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Introduction

Balzac le suggère dans sa Physiologie du mariage, « [l]ire, c’est créer peut-être à deux » (1976, t. XI, p. 1019). Le lecteur s’approprie le texte, l’interprète et le recrée à la lumière de son vécu, de ses perceptions diverses du moment, de sa sensibilité et de son besoin de rêver. En effet, il dit aussi que le lecteur n’accepte « les créations d’une autre âme que comme des ailes pour s’élancer dans l’espace » (ibid.). Comment cet apport du lecteur à l’oeuvre s’inscrit-il dans la traduction de celle-ci ? En tant que lecteur primordial et attentif, le traducteur devrait-il être considéré comme co-créateur de l’oeuvre lorsqu’en travaillant sur le texte de départ, il choisit de garder certaines images et d’en modifier d’autres ; ou de privilégier un rythme qui lui paraît soutenir le texte avec plus de bonheur ?

Les théoriciens de la réception – Jauss (1990 [1972]), Iser (1976) et, plus récemment, Plassard (2007), Enríquez Aranda (2007) et O’Neill (2005 et 2014) – font la part belle au lecteur. Notre démarche s’inscrit dans le prolongement de ces théories qui cependant n’ont pas toujours considéré le rôle du traducteur comme lecteur. Pour intégrer cette notion tout en faisant ressortir l’importance du culturel soulignée par Susan Bassnett et André Lefevere (1990), nous nous fonderons plutôt sur la théorie que propose Patrick O’Neill dans Polyglot Joyce :

The transtextual model I am proposing reads translations as continuations and extensions, individually and collectively, of the original text, which expands in the process to include its translations, with all their consonances and dissonances, within its own textual fabric.

2005, p. 12-13

Cette dimension interprétative fait de la traduction, selon les termes de Freddie Plassard « une lecture sur – et non à partir de – l’original, qu’elle ne vise plus dès lors à supplanter, mais à actualiser pour de nouveaux lecteurs » (2007, p. 20). Cette perspective crée alors ce que O’Neill appelle « a polyglot system » (2005, p. 15), c’est-à-dire un système multilingue complexe, composé de l’ensemble des textes, en langues étrangères et originale, et qui englobe l’auteur du texte original, ses traducteurs et tous les prolongements et toutes les transformations réalisées à partir du texte initial.[1] Cette approche macrotextuelle permettra non seulement d’observer l’impact de Balzac dans le monde, mais aussi d’élucider quelques-unes des stratégies employées par les traducteurs pour mener à bien leur entreprise. Nous pensons certes aux stratégies de nature stylistique pour rendre les aspects perçus du style de Balzac, mais aussi à celles visant, comme Schleiermacher (2012), Berman (1984) ou Venuti (1995) l’ont souligné, soit à réaliser une acculturation du texte pour qu’il s’intègre facilement à la société réceptrice (domestication), soit au contraire à faire faire l’épreuve de l’étranger au lecteur en langue d’arrivée lorsque le texte d’arrivée maintient des caractéristiques propres à la langue de départ (foreignizing). Si Venuti (1995) inscrit cette distinction dans un combat idéologique contre l’hégémonie de la langue anglaise et de la culture occidentale, particulièrement américaine, il n’est pas certain que nos observations feront ressortir une volonté d’acculturation idéologique chez tous les traducteurs dont nous analyserons le travail.

En effet, lorsqu’on observe ainsi les oeuvres traduites, il apparaît très nettement qu’une fois publiée, l’oeuvre n’appartient plus à son auteur. Comme l’affirme Leo Tak-Hung Chan dans son étude sur la réception des oeuvres de fiction traduites en chinois, « translated novels [...] cannot be considered as secondary versions or shadows of works in another language ; they live lives of their own in the target context » (2010, p. 3). L’oeuvre a donc une vie et des prolongements que l’auteur ne saurait soupçonner et dont les résultats lui échappent complètement.

Pour illustrer ces prolongements, nous avons choisi deux nouvelles de Balzac, Le Réquisitionnaire et L’Élixir de longue vie. Nous avons choisi des nouvelles, car c’est souvent grâce à elles que Balzac s’est fait connaître à l’étranger. Nous tâcherons de suivre celles-ci dans quelques pays et dans quelques systèmes linguistiques et, par là, de mesurer les transformations du texte, tant pour la forme que pour le fond. Pour ce faire, nous commencerons par analyser ce qui, dans ces deux nouvelles, est représentatif du style de Balzac de manière à pouvoir ensuite observer comment ces particularités stylistiques ont été appréhendées par les traducteurs vers l’anglais, l’espagnol et le chinois.

I. Les textes de départ : organisation et particularités stylistiques

A. L’Élixir de longue vie

Nous aimerions commencer la présentation des deux textes de Balzac par L’Élixir de longue vie, non pas parce que cette nouvelle a été écrite en premier, mais parce qu’elle s’accompagne d’une dédicace au lecteur, « remarque relative à quelques Études, nous dit Balzac, et surtout à celle-ci » (1976, t. XI, p. 474). Balzac entend, par cette dédicace, orienter la réflexion du lecteur en lui faisant prendre conscience, d’une part, du rôle que jouent les institutions dans les mauvaises pensées qui peuvent venir à l’esprit des héritiers vis-à-vis de leurs parents, et, d’autre part, de l’omniprésence de telles mauvaises pensées chez des gens qui se considèrent par ailleurs comme très honorables. Cette dédicace de deux pages vise tous les lecteurs anonymes qui sont aussi des amis inconnus : « diis ignotis » (Aux divins inconnus) (1976, t. XI, p. 474).

Alors que l’histoire se situe en Italie puis en Espagne au XVIe siècle, plusieurs expressions de la dédicace au lecteur nous placent d’emblée dans la société française du XIXe siècle, l’accent étant mis sur un phénomène particulièrement dérangeant puisqu’il s’agit du désir d’héritage qui équivaut, pour Balzac, au désir de mort du père ou de l’oncle dont on croit devoir hériter. Il dit en effet : « La société humaine, qui marche, à entendre quelques philosophes, dans une voie de progrès, considère-t-elle comme un pas vers le bien, l’art d’attendre les trépas ? » (ibid., p. 473) C’est sur cette question philosophique que la nouvelle va devoir nous faire réfléchir.

