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Le volume Sound/Writing : traduire-écrire entre le son et le sens, Homophonic translation – traducson – Oberflächenübersetzung, paru en 2019 et dirigé par Vincent Broqua et Dirk Weissmann, fait suite au colloque international trilingue sur la traduction homophonique qui s’est tenu à Paris en novembre 2016. L’événement avait fait date, le sujet de la traducson (pour reprendre le terme de Gérard Genette : « qui consiste à donner d’un texte un équivalent phonique approximatif en employant d’autres mots, de la même langue ou d’une autre » (1982, p. 50) restant un terrain encore peu exploré par la recherche universitaire; on trouve en effet plus facilement des ouvrages sur la traduction des jeux de mots en général (Henry, 2003; Brisset et al., 2019). Broqua et Weissmann poursuivent ici leur travail de mise en lumière et de défrichage de ce qu’ils qualifient de « genre littéraire hétérodoxe, entre traduction et création » (p. 2), et résolument international. La rencontre des langues s’illustre également dans le format bilingue de l’ouvrage : sur les vingt-huit chapitres présents, un peu plus de la moitié sont en anglais, et l’introduction est proposée en français et en anglais. Ces deux langues cohabitent parfois au sein des textes avec l’allemand, l’espagnol, le latin, l’hébreu, ou encore le japonais. Les neuf parties proposent l’exploration du plurilinguisme et des multiplicités créatives de la traducson à travers des études de cas et des témoignages de praticiens et praticiennes, des réflexions d’ordre plus théorique et l’élaboration d’une généalogie permettant une mise en perspective historique. L’ouvrage s’inscrit ainsi parfaitement dans la collection « Multilinguisme, traduction, création » des Éditions des Archives Contemporaines, consacrée à l’étude du plurilinguisme en traduction et littérature.

La première partie contient un unique texte de presque quarante pages du poète, traducteur et professeur américain Charles Bernstein, issu de sa conférence plénière (et traduit de l’esperanto, d’après une note de l’auteur!). Bernstein donne le ton au reste du volume en dessinant les contours définitionnels et historiques (XXe-XXIe siècles) de la traduction homophonique à grand renfort d’exemples tirés de son expérience de poète-traducteur et de celle d’autres artistes (Louis Zukofsky, Sid Caesar, entre autres). Il s’attarde notamment sur le doubletalk (traducson imitant les sons d’une langue à travers un lexique inventé) pour illustrer le jeu et la rencontre des langues, souligne la mise à mal par la traduction homophonique de toute dichotomie (telle sens/forme, original/copie, imaginaire/réel), et présente la traducson comme un joyeux parasite poétique et expérimental. L’humour, caractéristique centrale du genre, s’illustre aussi bien dans les exemples cités que dans l’écriture, à la fois érudite et pleine d’esprit, de Bernstein. À noter qu’un PowerPoint a été mis en ligne en complément audiovisuel du texte, prolongeant de façon ludique la réflexion.

Ouvrant la deuxième partie, plus théorique, Jean-Jacques Lecercle utilise l’exemple incontournable de la traducson du premier vers du poème Endymion de Keats par François Le Lionnais (« A thing of beauty is a joy for ever » devient « Un singe de beauté est un jouet pour l’hiver! »), membre du groupe l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) fondé à Paris en 1960 et qui promeut la création à partir de contraintes définies, pour proposer huit caractéristiques définissant « l’opération-traducson » (p. 63) et souligner qu’à travers le jeu langagier, le traducteur se positionne en sujet conscient de son agentivité. On retrouve Lecercle en exergue du chapitre de Ryan Fraser, qui utilise notamment le concept de remainder, l’équivalent en linguistique de l’inconscient freudien, de ce dernier (1990) pour étudier la traduction de surface dans un corpus de cinq poètes-traducteurs : Howard L. Chace, Luis d’Antin van Rooten, Ormonde de Kay, John Hulme et Ernst Jandl. Paolo Bellomose, quant à lui, fait appel aux travaux de Jacques Rancière et Georges Didi-Huberman pour retracer la généalogie de la traducson et son changement de statut, passant d’imitation homophonique à celui de processus traductif qui fait se rencontrer la matérialité des textes et des langues sources et cibles.

La quatrième partie porte sur les prédécesseurs de la traduction homophonique. Beatriz de la Fuente Marina se concentre sur la traduction homophonique des pièces comiques du dramaturge latin Plaute (fin IIe-début Ier siècles avant notre ère) et du dramaturge espagnol Bartolomé de Torres Naharro (fin XVe-début XVIe siècles), faisant ressortir les compétences (pluri)linguistiques et littéraires nécessaires des auteurs-traducteurs. Dans son chapitre, Alain Chevrier adopte un angle original, celui de la traduction intralinguale en français, et nous en offre un aperçu historique de la Renaissance au XXe siècle. Till Dembeck nous fait redécouvrir un texte satirique méconnu, « Der Einsiedler und das Klingding » (1808), du poète allemand Clemens Brentano et met ainsi en avant la traducson et l’ironie comme outils d’opposition. Isabelle Alfandary consacre son étude à Gertrude Stein, dont elle examine la poésie homophonique dans son rapport au corps et à la langue (voire « lalangue » lacanienne, ce langage qui met à mal le consensus sémantique) à la lumière des travaux de Freud, Lacan, Deleuze et Barthes.

