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Dans Architecture in Translation: Germany, Turkey, and the Modern House, Esra Akcan se penche sur le caractère traduisible des concepts d’architecture moderne et d’urbanisme, en mettant en lumière l’histoire entremêlée de l’Europe et de l’Asie occidentale et en offrant de nouvelles façons de comprendre le rôle que joue l’architecture dans la traduction de la culture, de la justice mondiale et des enjeux environnementaux. Architecte turco-américaine, Akcan est professeure au département d’architecture de l’Université Cornell et rattachée au Centre Mario Einaudi d’études internationales, dont elle a été la directrice de 2020 à 2021. Elle a rédigé plus de 150 articles et publié cinq livres, Building in Exile—Bruno Taut : Turkey 1936-1938 (2019, avec Bernd Nicolai) étant le plus récent. Le livre qui fait l’objet de la recension étend la notion de traduction au-delà de la langue, pour y inclure les domaines visuels comme l’art et la conception métaphorique de la traduction comme dynamique d’échanges interculturels produite lorsqu’un style architectural étranger et moderne est introduit dans une culture ancienne.

Architecture in Translation compte une introduction dans laquelle l’auteure passe en revue les idées de la modernité, un premier chapitre portant sur la transmutabilité, un deuxième sur la mélancolie des architectes turcs face à l’architecture vernaculaire changeante, un troisième sur le Siedlung (mot allemand signifiant établissement, colonisation, peuplement, implantation, là où un groupe de personnes décide d’habiter), un quatrième chapitre sur les convictions de l’auteure quant à l’intraduisible, et enfin un dernier sur l’architecture métropolitaine. Le livre se termine par un épilogue, des notes, une bibliographie, une liste d’illustrations et un index.

La monographie d’Akcan nous fait découvrir le rôle incontournable de la traduction dans la modernisation architecturale de la Turquie au XXe siècle. Dans les années 1920-1930, la plupart des architectes travaillant sur des projets turcs les conçoivent sans quitter leur pays d’origine, en communiquant par d’innombrables lettres traduites. Ce dialogue multilingue sera à la base de nombreux malentendus, mais il permettra aussi un échange d’idées, de cultures et de concepts architecturaux. En effet, dans sa transition de l’Empire ottoman au nationalisme kémaliste, la Turquie cherche à se moderniser en se tournant vers l’Europe et, par le fait même, à adhérer à une vision plus occidentale de l’état aux niveaux politique, culturel et architectural. Istanbul perd son titre de capitale en faveur d’Ankara en 1923; par conséquent, de nouveaux édifices gouvernementaux sont nécessaires et un grand nombre de bâtiments et de quartiers résidentiels voit le jour. Afin de couper les ponts avec l’ancien régime et sa capitale impériale, un plan d’urbanisme moderne et de développement régional est mis en place pour la nouvelle cité d’Ankara. Invités à moderniser et à européaniser ses bâtiments, les architectes étrangers cherchent à traduire une nouvelle vision moderniste issue à cette époque de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. L’architecte allemand Hermann Jansen remporte le concours d’urbanisme et de nombreux architectes allemands sont engagés pour réaliser des projets d’envergure.

Malgré la volonté d’importer des concepts architecturaux d’Europe, un certain nombre d’architectes turcs souhaitent ralentir la cadence de construction et réfléchir plus exhaustivement à la question de traduction de la culture, des valeurs, du symbolisme et des méthodes de construction de ces nouveaux édifices. Pourquoi importer l’architecture moderniste européenne qui est, selon eux, froide, sans âme, cubiste et mal adaptée à la réalité turque? N’ont-ils pas plutôt intérêt à garder l’esprit turc et à traduire architecturalement le modernisme allemand? L’auteure note qu’un choix semblable se pose à plusieurs reprises dans les traductions architecturales : un architecte doit-il intégrer autant que possible les influences extérieures dans la culture locale, surtout si celles-ci sont bien différentes de la culture initiale, plus ancienne? En d’autres mots, doit-il maintenir une continuité et une homogénéité dans le contexte existant ou doit-il, au contraire, intentionnellement mettre en lumière les différences et les chocs culturels, en introduisant de nouvelles idées et des concepts innovants pour rompre la continuité et instituer une nouvelle traduction? En poussant plus loin, nous pourrions même nous demander, à l’instar d’Esra Akcan, s’il est possible de traduire des mouvements architecturaux ou s’il y a des concepts qui seront toujours jugés intraduisibles? En posant ces questions, l’auteure nous invite à réfléchir aux échanges germano-turcs dans le domaine de l’architecture résidentielle au XXe siècle, en analysant la circulation géographique des principaux modèles et les idées de logements modernes, telles que la cité-jardin, les logements collectifs pour la classe aisée et les innovations technologiques.