L’histoire elle-même se subdivise en deux parties. La première nous présente Don Juan Belvidéro, fils de Bartholoméo Belvidéro, gâté par son père, riche, vivant dans un splendide palais en Italie, mais peu reconnaissant vis-à-vis de celui-ci puisqu’il se lamente de sa longévité et du temps qu’il doit attendre pour enfin hériter. Ce jour enfin arrivé, le père annonce à son fils qu’il peut le faire revenir à la vie après sa mort s’il le frotte tout entier d’un certain élixir. Le fils, incrédule, décide d’essayer sur une petite partie, un oeil, qui reprend vie immédiatement :

Il voyait un oeil plein de vie, un oeil d’enfant dans une tête de mort, la lumière y tremblait au milieu d’un jeune fluide ; et, protégée par de beaux cils noirs, elle scintillait pareille à ces lueurs uniques que le voyageur aperçoit dans une campagne déserte, par les soirs d’hiver. Cet oeil flamboyant paraissait vouloir s’élancer sur don Juan, et il pensait, accusait, condamnait, menaçait, jugeait, parlait, il criait, il mordait. Toutes les passions humaines s’y agitaient. C’était les supplications les plus tendres : une colère de roi, puis l’amour d’une jeune fille demandant grâce à ses bourreaux ; enfin le regard profond que jette un homme sur les hommes en gravissant la dernière marche de l’échafaud. Il éclatait tant de vie dans ce fragment de vie, que don Juan épouvanté recula, il se promena par la chambre, sans oser regarder cet oeil, qu’il revoyait sur les planchers, sur les tapisseries. La chambre était parsemée de pointes pleines de feu, de vie, d’intelligence. Partout brillaient des yeux qui aboyaient après lui !

ibid., p. 483-484

Cette description est intéressante, car on y trouve plusieurs caractéristiques du style balzacien : le goût des contrastes (un oeil d’enfant dans une tête de mort ; tant de vie dans ce fragment de vie) ; de l’usage des qualificatifs (oeil flamboyant) ; de la personnification (l’oeil paraissait vouloir s’élancer… ; il pensait, accusait, etc.) ; le goût des énumérations (il pensait, accusait, condamnait, menaçait, jugeait, parlait, il criait, il mordait). On y trouve aussi l’image obsédante chez Balzac de la guillotine (le regard profond que jette un homme sur les hommes en gravissant la dernière marche de l’échafaud) ; une allusion biblique (à Caïn, lequel voit partout l’oeil qui le juge) ; et enfin le mélange des sens (vue/ouïe : des yeux qui aboyaient) et le rythme rapide si particulier de Balzac.

Dans la deuxième partie de la nouvelle, Balzac met en parallèle les relations de Don Juan avec son père et celles qui se sont établies entre lui et son fils. Dans cette deuxième partie, après s’être amusé pendant plusieurs années, Don Juan s’installe en Espagne, épouse une jeune Andalouse, Dona Elvire, qui lui donne un fils, Philippe. « Mais, nous dit Balzac, par calcul, il ne fut ni bon père ni bon époux » (ibid., p. 488). À force de manipulation, il réussit à se faire sincèrement aimer de sa femme et de son fils, ce que son père n’avait pu accomplir par sa gentillesse. Philippe est donc à son chevet au moment où Don Juan est près de succomber. Don Juan formule alors la même demande à son fils que son père lui avait faite : l’humecter tout entier de l’eau qu’il qualifie alors de « sainte » (ibid., p. 490). Mais là, le fils suit scrupuleusement les ordres du père. Ce dernier, trop impatient sans doute, cherche à étreindre son fils grâce à son bras redevenu vigoureux, mais ce geste fait sursauter le fils qui laisse tomber la fiole, dont l’élixir s’évapore.

Il y a chez Balzac un goût certain pour les phrases longues où figures de style et ponctuation viennent soutenir le caractère inquiétant d’une situation, comme dans la phrase suivante :

La MORT, aidée par le froid, le silence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse, peut-être, put glisser quelques réflexions dans l’âme de ce dissipateur, il interrogea sa vie et devint pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal.

ibid., p. 476-477

On a ici la personnification de la mort qui, pour l’occasion, se voit écrite en lettres majuscules, à laquelle s’ajoute une énumération d’éléments qui s’y associent (le froid, le silence, l’obscurité), puis un « peut-être », en milieu de phrase, placé là sans doute pour insister sur le caractère incertain, voire inhabituel, de cette situation ; et enfin une comparaison qui annonce déjà la culpabilité de Don Juan (pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal).

Observons aussi la description de la mort de Bartholoméo :

Si Bartholoméo ne pouvait plus parler, il avait encore la faculté d’entendre et de voir : sur ce mot, sa tête se tourna vers don Juan par un mouvement d’une effrayante brusquerie, son cou resta tordu comme celui d’une statue de marbre que la pensée du sculpteur a condamnée à regarder de côté, ses yeux agrandis contractèrent une hideuse immobilité. Il était mort, mort en perdant sa seule, sa dernière illusion. En cherchant un asile dans le coeur de son fils, il y trouvait une tombe plus creuse que les hommes ne la font d’habitude à leurs morts. Aussi, ses cheveux furent-ils éparpillés par l’horreur, et son regard convulsé parlait-il encore. C’était un père se levant avec rage de son sépulcre pour demander vengeance à Dieu !

ibid., p. 480-481

Ici, on a une profusion d’adjectifs (« une effrayante brusquerie », le cou tordu, les yeux agrandis, les cheveux éparpillés, le regard convulsé ; en plus des comparaisons (le cou tordu comme celui d’une statue de marbre), autant de particularités qui ne seront pas nécessairement aisées à transmettre dans une autre langue.

En dehors des caractéristiques que nous avons déjà vues, il faut noter également la présence constante, chez Balzac, de références à des dispositions juridiques, financières, sociales propres à la France de son époque. Ainsi, dans cette nouvelle, il fait allusion dans la dédicace au lecteur au majorat et à la légitime lorsqu’il parle de « ces convenances humaines qui mettent un masque sur le visage de deux frères dont l’un aura le majorat, et l’autre une légitime » (ibid., p. 474). Ces termes sont définis dans le Trésor de la langue française informatisé comme un « bien inaliénable et indivisible qui a subsisté en France jusqu’en 1849 et consistait en propriétés immobilières, attaché à un titre de noblesse, transmis au fils aîné d’une famille » pour le majorat et comme une « institution analogue à la réserve légale actuelle et garantissant obligatoirement aux héritiers présomptifs légitimes une portion de l’héritage du défunt » pour la légitime.[2] De telles dispositions, culturellement marquées, pourraient être difficiles à comprendre et à rendre dans des langues étrangères. Il s’agit là d’une problématique largement discutée en traductologie, notamment par Bassnett et Lefevere dès 1990.

B. Le Réquisitionnaire

Passons maintenant au Réquisitionnaire. Là, la dédicace est courte, mais Balzac se cite lui-même en exergue, et cette citation (qui n’est pas présente dans toutes les éditions, même en français) provient de Louis Lambert et doit nous permettre d’interpréter la conclusion de cette nouvelle :

Tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de vision ou de locomotion, abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et de distance, dont l’un est intellectuel et l’autre physique.

1976, t. X, p. 1105

L’histoire elle-même se passe en 1793, pendant la Terreur. Mme de Dey, veuve, noble, s’est réfugiée sur ses terres en Normandie pour que celles-ci ne soient pas confisquées par le gouvernement révolutionnaire puis revendues comme bien national. Elle veut en effet les conserver pour les transmettre à son fils, si la monarchie devait être rétablie en France, car celui-ci a « suivi les princes dans leur émigration » (ibid., p. 1108). Toute l’histoire tourne autour des suppositions que font les gens à partir de deux faits relativement anodins : Mme de Dey, qui normalement reçoit chez elle tous les soirs, ferme sa porte en faisant dire par sa femme de charge qu’elle est malade et ne peut pas recevoir ; par ailleurs, d’aucuns ont vu la femme de charge qui achetait un lièvre au marché. Pourtant, il était connu de tous que Mme de Dey n’aimait pas le gibier.

