux idées. D’un côté, on fait penser à un sujet tabou, un secret lourd, de l’autre, à de la sagesse (wisdom). Le segment de Winnipeg’ Most se référera aux pensionnats autochtones et à la route vers la guérison, et nous verrons les membres du groupe s’asseoir avec des aînées et en discuter. Dans la version française, Wookey présente son court métrage Mémère métisse (2008), dans lequel on la voit discuter avec sa grand-mère au sujet des Métis, ce qui nous amène à un autre élément de comparaison : l’histoire du pays n’est pas la même dans les deux langues.

4.5 Deux histoires racontées

L’histoire des Métis dans l’Ouest canadien, abordée à quelques reprises dans la version française, est beaucoup moins présente dans la version anglaise, comme nous pouvons le voir dans l’introduction d’un segment par les deux présentateurs :

Here in Winnipeg, one in ten people is either First Nation, Inuit or Metis. That’s the largest aboriginal population per capita of any Canadian city.

VA E1, 2:21

À Winnipeg, une personne sur dix est autochtone, ce qui n’est pas surprenant, vu que le Manitoba a été fondé par Louis Riel, un Métis qui s’est battu pour les droits des siens, ce qui lui a valu la peine de mort.

VF E1, 5:50

Cette information à propos de Louis Riel ne se trouve nulle part dans la version anglaise. Les téléspectateurs anglophones entendront seulement quelques fois le mot « Métis », mais ils en sortent peu informés sur eux. L’épisode 2, dans les deux versions, mettra en scène John Lagimodiere, un Métis de Saskatoon. Cependant, ce sera la seule information sur les Métis dans cet épisode, autant en anglais qu’en français. Cette situation semble laisser penser qu’il y a un dédoublement de l’histoire au Canada, c’est-à-dire une version pour les anglophones et une autre pour les francophones. Inconsciemment, la série tend à participer à ce dédoublement en mettant en scène non pas une relation à améliorer, mais deux : entre les communautés anglophones et autochtones d’une part, et entre les communautés francophones et autochtones de l’autre.

Cette double histoire apparaît dans d’autres segments. Dans l’épisode 3, Charles Bender évoque l’histoire derrière le belvédère Kondiaronk, où certains de ses segments ont été tournés. Le présentateur rappelle les alliances entre Anglais et Rotinonhsión:ni, et entre Français, Wendat (Hurons) et Anicinape (Algonquins), et la guerre qu’ils se sont livrée pour les territoires de chasse :

Ce belvédère sur le Mont-Royal à Montréal est un mémorial dédié au chef huron Kondiaronk, un allié de première heure des Français. Il est l’un des architectes de l’une de ces paix, connue sous le nom de Traité de la Grande Paix de Montréal.

VF E3, 2:06

Dans la version anglaise, ce segment traitera d’idées semblables : guerre pour le territoire et alliances. Plutôt que de nommer des alliances entre Français et Autochtones et Anglais et Autochtones, on rappelle l’aide que les Autochtones auraient apportée, selon les scénaristes de la série, aux Britanniques pour que ces derniers remportent la guerre contre les Américains, ainsi qu’une de ses conséquences, la Proclamation Haldimand :

Just down the river from here there’s a swath of land that cuts through Ontario’s heartland, full of cities, farm, and industry. But every kid on the Six Nations Reserve knows it as the Haldimand Proclamation: 950,000 acres given to their ancestors for helping the British win the war against the Americans.

VA E3, 2:18

La version française présente la Grande Paix de Montréal, soit en 1701, entre les Français et les Cinq Nations rotinonhsión:ni (les Iroquois)[9]. Dans la version anglaise, pour sa part, c’est la Proclamation Haldimand de 1784 (soit environ 80 ans plus tard) qui est rappelée. Dans ce dernier cas, ce sont les Six Nations (la nation tuscarora ayant rejoint les Rotinonhsión:ni en 1722) et les Britanniques qui ont conclu une entente[10]. Les deux versions évoquent des moments différents de l’histoire. Pour l’une, on rappelle le point de vue de l’alliance franco-autochtone, pour l’autre, l’alliance anglo-autochtone.

L’épisode 2 dans sa version anglaise met en valeur le juriste anishinaabe/ojibway John Borrows, professeur à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique, qui vient expliquer en partie la fondation du Canada, par un mélange de traditions juridiques britanniques et autochtones :

Canada wasn’t just formed through British law alone. It was an intermingling of British law with indigenous peoples’ law and putting those two sources of law together, with the wampum belts with the agreement is the foundation of our country founded on peace, friendship, and respect. It’s a story I think we’d love to celebrate.