L’auteure exploite le concept de la traduction pour expliquer les interactions entre les bâtiments, la culture, la langue, les enjeux politiques et la géographie des lieux. Ce transport multilatéral génère des changements qu’elle définit comme des traductions, une idée conceptualisée comme une oscillation où tout processus de transformation est traduit par la réalité culturelle. La définition de la traduction comprend, selon l’auteure, toute action qui consiste à changer de lieu, de position, de condition, de support ou de langue. La traduction en architecture peut être définie comme la conversion du dessin à la construction, du croquis au projet, du texte à l’image visuelle, ou encore d’un lieu à un autre. Ce livre explore les traductions impliquant le déplacement d’entités et les répercussions de ces déplacements sur l’environnement bâti. Enfin, Architecture in Translation souligne que les traductions en architecture mettent en cause à la fois le langage et le visuel, puisque la diffusion de textes, de concepts et de théories d’un architecte dans une autre langue est possible grâce à la traduction linguistique, tandis que le mouvement des images, les principes d’espace et les représentations de style impliquent une traduction visuelle. Par conséquent, toute traduction, qu’elle soit linguistique ou visuelle, est une transformation.

Esra Akcan organise ses idées de manière thématique plutôt que chronologique et son livre s’articule autour de recherches documentaires exhaustives, tout en étant riche en sources d’archives puisées à même les projets architecturaux d’Istanbul, d’Ankara et de Berlin. On y présente un grand nombre d’architectes allemands ayant travaillé en Turquie, dont Martin Wagner, Paul Bonatz et le plus connu, Bruno Taut. Tout comme ses collègues adhérant à une vision moderniste, cet architecte (et son traducteur turc Adnan Kolatan) a mis à l’épreuve certaines définitions de termes en architecture, selon lui statiques et désuètes, comme moderne, occidental, allemand, turc et traduction.

En réalisant l’étude typologique des maisons turques en opposition à l’architecture moderne, l’auteure souligne l’importance d’une forme de mouvance des personnes (architectes exilés, travailleurs immigrants et étudiants étrangers), des idées (théories de l’architecture), des technologies (béton armé et équipement de cuisine), de l’information (normes et standards graphiques, plans et devis techniques) et des images (dessins et photographies). Ces circulations de gens, d’idées, d’informations et d’images ainsi que leurs effets transformateurs ont été si omniprésents à l’époque moderne que l’on ne peut guère penser à une architecture purement locale ou vernaculaire, produite sans influence et découlant de conditions régionales. Au contraire, les diverses formes de traductions ont continué de façonner l’histoire, en aidant à bâtir une mutation perpétuelle des définitions du local et de l’étranger. L’architecte traduit par ses bâtiments les idées, les influences culturelles et les solutions techniques présentes dans chaque projet. En cherchant un parallèle entre la traduction linguistique et la traduction architecturale, l’auteure constate les limites de la métaphore de la traduction au regard des théories plus larges du langage. Elle souhaite que le discours linguistique inspire le discours visuel sans toutefois le limiter. En d’autres termes, elle n’utilise pas la langue comme analogie de l’architecture, mais plutôt la traduction linguistique comme métaphore conceptuelle, en réfléchissant aux théories linguistiques pour établir une terminologie de la traduction architecturale.

Ces idées permettent d’exporter les débats idéologiques et culturels de la traductologie dans le monde de l’architecture et de l’histoire transnationale. Ayant moi-même étudié l’architecture et la traduction, j’ose humblement supposer que les recherches méthodiques et exhaustives exposées dans ce livre contribuent aux discussions sur la traduction culturelle par le biais de l’architecture en Turquie. En revanche, dans ce livre, la notion de traduction linguistique dans les projets de construction n’est vue qu’en survol et mériterait d’être approfondie, puisqu’il s’agit d’un élément fort pertinent et rarement vu en traduction. Il serait judicieux d’intégrer une étude de cas portant sur les défis de la traduction des lettres et des nouveaux plans architecturaux de la ville d’Ankara au XXe siècle, de l’allemand vers le turc, ainsi qu’une section sur les effets culturels de la communication et de la traduction entre les architectes allemands basés à Berlin et les travailleurs turcs. Enfin, il serait opportun d’explorer les répercussions traductologiques de la traduction de l’architecture allemande en Turquie, ainsi que les modifications syntaxiques apportées à l’écriture et attribuables à la réforme radicale de la langue turque, dont l’alphabet a été brusquement changé en 1928 (v. Georgeon, 1995, p. 169). Le turc est ainsi passé d’une écriture en caractères arabes à une écriture employant l’alphabet latin. En souhaitant se moderniser, la Turquie s’est dotée à la fois d’une nouvelle architecture et d’un nouvel alphabet, deux révolutions touchant le langage de ce pays.

En conclusion, Architecture in Translation: Germany, Turkey, and the Modern House est un ouvrage remarquable dont les propos nous poussent à réfléchir à la juxtaposition linguistique entre l’architecture et la traduction, dans tous ses sens. En développant une trame narrative structurée, utile et claire, l’auteure analyse les idéologies complexes entourant l’architecture résidentielle turque à Ankara au XXe siècle, dans toute la tourmente et la beauté de sa transformation vers la modernité. La qualité impressionnante de la recherche et du travail de rédaction de l’auteure est à souligner. Enfin, Esra Akcan ne conceptualise pas seulement la traduction comme le passage des mots d’une langue à une autre entre architectes et ouvriers, mais aussi comme la manifestation de concepts liés au désir de traduire la modernité européenne par l’utilisation d’un style architectural précis. Elle fait revêtir au mot traduction une certaine duplicité aux yeux du lecteur souhaitant comprendre à la fois la nature linguistique de la traduction en architecture et aussi sa dynamique d’échanges interculturels.