À partir de ces deux imprudences se tissent toutes les suppositions que peuvent faire les habitués de son salon. Or il y a parmi ceux-ci l’accusateur public, le maire de la ville, son frère, ancien négociant, en plus de quelques nobles restés en France.

Il nous semble que ce qui pourrait poser problème aux traducteurs de cette nouvelle tient plutôt au contexte historique. En effet, comment ont été traduites, dans le paragraphe ci-dessous, les expressions que nous avons soulignées:

L’accusateur public imaginait tout un drame pour amener nuitamment le fils de Mme de Dey chez elle. Le maire croyait à un prêtre insermenté, venu de la Vendée, et qui lui aurait demandé un asile ; mais l’achat du lièvre, un vendredi, l’embarrassait beaucoup. Le président du district tenait fortement pour un chef de Chouans ou de Vendéens vivement poursuivi. D’autres voulaient un noble échappé des prisons de Paris. Enfin tous soupçonnaient la comtesse d’être coupable d’une de ces générosités que les lois d’alors nommaient un crime, et qui pouvaient conduire à l’échafaud.

ibid., p. 1110

La fin de la nouvelle explique la citation de Louis Lambert :

La mort de la comtesse fut causée par un sentiment plus grave, et sans doute par quelque vision terrible. À l’heure précise où madame de Dey mourait à Carentan, son fils était fusillé dans le Morbihan. Nous pouvons joindre ce fait tragique à toutes les observations sur les sympathies qui méconnaissent les lois de l’espace ; documents que rassemblent avec une savante curiosité quelques hommes de solitude, et qui serviront un jour à asseoir les bases d’une science nouvelle à laquelle il a manqué jusqu’à ce jour un homme de génie.

ibid., p. 1120

Il y aurait bien d’autres choses à signaler dans cette nouvelle comme dans l’autre, mais nous nous tiendrons ici à ces quelques exemples.

II. Observation de quelques aspects des textes traduits

Nous avons choisi, pour mener à bien cette recherche, les traductions suivantes : pour Le Réquisitionnaire, The Recruit, traduction de Katharine Prescott Wormeley réalisée aux États-Unis vers les années 1890 et numérisée dans le cadre du projet Gutenberg, ainsi que The Conscript, traduction d’Ellen Marriage réalisée pour l’édition de Dent de La Comédie humaine en anglais parue en 1899. Pour L’Élixir de longue vie, nous ne disposions en anglais que de la traduction de Clara Bell et James Waring réalisée pour cette même édition. Notons que si ces traductions n’ont cessé d’être critiquées, ce sont toujours celles que l’on trouve le plus souvent, non seulement en ligne mais aussi en versions imprimées. Il n’y a jamais eu de réédition ni de La Comédie humaine ni des oeuvres complètes de Balzac en anglais depuis celle de Dent, d’ailleurs incomplète (Tilby, 2000, p. 101), parue sous la direction de George Saintsbury à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur. Nous avons donc utilisé ce qui était disponible en bibliothèque ou en ligne. Pour l’espagnol, nous avons eu recours à des traductions disponibles en librairie actuellement, donc publiées récemment ; il s’agit d’une part de El recluta et El elixir de larga vida, traductions de Mauro Armiño parues en 2014 dans un ouvrage exhaustif de nouvelles de Balzac sous le titre Cuentos completos de la Comedia humana ; et d’autre part d’une traduction de L’Élixir de longue vie de Gabriele Nero parue en 2016 dans un petit livre intitulé La obra maestra desconocida y otros relatos. Pour le chinois, nous avons utilisé des traductions accessibles en ligne, celle de Lin Shu, le premier traducteur de Balzac en Chine, pour Le Réquisitionnaire, et celle de Zheng Kelu pour L’Élixir de longue vie, traduction qui a été retenue pour la publication des oeuvres complètes de Balzac en 1999. Dans tous les cas, c’est l’accessibilité qui a été le critère déterminant pour le choix des traductions.

Pour l’analyse, nous procéderons de la manière suivante : nous étudierons d’abord les traductions en langues européennes (anglais, espagnol) dont la proximité géographique et la fréquentation culturelle constante peuvent expliquer certains choix de traduction ou certaines omissions. Nous consacrerons ensuite une section particulière aux traductions chinoises réalisées dans des contextes historiques et culturels très éloignés du contexte européen, lesquels demandent plus d’explication. Mais, pour commencer, nous aimerions présenter la façon dont les noms propres ont été adaptés ou transcrits dans toutes ces traductions, car la traduction des noms propres est en soi une difficulté à prendre en compte pour assurer le succès d’une traduction. En littérature comme en localisation, les noms propres peuvent avoir des connotations contraires selon les langues et les peuples (rappelons-nous l’échec de la voiture Nova dans les pays de langue espagnole !).

A. La traduction des noms propres

Les noms propres peuvent être très complexes à traduire, car ils doivent parfois être retranscrits phonétiquement dans la langue d’accueil. En chinois, par exemple, le nom de Balzac a été retranscrit différemment depuis la première fois qu’un de ses textes a été traduit :

  • 巴鲁萨 (Balusa) : dans Ai Chui Lu (哀吹录) de Lin Shu 林纾 et Chen Jialin 陈家麟 ;

  • 白尔石克(Bai'ershike) : dans le premier article biographique paru dans un magazine et écrit par Zhou Shoujuan (周瘦鹃) ;

  • 巴尔扎克(Ba'erzhake) : celui qui s’est finalement imposé.

Quant aux noms des personnages, le tableau 1 montre comment ils ont été adaptés ou transcrits.

Tableau 1

Noms des personnages

Noms des personnages

-> See the list of tables

Là encore, on observe que les noms peuvent être différents, même dans une même langue comme ceux de L’Élixir de longue vie en espagnol. Ces modifications sont peut-être faibles, mais elles font partie des procédés d’acculturation fréquents en traduction et sont des éléments de transformation du texte qui visent à rapprocher l’auteur de son lecteur étranger, selon la définition de Schleiermacher.

B. La traduction du style en anglais et en espagnol

Pour le style, nous nous en tiendrons à deux phrases de L’Élixir de longue vie déjà présentées en première partie et qui nous semblent représentatives du style de Balzac, puisqu’on y trouve des figures de style (personnifications, énumérations, parallélismes) et une utilisation souvent particulière de la ponctuation. Comment ces traits ont-ils été rendus en anglais et en espagnol ?

La MORT, aidée par le froid, le silence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse, peut-être, put glisser quelques réflexions dans l’âme de ce dissipateur, il interrogea sa vie et devint pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal.

Balzac, 1976, t. XI, p. 476-477

Death, aided by cold, silence, and darkness, and it may be by a reaction of drunkenness, could send some sober thoughts through the spendthrift’s soul. He examined his life, and became thoughtful, like a man involved in a lawsuit on his way to the Court.