VA E2, 25:55

Plutôt que de traduire les propos de Borrows, la version française fait appel au professeur Jean Leclair, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal :

Il faut savoir que, par exemple, la Nouvelle-France existe parce qu’il y a commerce des fourrures. Ça va… Et donc on a besoin d’une participation des Autochtones. On a besoin de respecter leur mode de vie, parce que c’est eux qui sont les intermédiaires en matière économique.

VF E2, 24:44

Dans les deux cas, on rend l’idée d’une alliance entre Autochtones et Français ou Anglais, mais on s’en tient à l’histoire de ladite version. Encore une fois, les concepteurs adaptent leur message en fonction de l’histoire de chacune des communautés.

4.6 Personnalités qui disparaissent

Nous avons mentionné plus tôt que la traduction audiovisuelle est sélective, qu’elle comprend entre autres de l’adaptation et des pertes (Gambier, 2004, p. 5). Nous avons aussi indiqué que la série 8e feu n’y échappe pas. Un dernier cas à aborder dans cet article est celui des personnalités présentes dans une version, mais absentes dans l’autre, une situation qui apparaît dès le premier épisode. Par exemple, Janelle Wookey, dont nous avons parlé plus tôt, figure dans la version française, mais pas dans celle en anglais. Aussi, le segment de 1 min 28 du joueur de hockey Jordin Tootoo est présent seulement dans la version anglaise. Ce segment montre des images du sport et de Tootoo qui se rend dans sa communauté. Le thème du hockey a été laissé de côté dans la version française, ainsi que ce joueur de hockey. Bien qu’importantes, les répercussions de ces pertes ne vont pas au-delà de l’épisode lui-même. Ce n’est pas le cas d’une autre personnalité, aussi mise de côté dans la version française. En effet, l’absence de l’écrivaine stó:lō Lee Maracle, qui revient quelques fois dans ce même épisode, a engendré davantage d’effets.

Lee Maracle, une écrivaine bien connue dans le Canada anglais, l’est moins dans le Canada français. En effet, même si son premier ouvrage a été publié en 1975 (2017 [1975]), son premier livre traduit l’a été seulement en 2019. Lors de la diffusion de la série, en 2012, aucun de ses ouvrages n’avait été présenté au public francophone dans sa langue. Même si Maracle apparaît à trois reprises dans la version anglaise, pour un total d’environ 1 min 20, les producteurs n’ont pas jugé bon d’ajouter sa prestation à la version française. Les téléspectateurs francophones se retrouvent donc avec une perte, non seulement celle de l’écrivaine, mais aussi celle des littératures autochtones. Pourtant, un lien avait été créé entre les propos de Maracle et ceux des présentateurs, qui parlaient à un moment de Ron Linklater, un professeur de culture autochtone de Winnipeg interviewé dans l’épisode :

For Ron, the good life isn’t about enjoying the benefits of the suburbs, it’s about being true to his culture and tradition.

VA E2, 38:16

Pour Ron, une bonne vie, c’est pas seulement les joies de la banlieue.

VF E2, 37:02

Cette idée d’une bonne vie (good life) est mentionnée dans les deux versions. Cependant, elle est mise de l’avant dans la conclusion de la version anglaise, mais pas dans celle de la version française. En effet, quelques minutes plus tard, Lee Maracle, dans son dernier segment, affirme :

The good life is where you and I can see each other on the street, find each other interesting, establish a connection, and build a relationship from there. That’s the good life.

VA E2, 42:09

On peut entendre Maracle expliquer ce qu’est pour elle une bonne vie. Dans la version anglaise, on insiste sur cette idée. Un certain travail de montage a dû être fait pour mettre ensemble le segment avec Ron Linklater et celui avec Lee Maracle. Dans la version française, l’idée semble provenir de nulle part parce qu’elle n’est dite qu’une fois. Dans ce cas, le montage ne s’est pas fait à partir des interviews disponibles en français, mais à partir de ce qui est présenté du côté anglophone.