Le chapitre d’Alfandary fait naturellement le lien avec la cinquième partie, consacrée aux « figures tutélaires » du XXe siècle. Abigail Lang nous ramène au poète américain Louis Zukofsky évoqué par Bernstein plus haut, en retraçant l’emploi récurrent de la traduction homophonique par l’auteur dans son oeuvre et qui s’inscrit dans une recherche de prosodie alternative effaçant la distinction original/traduction. Le chapitre de Dirk Weissmann souligne l’importance du poète autrichien Ernst Jandl dans l’histoire de la traducson et s’interroge sur ses possibles influences et sur celle qu’il a pu exercer sur d’autres poètes-traducteurs. Jacques Lajarrige évoque pour sa part le poète germano-roumain Oskar Pastior, dont la pratique traductive et le recours aux contraintes oulipiennes ont grandement nourri la pratique et la réflexion poétiques.

Dans la septième partie, au titre quelque peu générique (« Études de cas »; on pourrait alors y inclure une bonne partie des chapitres), Chris Clarke ajoute à la réflexion globale du recueil l’élément spatial de la traducson avec l’exemple du Toronto Research Group (fondé en 1973 par bpNichol et Steve McCaffery) et son utilisation de la traduction inter- et intralinguale. On retrouve cette dimension spatiale dans le chapitre de Claus Telge, qui explore dans la poésie allemande contemporaine la traducson comme outil critique et de déplacement (notamment des textes et des sujets) à l’époque de la mondialisation. Camille Bloomfield, par ailleurs membre du groupe Outranspo (Ouvroir de translation potencial – groupe multilingue de chercheurs, écrivains, traducteurs et musiciens inspiré de l’Oulipo, qui explore les approches créatives en traduction), traite du « double effet homophonie » (déstabilisation du lecteur, puis complicité lecteur/auteur; p. 269) dans l’expérience de lecture des Oeuvres complètes de Lord Charles, tout en menant une enquête fouillée sur son mystérieux auteur, John Hulme. Bloomfield propose ici l’idée originale d’un accent homophonique, « non binaire, “queer” » (p. 281), qui « naîtrait de la confrontation entre plusieurs accents, au moment de l’écriture puis au moment de la lecture » (p. 280).

La neuvième et ultime partie met en avant les pratiques traductives dans des chapitres écrits par des traducteurs et traducteurs-chercheurs. Ainsi, le traducteur littéraire (Poe, Carroll) Andrés Ehrenhaus souligne le rôle important que jouent les sens dans le processus traductif et herméneutique. Santiago Artozqui, autre membre de l’Outranspo, s’appuie lui aussi sur son expérience traductive pour démontrer comment la traducson peut s’avérer utile dans la traduction éditoriale. Tiffane Levick a produit dans le cadre de sa recherche une traduction vers l’anglais de Moi non de Patrick Goujon, et elle partage ici ses solutions aux différents défis homophoniques que présente ce roman dont la prose s’inspire du phrasé du rap. Lily Robert-Foley, également membre de l’Outranspo, clôt le volume sur un texte retraçant l’expérience des Traduit Partouzes, qu’elle décrit comme des happenings de traducson collective (p. 327) ayant eu lieu à Paris entre 2011 et 2015; à travers cet exemple, Robert-Foley rappelle que la traduction homophonique est affaire de joyeuse créativité et de remise en question des rapports de force entre sens/forme et entre les sujets (auteurs, traducteurs, lecteurs) au profit d’une approche collaborative.

Enfin, on retrouve cette attention particulière que les directeurs de l’ouvrage ont portée à la pratique dans les parties trois, six et huit, qui nous invitent à entrer dans « l’atelier du poète-traducteur » (pour reprendre le titre de ces parties). On y découvre avec plaisir les textes de Ulrike Draesner, Uljana Wolf, Lee Ann Brown, Yoko Tawada, Heike Fiedler, Bénédicte Vilgrain, l’Outranspo, Vincent Broqua et Cole Swensen. Il est cependant dommage que le volume ne comporte pas de biographies des contributeurs et contributrices, si ce n’est celles des directeurs, qui nous auraient permis de mieux contextualiser leurs travaux et leurs situations d’énonciation.

Sound/Writing : traduire-écrire entre le son et le sens offre en définitive une étude inédite et exhaustive de la traduction homophonique, de son histoire et de ses caractéristiques : loin de tout dogmatisme, elle en souligne l’humour inhérent, la créativité et la matérialité décuplées, sans oublier sa force d’opposition et son côté trublion. À noter, chose appréciable, que l’ouvrage est disponible intégralement en Open Access sur le site de la maison d’édition.