Balzac, 2013, n. p. ; trad. de C. Bell et J. Waring

La Muerte, ayudada por el frío, el silencio, la oscuridad, y quizá por la embriaguez, pudo deslizar algunas reflexiones en el alma de este hombre disipado ; examinó su vida y se quedó pensativo, como un procesado que se dirige al tribunal.

Balzac, 2016a, p. 67 ; trad. de G. Nero

La MUERTE, ayudada por el frío, el silencio y la oscuridad, por una reacción de embriaguez, acaso, pudo insinuar algunas reflexiones en el alma del disipado, que se hizo preguntas sobre su vida y se volvió pensativo, como un hombre procesado que se encamina hacia el tribunal.

Balzac, 2014, p. 710 ; trad. de M. Armiño

On voit que, en anglais, Clara Bell et James Waring ont personnifié la mort par l’utilisation d’une majuscule, mais non de tout le mot en majuscule. Le rythme suit plus ou moins celui de la phrase de Balzac même si les traducteurs ont choisi de couper la phrase en deux en ajoutant un point après « soul ». Ce n’est pas un grand changement même si on pourrait argumenter que l’intention de Balzac n’était sûrement pas d’arrêter la phrase, mais plutôt, au contraire, de représenter la vivacité des idées qui arrivent à l’esprit du jeune homme dans les circonstances, vivacité que le public anglais n’aurait peut-être pas appréciée dans des circonstances aussi graves. Par cette gravité ajoutée, le texte rejoint le public empreint de sérieux issu de l’époque victorienne anglaise. Il s’agit là d’une extension sémantique susceptible de rejoindre le public cible.

En espagnol, il y a une plus grande similitude de structure avec le texte français : on remarque le choix de l’un des traducteurs d’écrire « MUERTE » tout en majuscules comme Balzac, tandis que l’autre utilise « quizá » en déplaçant le « peut-être » de Balzac dans la phrase, ce qui n’en change pas le sens, mais réduit un peu l’emphase que Balzac semble vouloir mettre sur le rôle que joue « peut-être » l’ivresse dans les réflexions et les actions de Don Juan. Autrement, on peut voir que les deux traducteurs ont suivi le rythme de la phrase balzacienne.

Le deuxième exemple est celui de la mort de Bartholoméo :

Si Bartholoméo ne pouvait plus parler, il avait encore la faculté d’entendre et de voir : sur ce mot, sa tête se tourna vers don Juan par un mouvement d’une effrayante brusquerie, son cou resta tordu comme celui d’une statue de marbre que la pensée du sculpteur a condamnée à regarder de côté, ses yeux agrandis contractèrent une hideuse immobilité. Il était mort, mort en perdant sa seule, sa dernière illusion… Aussi, ses cheveux furent-ils éparpillés par l’horreur, et son regard convulsé parlait-il encore. C’était un père se levant avec rage de son sépulcre pour demander vengeance à Dieu !

Balzac, 1976, t. XI, p. 480-481

Though Bartolommeo could no longer speak, he could still hear and see. When those words dropped from Don Juan, his head turned with appalling quickness, his neck was twisted like the throat of some marble statue which the sculptor had condemned to remain stretched out for ever, the wide eyes had come to have a ghastly fixity.
 He was dead, and in death he lost his last and sole illusion…
 The hair on his head had risen and stiffened with horror, his agonized glance still spoke. He was a father rising in just anger from his tomb, to demand vengeance at the throne of God.

Balzac, 2013, n. p. ; trad. de C. Bell et J. Waring

Si bien Bartolomé ya no podía hablar, tenía aún la facultad de oír y de ver, y al oír esto, su cabeza se volvió hacia don Juan con un movimiento de escalofriante brusquedad, su cuello se quedó torcido como el de una estatua de mármol a quien el pensamiento del escultor ha condenado de mirar de lado, sus ojos, más grandes, adoptaron una espantosa inmovilidad. Estaba muerto, muerto perdiendo su única, su última ilusión… Sus cabellos se habían erizado también por el horror, y su mirada convulsa hablaba aún. Era un padre saliendo con rabia de un sepulcro para pedir venganza a Dios.

Balzac, 2016a, p. 74-75 ; trad. de G. Nero

Aunque Bartholomeo ya no podía hablar, todavía poseía la facultad de ver y oír: a esa frase, su cabeza se volvió hacia don Juan con un movimiento de brusquedad espantosa, su cuello quedó torcido como el de una estatua de mármol a la que la idea del escultor ha condenado a mirar de lado, y sus ojos dilatados contrajeron una inmovilidad horrible… Por eso sus cabellos se esparcieron de horror, y su mirada convulsa seguía hablando todavía. Era un padre que se levantaba furioso de su sepulcro para exigir venganza a Dios.

Balzac, 2014, p. 714 ; trad. de M. Armiño

On voit que la version anglaise se détache du rythme balzacien en divisant le paragraphe en trois. Par ailleurs, il y a des formules brèves en français (« sur ce mot », « à Dieu ») qui sont développées en anglais, la première par une proposition subordonnée (« When those words dropped from Don Juan »), la seconde par l’ajout de la formule biblique (« at the throne of God »). Le rythme s’en trouve donc modifié, mais le choix des adjectifs nous semble convenir. La traduction de « cheveux éparpillés » par « risen and stiffened » ne rend cependant pas vraiment l’idée d’éparpillé, mais plutôt celle de cheveux qui se dressent sur sa tête, suggérant un sentiment de peur et non de colère, sentiment qui s’ajoute donc à l’original et contribue là encore à l’extension sémantique du texte.

En espagnol, le rythme suit de très près celui de Balzac. Les deux traductions, quoique différentes, nous semblent adéquates si ce n’est qu’une phrase a été omise, sans doute involontairement, dans la traduction de Mauro Armiño.

C. La traduction des références historiques et juridiques

La traduction de Clara Bell pour l’édition de La Comédie humaine de Dent suit de très près le texte de Balzac. La dédicace au lecteur s’y retrouve ainsi que la référence au majorat et à la légitime, traduite ainsi : « […] social conventions that require two brothers to wear a mask if the older will succeed to the entail, and the other to the fortune of a younger son » (2013, n.p. ; nous soulignons). Quoique entail soit proche dans son esprit et dans sa fonction du majorat français, ce n’est pas exactement la même chose si l’on en croit la description proposée sur le site Encyclopedia.com :

entail, in law, restriction of inheritance to a limited class of descendants for at least several generations. The object of entail is to preserve large estates in land from the disintegration that is caused by equal inheritance by all the heirs and by the ordinary right of free alienation (disposal) of property interests […] its most usual form was a conveyance by a grantor (owner) of real property to a grantee and the “heirs of his body,” i.e., his lawful offspring, in successive generations. In the inheritance the rule of primogeniture was observed.

http://www.encyclopedia.com/social-sciences-and-law/law/law/entail

Comme on le voit dans cette définition, il s’agit de transmettre le bien, d’habitude des terres et les immeubles qui s’y trouvent, à un seul enfant pour que ce bien ne soit pas divisé. En principe, le bien est transmis au fils aîné, mais, en cas de conflits entre le père et le fils aîné, le bien peut être transmis au second fils, et même à la fille aînée s’il n’y a pas de descendants masculins et que les actes de propriété ne spécifient pas ce qu’il faut faire dans ce cas.

