Comment les banlieues françaises sont-elles perçues hors de France, et dans quelle mesure la traduction littéraire façonne-t-elle leur image? De prime abord, lorsqu’on pense aux banlieues, des images liées à la violence urbaine nous viennent à l’esprit, sans aucun doute à cause des émeutes des années 2000 et de la dramatisation médiatique qui les a accompagnées (Vieillard-Baron, 2008). Or, si l’on prend le temps d’observer de plus près l’objet d’étude qu’est la banlieue, on s’aperçoit que le spectre est bien plus large que ce que l’on pourrait croire. Le mot « banlieue » lui-même est polysémique et porteur de significations multiples. Ce n’est pas un hasard si Thierry Paquot (2008) le définit comme un « singulier pluriel ». L’étymologie du mot nous dit qu’à l’origine, il appartenait au domaine juridique, plus précisément au droit féodal; la banlieue désignait alors un territoire annulaire de l’ampleur d’une lieue (environ 4 kilomètres) situé autour du domaine seigneurial où s’exerçait le droit de ban. Aujourd’hui, cependant, le mot « banlieue » a été re-sémantisé par de nombreux écrivains et artistes qui le reconduisent à l’ancienne pratique de la mise au ban, en soulignant la forte tendance ghettoïsante qui est à la base de l’organisation architectonique, sociale et culturelle de ces espaces suburbains. Ce glissement montre l’ampleur sémantique du terme qui, selon Hervé Vieillard-Baron, géographe et spécialiste de la banlieue, recouvre au moins cinq notions : La banlieue, une et plusieurs, se prête à des lectures multiples, et « le pouvoir évocateur du mot change considérablement d’une époque à l’autre » (ibid., p. 31). D’après Vieillard-Baron, c’est à la fin du XIXe siècle que s’enracine l’image de la banlieue contemporaine, perçue d’une manière dépréciative, lorsque se crée un système de valeurs qui oppose Paris à la province. La banlieue de Paris est en effet la première de France, chronologiquement et quantitativement. Au cours du XXe siècle, la banlieue évolue encore, les usines et les logements HLM se multiplient, et l’image qu’elle renvoie devient progressivement celle des grands ensembles des cités, avec leurs batteries de barres et de tours, au point que les mots « banlieue » et « cité » sont devenus quasiment synonymes non seulement pour les médias, mais aussi pour les écrivains et artistes, qui encouragent d’une certaine manière l’amalgame sémantique. Conçues d’abord pour accueillir la main-d’oeuvre française, les cités ont été témoins de différentes vagues d’immigration. Elles sont désormais habitées surtout par ceux que j’ai définis ailleurs comme des « intrangers » (Vitali, 2011), des Français d’origines autres, issus de l’immigration notamment maghrébine et africaine, qu’on pourrait appeler « nouveaux Français » et qui revendiquent des appartenances multiples, même si leur voix demeure peu entendue. Ce n’est pas un hasard si plusieurs chercheurs perçoivent une relation entre banlieue et (post)colonie, au point de voir dans la périphérie française la reproduction périlleuse d’un « théâtre colonial » (Lapeyronnie, 2005), avec une explicitation des rapports de force entre « dominant » et « dominé », et, dans le contexte littéraire, entre une littérature majeure et une littérature mineure, pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari (1975). Dans Le pays de la littérature (2003), Pierre Lepape souligne qu’en France plus qu’ailleurs politique et création littéraire sont intimement liées depuis les Serments de Strasbourg. Mais que se passe-t-il quand, dans un pays fortement centralisé comme l’Hexagone, politique et pouvoir ne sont plus (d)écrits par les écrivains issus d’un « centre » symbolique, mais plutôt par ceux qui se placent à titres divers (ethnique, social, culturel) dans les « marges », en les transformant en nouveaux « centres » de création? Les …
Appendices
Bibliographie
- Appiah, Kwame Anthony (1993). « Thick Translation ». Callaloo, 16, 4, p. 808-819.
- Bertucci, Marie-Madeleine et Daniel Delas, dir. (2004). Français des banlieues, français populaire? Amiens, Ancrage.
- Bourdieu, Pierre (2002). « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées ». Actes de la recherche en sciences sociales, 145, p. 3-8.
- Deleuze, Gilles et Félix Guattari (1975). Kafka.Pour une littérature mineure. Paris, Minuit.
- Djaïdani, Rachid (2007). Viscéral. Paris, Seuil.
- Even-Zohar, Itamar (1990). « Polysystem Studies ». Poetics Today, 11, 1.
- Gadet, Françoise, dir. (2017). Les parlers jeunes dans l’Île-de-France multiculturelle. Paris, Ophrys.