L’absence de Maracle a aussi des effets dans la réception de la série. Par exemple, les segments de l’écrivaine sont souvent cités dans des articles ou des textes commentant la série. C’est le cas, notamment, d’un article de Steven McLeod : « Lee Maracle, […] featured in the 8th Fire series, explains how stereotyping is an integral component of colonialism, as it functions to devalue and dehumanize people designated for colonization » (2015, p. 13). Dans son article, McLeod poursuit son analyse du segment de Maracle. La création de deux versions de la série, qui ne contiennent pas tous les mêmes segments, peut porter à confusion pour les lecteurs de ces épitextes. C’est-à-dire qu’un francophone bilingue qui lit le texte de McLeod et visionne la série en français ne comprendra pas ce à quoi réfère son propos.

En plus d’un DVD et d’un site Web, la série est accompagnée de guides destinés aux enseignants qui désirent la projeter à leurs élèves. Ces guides contiennent de nombreuses questions visant à susciter des discussions avec les élèves au sujet des Autochtones. Encore une fois, ces guides ne sont pas présentés de façon semblable en anglais et en français[11]. Étant donné que les questions de chaque guide portent sur leur version linguistique, il est évident que Lee Maracle ne figure pas dans le guide en version française. Cela signifie qu’il n’y a pas de discussion sur l’écrivaine dans la communauté francophone, mais cette absence va plus loin : la série francophone n’inclut ni écrivain ni écrivaine autochtone. C’est tout un pan de la culture autochtone qu’on délaisse[12].

Les deux versions de la série ne mettent pas en scène les mêmes personnes. Le cas de Lee Maracle est celui qui a le plus de répercussions dans la réception par le fait de sa notoriété et qu’elle a pu être citée par des commentateurs de la série. Cette stratégie montre les effets de la localisation, c’est-à-dire que l’adaptation d’un message pour une communauté peut créer une réception différente. La série, qui à première vue semble un seul produit culturel, ne l’est pas, en réalité.

Conclusion

Le cas de la série documentaire bilingue 8e feu est particulier. En effet, nous nous trouvons devant un produit culturel émanant de l’État canadien, mais conçu en deux versions et diffusé différemment pour chacune des communautés linguistiques officielles du pays[13]. Bien qu’à des degrés inégaux, les langues s’entremêlent autant dans les versions anglaise que française, ce qui fait croire à deux versions sources. Les téléspectateurs, qu’ils soient anglophones ou francophones, qui n’auraient pas connaissance de l’autre version, ne capteraient pas les différences parfois très grandes entre les deux versions. Ce genre de produit culturel bilingue demande une approche nouvelle, que nous avons tenté de montrer en partie dans cet article en proposant une double analyse : interne d’abord, où le rôle de la traduction est décrit; externe ensuite, où il s’agissait de comparer les deux versions.

Pour mener ces analyses, nous avons étudié chacune des versions individuellement, en la séparant par segments et en notant si ceux-ci contenaient de la traduction ou non, le type de traduction (sous-titres et voix hors champ), les images retenues, les thèmes abordés, les lieux filmés, l’habillement, etc. Chacune des versions, envisagée de manière individuelle, peut être le sujet d’une analyse plus poussée. Notre objectif était de comprendre la conception de chacune des versions et en quoi elles divergeaient. Nous devions ensuite les comparer, ce qui nous permettait de rendre compte des types de stratégie utilisés dans les versions, mais aussi, à quel degré ces stratégies étaient utilisées. De plus, cette analyse démontre que la « vraie » version originale est la version anglaise, étant donné le peu de segments traduits lorsqu’on compare cette version à celle en français. Même s’il est normal, voire nécessaire, que les versions diffèrent pour s’adapter à chacune des communautés linguistiques, il n’est pas normal de constater que dans le cas de la version anglaise, l’adaptation donne l’impression d’être plus réussie. Les concepteurs de la version française semblent avoir dû travailler avec ce qui avait déjà été fait du côté anglophone. On s’adapte ainsi à la version disponible (anglaise) plus qu’au public francophone. C’est le principe d’adéquation qui se voit compromis.

À notre avis, distribuer ainsi deux versions d’une même série à deux communautés linguistiques au sein d’un même pays pourrait avoir pour effet de creuser le gouffre entre elles. En effet, même si la traduction joue un rôle important, et que chacune des versions se montre comme la version originale, source, on remarque que plusieurs segments y sont présentés de manière complètement différente. En plus de certains thèmes qui ne figurent que dans une version, des parties de l’histoire canadienne y sont aussi différemment mises en valeur. Bien que des réceptions divergentes soient inévitables, il faut faire attention à ce que cette divergence ne compromette pas une meilleure compréhension des enjeux que vivent les peuples autochtones au Canada[14].