Donc, si le bien doit rester indivisible, il peut ne pas nécessairement être transmis ni à l’aîné, ni à un descendant masculin, même si dans l’usage, c’est ce qui a été fait le plus souvent. Nous avons donc là une traduction qui transpose un élément du droit français, systématisé par Napoléon dans le but de créer sa noblesse d’Empire, en un élément du droit anglais, ce qui est un phénomène d’acculturation puisque le lecteur de la traduction ne se trouve pas dépaysé et pourrait croire au contraire que la nouvelle a été écrite par un auteur anglais.

Pour ce qui est de la « légitime », il n’y a pas franchement d’équivalent juridique en anglais, mais on s’attendait à ce que la famille « aide » le second fils à se faire une situation dans l’armée, l’Église ou l’État. Donc, la traduction de « légitime » par « the fortune of a younger son », correspond aussi, par son caractère vague et imprécis, à la coutume anglaise, où le montant à accorder aux plus jeunes fils n’était pas réglementé comme en France. L’extension est ici culturelle, préférant le pragmatisme du droit anglais à la rigueur napoléonienne du droit français.

Dans la traduction espagnole de L’Élixir de longue vie réalisée par Gabriele Nero et publiée en 2016 aux éditions El Doctor Sax, les dédicaces des trois nouvelles présentées dans ce livre ont toutes été supprimées, ce qui est peut-être une décision de l’éditeur et non du traducteur ; nous n’avons donc pas ici de majorat ni de légitime et l’histoire commence sans préambule. Au contraire, elle se trouve dans la traduction de Mauro Armiño, et une note du traducteur explique au lecteur de quoi il s’agit, même si, semble-t-il, l’Espagne avait aussi une institution assez proche du majorat français.

[…] esas convenciones humanas que ponen una máscara sobre el rostro de dos hermanos, uno de los cuales obtendrá el mayorazgo y el otro una legítima1.

1El mayorazgo unía a la posesión de un título el patrimonio familiar para preservar las fortunas ; correspondía al mayor de los herederos y no podía ser enajenado. Los hijos menores se contentaban con una « legítima ».

Balzac, 2014, p. 706-707

En revanche, rien n’est dit sur la légitime, mais c’est probablement parce que le terme est toujours courant en espagnol alors qu’en France, la légitime a été remplacée par la « réserve héréditaire » qui est « la part minimale du patrimoine » (Droit-finances.net, 2016, n. p.) que le défunt doit transmettre à tous ses héritiers légitimes.

Les références historiques du Réquisitionnaire ont été traitées très différemment en anglais par les deux traductrices mentionnées précédemment (les italiques ont été ajoutés dans les extraits qui suivent pour souligner les différences entre les deux traductions).

L’accusateur public imaginait tout un drame pour amener nuitament le fils de Mme de Dey chez elle. Le maire croyait à un prêtre insermenté, venu de la Vendée, et qui lui aurait demandé un asile ; mais l’achat du lièvre, un vendredi, l’embarrassait beaucoup. Le président du district tenait fortement pour un chef de Chouans ou de Vendéens vivement poursuivi. D’autres voulaient un noble échappé des prisons de Paris. Enfin tous soupçonnaient la comtesse d’être coupable d’une de ces générosités que les lois d’alors nommaient un crime, et qui pouvaient conduire à l’échafaud.

Balzac, 1976, t. X, p. 1110

The Recruit, K. Prescott Wormeley
The public prosecutor imagined a whole drama to result in the return by night of Madame de Dey’s son, the emigre. The mayor was convinced that a priest who refused the oath had arrived from La Vendee and asked for asylum ; but the day being Friday, the purchase of a hare embarrassed the good mayor not a little. The judge of the district court held firmly to the theory of a Chouan leader or a body of Vendeans hotly pursued. Others were convinced that the person thus harbored was a noble escaped from the Paris prisons. In short, they all suspected the countess of being guilty of one of those generosities, which the laws of the day called crimes, and punished on the scaffold.

The Conscript, Ellen Marriage
The public prosecutor spun out a whole drama to bring Mme. de Dey’s son to her house of a night. The mayor had a belief in a priest who had refused the oath, a refugee from La Vendée ; but this left him not a little embarrassed how to account for the purchase of a hare on a Friday. The president of the district had strong leanings towards a Chouan chief, or a Vendean leader hotly pursued. Others voted for a noble escaped from the prisons of Paris. In short, one and all suspected that the Countess had been guilty of some piece of generosity that the law of those days defined as a crime, an offence that was likely to bring her to the scaffold.

Deux traductions sont proposées pour le titre : The Recruit et The Conscript. Étant donné le caractère d’obligation associé à la Réquisition permanente décrétée par le Comité de Salut Public pour repousser l’invasion étrangère en 1792, le terme « recruit » paraît un peu faible puisque le Oxford Dictionary le définit comme un nouveau, pas encore bien entraîné (« a person newly enlisted in the armed forces and not yet fully trained »[3]), et inclut le sens moderne de nouveau membre d’une organisation. « Conscript », au contraire, est défini comme une personne obligée de s’engager (« a person enlisted compulsorily »[4]). Le choix d’Ellen Marriage semble donc plus approprié au contexte historique de la France de cette époque. Par ailleurs, les deux traductions se distinguent encore de différentes manières :

  • « the emigre » est un ajout inutile, que ce soit du point de vue linguistique ou culturel, car toute personne ayant lu le début de la nouvelle sait que le fils de Mme de Dey « a suivi les princes dans leur émigration » (Balzac, 1976, t. X, p. 1108). La traductrice a peut-être voulu rappeler ce fait à ses lecteurs qu’elle croit inattentifs.

  • La traduction par « judge of the district court » de « président du district » est historiquement inexacte, car, selon le décret de l’Assemblée nationale du 22 décembre 1789 sur la formation des assemblées représentatives et des corps administratifs qui, à la suite de la Révolution, réorganise complètement l’administration de la France, la France doit avoir entre 75 et 85 départements, eux-mêmes divisés en 3 à 8 districts, la commune la plus importante de chaque district devenant un chef-lieu. Les fonctions des présidents de district, élus pour 4 ans, sont purement administratives : collecte des impôts, organisation de la police, de l’éducation, des hôpitaux, etc. (Assemblée nationale, 1790, Section 3, Articles 1, 2 et 3). Il est donc inapproprié de parler de juge et de cour de justice. Il s’agit là d’une « dissonance » selon le terme de Patrick O’Neill (2005), une extension qui crée une contradiction avec le texte original et induit le lecteur en erreur sur le système administratif de la France de cette époque.

  • Enfin, la traduction de « chef de Vendéens » par « body of Vendeans » laisse entendre qu’il y a tout un groupe de Vendéens alors que dans toutes les hypothèses avancées par les habitués du salon, Mme de Dey n’aurait attendu qu’une seule personne. On a donc là une autre dissonance qui n’apporte rien au lecteur de la langue d’arrivée et introduit un pluriel qui se trouve contredit dans la suite de la nouvelle.