- Goudaillier, Jean-Pierre (1997). Comment tu tchatches! Dictionnaire du français contemporain des cités. Paris, Maisonneuve et Larose.
- Haas, Valérie et Capucine Vermande (2010). « Les enjeux mémoriels du passé colonial français : analyse psychosociale du discours de la presse, lors des émeutes urbaines de novembre 2005 ». Bulletin de psychologie, 63, 2, p. 109-120.
- Hargreaves, Alec G. (2014). « De la littérature “beur” à la littérature de “banlieue” : des écrivains en quête de reconnaissance ». Africultures, 97, p. 144-149.
- Hargreaves, Alec G. (2016). « Banlieue, islam : une médiatisation qui dérange ». In B. Wallon, dir. Banlieues vues d’ailleurs, Paris, CNRS Éditions, p. 83-100.
- Horvath, Christina (2016). « Écrire la banlieue dans les années 2000-2015 ». In B. Wallon, dir. Banlieues vues d’ailleurs, Paris, CNRS Éditions, p. 47-68.
- Impellizzeri, Fabrizio (2018). « Des mots du bitume au maux de l’asphalte. L’auto-adaptation cinématographique de la “banlieuepoétique” de Samuel Benchetrit ». In I. Vitali, dir. Banlieues en textes : traduction, adaptation, réception, Atelier de traduction, 29, p. 129-144.
- Kasbarian, Jean-Michel (1997). « Quelques repères pour décrire le langage des banlieues ». Actes du colloque Touche pas à ma langue! Les langages de banlieue,Skholê, Cahiers de la recherche et du développement, numéro hors-série, p. 23-39.
- Kokoreff, Michel et Didier Lapeyronnie (2013). Refaire la cité. L’avenir des banlieues. Paris, Éditions du Seuil et La République des Idées.
- Lapeyronnie, Didier (2005). « La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers ». In P. Blanchard, N. Bancel et S. Lemaire, dir. La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. Paris, La Découverte, p. 209-218.
- Lepape, Pierre (2003). Le pays de la littérature. Des Serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre. Paris, Seuil.
- Lepoutre, David (1997). Coeur de banlieue. Paris, Odile Jacob.
- Paquot, Thierry, dir. (2008). Banlieue. Une anthologie. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.
- Puig, Stève (2011). « Du roman beur au roman urbain : de L’intégration d’Azouz Begag à Désintégration d’Ahmed Djouder ». In I. Vitali, dir. Intrangers. De l’écriture à la traduction, Louvain-la-neuve, Academia Bruylant, p. 21-46.
- Qui fait la France? (2007). Chroniques d’une société annoncée. Paris, Stock.
- Reeck, Laura (2011). Writerly Identities in Beur Fiction and Beyond. Lanham, Lexington Books.
- Reeck, Laura et Kathryn Kleppinger (2018). Post-migratory Cultures in Postcolonial France. Liverpool, Liverpool University Press.
- Sapiro, Gisèle, dir. (2012). Traduire la littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles. Paris, La documentation française.
- Sherry, Simon, dir. (2005). La traduction engagée. TTR, 18, 2.
- Stratford, Madeleine (2008). « Au tour de Babel! Les défis multiples du multilinguisme ». Meta, 53, 3, p. 457-727.
- Toury, Gideon (1995). Descriptive Translation Studies and Beyond. Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins.
- Venuti, Lawrence (1998). The Scandals of Translation: Towards an Ethics of Difference. New York, Routledge.
- Vieillard-Baron, Hervé (1996). Les banlieues. Paris, Flammarion.
- Vieillard-Baron, Hervé (2001). Les banlieues. Des singularités françaises aux réalités mondiales. Paris, Hachette.
- Vieillard-Baron, Hervé (2008). « La banlieue : question de définition ». In T. Paquot, dir. Banlieue. Une anthologie. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.
- Vitali, Ilaria, dir. (2011). Intrangers, I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur; Intrangers, II,Littérature beur : de l’écriture à la traduction. Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant; Paris, L’Harmattan.
- Vitali, Ilaria (2014). La nebulosa beur. Scrittori di seconda generazione tra spazio francese e letteratura-mondo. Bologna, Odoya/I libri di Emil.
- Vitali, Ilaria (2015). « En long, en large et en verlan : l’emploi littéraire du français contemporain des cités ». In F. Impellizzeri, dir. Les variations linguistiques dans la littérature et le cinéma contemporains. Paris, Classiques Garnier.
- Wallon, Bernard, dir. (2016). Banlieues vues d’ailleurs. Paris, CNRS Éditions.