La transformation du texte est donc là malheureuse. La traduction d’Ellen Marriage témoigne quant à elle d’une plus grande attention vis-à-vis du contexte historique et d’une plus grande rigueur. En revanche, on y remarque la transformation « à l’anglaise » de Mme de Dey qui devient « Mme. de Dey », phénomène d’acculturation, même si la formule renvoie au mot étranger « Madame », proche de l’anglais, sans doute, mais étranger quand même. Quant à Katharine Prescott Wormeley, elle a choisi, en écrivant « Madame » au complet, de faire faire l’épreuve de l’étranger à son lecteur en laissant au nom son caractère complètement français.

En espagnol, on remarque le recours, de nouveau, à des notes explicatives :

El acusador público imaginaba todo un drama para llevar de noche al hijo de la señora de Dey a casa. El alcalde creía en un cura no juramentado1, venido de la Vendée, y que le habría pedido asilo ; pero la compra de la liebre, un viernes2, le desconcertaba mucho. El presidente del distrito apostaba firmemente por un jefe de los chuanes o de los vendeanos implacablemente perseguido. Otros preferían un noble escapado de las prisiones de París. En fin, todos sospechaban que la condesa era culpable de una de esas generosidades que las leyes de entonces llamaban crimen, y que podían llevar al cadalso.

1 Que, tras la Revolución, no ha prestado juramento a la Constitución civil del clero.

2 Día de vigilia para los católicos, que deben abstenerse, entre otras cosas, de comer carne.

Balzac, 2014, p. 624-625

Si la note relative au jeûne du vendredi semble surprenante étant donné que l’Espagne est de culture majoritairement catholique comme la France et que l’interdiction de manger de la viande le vendredi concernait tous les catholiques, où qu’ils soient, celle concernant le prêtre « insermenté », prêtre ayant refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé créée par le gouvernement révolutionnaire, semble pertinente et aurait été une bonne idée dans le texte anglais aussi. Dans les deux textes anglais, on ne sait pas en effet de quel genre de serment il s’agissait là. Ce manque de précision est un élément de transformation du texte puisque le lecteur peut alors imaginer ce qu’il veut et donner quelque interprétation que ce soit, comme celle de Katharine Prescott Wormeley qui accorde au président de district le pouvoir de juger. Nous apprécions le sérieux de Mauro Armiño qui fait une « traduction critique » du texte de Balzac, comme de nombreuses éditions françaises font des éditions critiques du texte original afin de réduire la distance qui existe entre le vécu des contemporains de Balzac et celui de ses lecteurs du XXIe siècle. Toutes ces notes explicatives sont aussi des extensions du texte, extensions rendues nécessaires par l’éloignement temporel et culturel (au sens sociologique du terme) de notre époque vis-à-vis de celle de Balzac.

III. Les traductions chinoises

En Chine, l’éloignement était aussi géographique et Balzac a rejoint le lectorat chinois très tard. La première oeuvre traduite a été Le Réquisitionnaire en 1915 et elle a été traduite par Lin Shu de façon assez originale.

Lin Shu, qui était un lettré très connu et respecté, s’intéressait aux littératures étrangères, mais ne connaissait aucune langue étrangère. Il s’est donc associé à de jeunes étudiants revenant d’études en Europe ou aux États-Unis pour transformer les textes étrangers en chinois. Ses collaborateurs traduisaient les textes à vue en chinois courant tandis que Lin Shu les transcrivait en chinois classique. Or, c’est Chen Jialin qui lui a proposé de traduire Balzac, mais ce dernier ne parlait pas français, il avait lu Balzac en anglais pendant son séjour en Angleterre. Donc Le Réquisitionnaire de Lin Shu a été traduit au moyen de deux « relais » : d’une part, la traduction anglaise soit de Katharine Prescott Wormerley, soit d’Ellen Marriage (les deux seules traductions anglaises disponibles au moment où Chen Jialin a fait ses études en Angleterre), et, d’autre part, un lecteur-interprète dont les paroles étaient volontairement transformées dans un niveau de langue soigné et littéraire.

Si notre propos ici n’est pas de discuter du bien-fondé ou non de la pratique de la traduction relais, que ce soit en littérature ou dans les agences de presse ou autres organismes oeuvrant à l’échelle internationale, nous devons reconnaître que c’est grâce à elle que Balzac a été introduit en Chine ; nous devons donc lui reconnaître au moins une fonction utilitaire. Par ailleurs, cette traduction intervient alors que le gouvernement chinois favorise la traduction d’ouvrages occidentaux afin d’en savoir plus sur la civilisation qui a vaincu la Chine et a obligé celle-ci à signer des traités injustes à la suite des guerres de l’opium. L’une des premières traductions de Lin Shu est à la source de ce choix, comme l’explique Rachel Lung :

The translation of La Dame aux camélias was so well received that the progressive intellectuals came to realize the impact of translated literature on the public that could be exploited in their reform agenda. The political scene therefore set the stage for the third major translation tide in China in the early 20th century.

2004, p. 162

La transformation du texte saute ici aux yeux du lecteur français, d’autant que le texte se lit de haut en bas et de droite à gauche.

Illustration 1

Une page du texte de Lin Shu

Une page du texte de Lin Shu

-> See the list of figures

Il serait malaisé de dire si le style de Balzac est de quelque manière conservé, mais nous avons voulu vérifier au moins quelques-uns des points abordés dans cet article. Ainsi, comment les éléments historico-juridiques ont-ils été traduits ?

L’accusateur public imaginait tout un drame pour amener nuitamment le fils de Mme de Dey chez elle. Le maire croyait à un prêtre insermenté, venu de la Vendée, et qui lui aurait demandé un asile ; mais l’achat du lièvre, un vendredi, l’embarrassait beaucoup. Le président du district tenait fortement pour un chef de Chouans ou de Vendéens vivement poursuivi. D’autres voulaient un noble échappé des prisons de Paris. Enfin tous soupçonnaient la comtesse d’être coupable d’une de ces générosités que les lois d’alors nommaient un crime, et qui pouvaient conduire à l’échafaud.

Balzac, 1976, t. X, p. 1110

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Comme on peut le constater en lisant la contre-traduction ci-dessus, l’accusateur public, le prêtre, le maire, le président de district, sont tous réunis sous la formule « les gens de la ville » ; aucune allusion à l’échafaud ni aux nobles emprisonnés à Paris. Toutefois, une chose retient notre attention : la traduction de « chef de Chouans ou de Vendéens » par « membres du parti Zongshe ». Qu’est-ce donc que le parti Zongshe ? Entre la chute de l’Empire Qing et la mise en place effective de la République de Chine en 1912, il y a eu une période pendant laquelle, outre la confusion générale sur ce qu’il adviendrait aux uns et aux autres, certains princes du clan des Qing, donc les gouvernants de la veille, ont créé un parti, le Zōngshè Dăng (Parti du Sanctuaire ancestral de la famille impériale), qui entreprit des actions visant à remettre au pouvoir la dynastie des Qing (Geng, 2015, p. 191). Il y a donc une sorte de communauté d’objectifs entre les Chouans et ce parti contre-révolutionnaire de l’époque même où la chute de l’Empire est en train de s’accomplir, moment où Lin Shu entreprend de traduire Balzac (rappelons que sa traduction paraîtra en 1915).

Nous avons donc ici un processus d’acculturation totale à la fois par l’élimination des éléments trop éloignés de la culture chinoise et par l’utilisation de références purement chinoises. Il s’agit là d’une extension sémantique très intéressante, car elle donne au texte de Balzac une résonance historique dans le pays d’accueil de la nouvelle qui souligne l’universalité des expériences racontées par les grands auteurs. Notons aussi que le lièvre, non traduit ici, est mentionné plus haut, mais il ne s’agit pas d’un lièvre mais d’un chat sauvage. En effet, les lapins et les lièvres sont des animaux considérés comme dociles et plutôt bénéfiques dans la culture chinoise (il y a aussi une année du lièvre dans l’horoscope chinois qui l’associe à des éléments positifs comme la gentillesse ou la courtoisie) tandis que le chat a plutôt mauvaise presse.

Donc, cette première traduction de Balzac a transformé le texte initial de multiples façons pour s’adapter au contexte historique et culturel du pays récepteur. Plus tard, d’autres traductions, réalisées de façon plus conventionnelle, soit à partir des textes anglais ou français, ont pu rapprocher le texte d’arrivée du texte original, mais on peut bien se douter que lorsque la traduction passe par une langue relais, bien des dissonances peuvent se glisser dans le texte d’arrivée qui ne sont pas nécessairement le fait du traducteur final. Cette appropriation du texte balzacien pour l’accorder à une situation historique propre à la culture réceptrice permet de mieux comprendre le concept d’extension du système multilingue balzacien tel que présenté en introduction. Il ne fait aucun doute que, dans le cas de Lin Shu, l’intervention idéologique est présente et s’associe en quelque sorte à celle de Balzac vis-à-vis d’un gouvernement révolutionnaire autoritaire.

Passons maintenant à une traduction plus récente, celle de L’Élixir de longue vie réalisée par Zheng Kelu (郑克鲁). Zheng Kelu, au contraire de Lin Shu et de Chen Jialin, traduit à partir du français. Sa traduction date de 1978 et c’est celle qui a été retenue pour la publication des oeuvres complètes parues en 1999, pour le bicentenaire de naissance de Balzac. Zheng Kelu écrit donc en chinois moderne, lequel se lit comme les langues européennes, de gauche à droite. Lui aussi a supprimé la dédicace au lecteur, donc nous ne pouvons pas savoir comment il aurait traduit ou adapté les notions de majorat et de légitime. Mais nous observerons les deux passages déjà présentés afin de voir comment il aborde la traduction de cette nouvelle.

La MORT, aidée par le froid, le silence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse, peut-être, put glisser quelques réflexions dans l’âme de ce dissipateur, il interrogea sa vie et devint pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal. »

Balzac, 1976, t. XI, p. 476-477

Zheng Kelu
大概死神靠了寒冷、寂静、黑暗、醉意的帮助,让这个浪荡子脑子也思索了吧,他回首往事,宛如一个步向法庭的被告一样,变得沉思默想了。

Contre-traduction
Probablement le Dieu de la Mort, aidé par le froid, le silence, l’obscurité et l’ivresse, fit que ce fils dissipateur se mit à réfléchir. Regardant en arrière, comme un accusé sur le chemin du tribunal, il devint pensif.

On peut constater que le sens est ici conservé. Il en est de même pour l’autre exemple :

Si Bartholoméo ne pouvait plus parler, il avait encore la faculté d’entendre et de voir : sur ce mot, sa tête se tourna vers don Juan par un mouvement d’une effrayante brusquerie, son cou resta tordu comme celui d’une statue de marbre que la pensée du sculpteur a condamnée à regarder de côté, ses yeux agrandis contractèrent une hideuse immobilité. Il était mort, mort en perdant sa seule, sa dernière illusion… Aussi, ses cheveux furent-ils éparpillés par l’horreur, et son regard convulsé parlait-il encore. C’était un père se levant avec rage de son sépulcre pour demander vengeance à Dieu !

Balzac, 1976, t. XI, p. 480-481

Zheng Kelu
巴托洛梅奥已不能再说话了,但他还能听和看;听到这句话,他的头突然可怕地一扭,转向唐璜,他的脖颈还保持着转动的状态,就象雕刻家有意让他脖子侧转着的一座大理石雕像。他睁大了的眼睛一动不动,十分可怖。他已经死了,就在失去了他唯一的、也是最后的幻想的同时死去了。。。。。他的头发因恐惧而变得乱糟糟,他痉挛的目光似乎还在表达心声。这是一个从坟墓中愤然而起,向上帝要求复仇的父亲!

Contre-traduction
Bartholoméo ne pouvait plus parler, mais il pouvait encore entendre et voir ; en entendant cette phrase, sa tête se tourna d’une façon brusque et horrible vers Don Juan et son cou resta figé dans cette position comme une statue de marbre dont le cou aurait été tourné de force par le sculpteur. Ses yeux grand-ouverts, immobiles, étaient effrayants. Il était déjà mort. Il est mort au moment où il perdait sa seule et aussi sa dernière illusion. . . Ses cheveux étaient ébouriffés par l’horreur et son regard convulsé semblait continuer à exprimer ses pensées intérieures. C’était un père qui se mettait sur son séant avec colère dans sa tombe et demandait vengeance à Dieu !

Quand des notions sont difficilement compréhensibles pour le lecteur chinois, Zheng Kelu insère des notes comme le fait Mauro Armiño. Mais la particularité des traductions de Zheng Kelu, c’est qu’il a porté une attention particulière au rythme des phrases et a souvent transformé le texte de manière à y insérer des figures de style ou des chengyu comme l’explique Jin Xin (金鑫) :

En chinois, le parallélisme est une figure de style assez fréquente qui est obtenue soit par la répétition de mots de deux syllabes soit par la répétition de Chengyu. Un Chengyu est une tournure idiomatique figée, généralement composée de quatre caractères. ZHENG Kelu utilise ces deux techniques afin de conserver la saveur originale de L’Elixir de longue vie et de donner vie, relief et authenticité à la traduction chinoise ainsi obtenue.

2017, p. 173

Voici donc un exemple de phrase traduite au moyen de chengyu, et Balzac transformé de manière à se conformer à l’esthétique littéraire chinoise :

Malgré le feu des bougies, le cri des passions, l’aspect des vases d’or et d’argent, la fumée des vins, malgré la contemplation des femmes les plus ravissantes…

Balzac, 1976, t. XI, p. 476

尽管烛火辉煌,热情迸发,金壶银盏令人眼花缭乱,酒气氤氲,花枝招展的女人令人赏心悦目。。。

Jǐnguǎn zhú huǒ huīhuáng, rèqíng bèngfā, jīn hú yín zhǎn lìng rén Yǎn huā liáo luàn, jiǔ qì yīnyūn, huā zhī zhāo zhǎn de nǚrén lìng rén shǎngxīnyuèmù…

Chengyu
(尽管烛火辉煌)[5] Jǐnguǎn zhú huǒ huīhuáng,
(热情迸发)rèqíng bèngfā
(金壶银盏)令人眼花缭乱
jīn hú yín zhǎn lìng rén Yǎn huā liáo luàn,
(酒气氤氲)jiǔ qì yīn yūn,
花枝招展的女人令人赏心悦目
huā zhī zhāo zhǎn de nǚ rén lìng rén shǎng xīn yuè mù…

Contre-traduction
Malgré la bougie brillante
cri d’enthousiasme
pot d’or, argent, lampe éblouissante
mélange d’alcool

Magnifiques femmes agréables

Le rythme et la musique d’une langue sont certes difficiles à rendre sur papier, mais nous allons tenter l’exercice. En chinois, chaque caractère correspond à une syllabe. La transcription en Pinyin (chinois écrit en caractères romains) donne une idée des sons, quoiqu’ils ne correspondent pas toujours aux sons du français. Les accents sur les voyelles correspondent aux tons, plus ou moins hauts (ā, è), bas (é) ou modulés (ě), plus ou moins longs (ā, ě) ou brefs (è, é). Ainsi, par ses choix de traduction fondés sur le rythme et la musicalité, Zheng Kelu transforme-t-il le texte de Balzac en un texte musical, proche de la poésie ou de la chanson, qui s’accorde parfaitement à l’esthétique littéraire chinoise ! Dans ce cas-ci, cependant, il ne semble pas qu’il y ait eu une appropriation idéologique du texte, et il est difficile de dire dans quelle mesure le texte d’arrivée permet au lecteur de faire l’épreuve de l’étranger. Nous devons nous demander si la distinction portée par Venuti peut s’appliquer lorsqu’un aspect de la traduction, la forme, se conforme à l’esthétique de la culture réceptrice, tandis que le message se conforme au contraire à la culture d’origine. Nous voyons ici la limite du binôme domestication/foreignization de Venuti ; en revanche la notion d’extension s’applique totalement par l’ajout de procédés esthétiques conformes à la culture chinoise pour transmettre un texte créé à l’autre bout du monde.

Conclusion

Au terme de leurs pérégrinations de par le monde, ces deux petites nouvelles sont les témoins des multiples transformations réalisées sur le texte de départ, transformations d’ordre non seulement linguistique mais aussi culturel et esthétique. Le nom de Balzac, attaché au texte ainsi transformé, ne joue-t-il pas le rôle de celui d’Ésope pour les fables de La Fontaine ? Ésope a fourni l’histoire et La Fontaine a mis celle-ci dans une forme qui plaisait au public du moment. De même, Balzac a fourni les sujets repris par de nombreux traducteurs partout dans le monde. Contrairement aux fables d’Ésope, les romans de Balzac traduits en anglais, en espagnol ou en chinois, restent des « romans de Balzac », et l’on oublie chez de nombreux éditeurs de même mentionner le traducteur qui est alors doublement « invisible » puisqu’il n’a pas de nom et a mission de transformer le texte original en un texte que Venuti qualifie de « transparent », c’est-à-dire un texte qui doit gommer les différences culturelles présentes dans le texte original (1995, p. 16).

Au-delà de ces deux extrêmes, il nous semble qu’il existe des degrés de transformation qui, comme nous avons pu le voir chez Zheng Kelu, n’impliqueraient pas nécessairement et la forme et le message, mais pourrait faire intervenir parfois l’un ou l’autre de façon partielle ou occasionnelle. Le traducteur a ses idées comme l’auteur et s’inscrit lui-même dans sa traduction par son interprétation du texte de départ comme par son style d’écriture. Il serait donc juste de rendre compte de la part de chacun en prolongeant l’affirmation initiale de Balzac, « [l]ire, c’est créer peut-être à deux » par une autre s’appliquant aux traductions : « traduire, c’est créer à deux ». En effet, si le traducteur crée déjà le livre qu’il lit avec son auteur, lorsqu’il le traduit, il le recrée, cette fois en assumant la totalité des transformations du texte. Il y apporte des extensions culturelles et esthétiques qui font vivre l’oeuvre par delà le temps et par delà l’espace. Il serait donc juste de publier le texte traduit sous les deux noms de l’auteur et du traducteur. En plus de donner une visibilité au traducteur, les lecteurs de traductions pourraient, comme en Chine, s’adonner à la lecture d’oeuvres retraduites (dans le sens de « traduites de nouveau » et non de traduites au moyen d’une langue relais) en en mesurant les transformations. Ces exercices de retraduction et de relecture induisent en effet des réflexions non seulement sur la traduction plus ou moins performante d’un texte, mais aussi sur l’art d’écrire, et sur le travail de l’écrivain. Une telle perspective permettrait de se détacher de la dichotomie domestication/foreignization et de pousser plus loin la réflexion sur l’apport des traducteurs aux oeuvres et aux auteurs. Comme l’explique Ye Zhaoyan, auteur de Nankin 1937, une histoire d’amour, publié au Seuil en 2008 dans une traduction de Nathalie Louisgrand-Thomas :

Ce que Balzac signifie pour moi ne vient pas juste de ce qu’il a accompli en littérature, c’est aussi la manière dont il a travaillé et écrit ses romans qui m’intéresse. La grandeur de Balzac, c’est que, une fois qu’il s’était donné un but, il allait jusqu’au bout, sans dévier de sa route, sans jamais désespérer.

2005, p. 420

C’est une force semblable que l’on demande au traducteur, notamment à ceux qui entreprennent de traduire, à l’instar d’Ellen Marriage, de Katharine Prescott Wormeley ou de Mauro Armiño, l’oeuvre de Balzac. Si la voix des traducteurs se fait sentir – ou peut-être parce que la voix des traducteurs se fait sentir – dans les versions anglaises, espagnoles ou chinoises, c’est un Balzac encore grandi qui sort de cette transformation puisqu’il rejoint grâce à eux les auteurs qui appartiennent à la littérature mondiale. Le macrotexte balzacien et sa lecture transtextuelle telle que prônée par Patrick O’Neill constituent, selon ses termes, « a continuing international process of multilingual transformations, a continually changing, continually evolving polyglot Work in Progress » (2005, p. 220). Dans un ouvrage plus récent sur Kafka, il précise :

The chosen approach involves a comparative reading across the entire body of selected translations, as if they, in conjunction with Kafka’s original text, formed a single, multilingual and multi-voiced macrotext, its constituent voices sometimes agreeing, sometimes disagreeing with each other, always relativizing and interrogating each other, and thus also collectively serving to extend the boundaries of Kafka’s original text and its potential for generating meanings.

O’Neill, 2014, p. 10

Et toutes ces transformations prolongent la vie des oeuvres et sollicitent la réflexion critique des lecteurs qui feront à leur tour entendre leur voix dans cet immense macrotexte.