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Publié en 2013 chez Peeters (Louvain-la-Neuve), l’ouvrage de Ronald Jenn, La pseudo-traduction, de Cervantès à Mark Twain, se présente comme une analyse historico-sociolinguistique du phénomène de pseudo-traduction : partant de l’étude de cinq cas de pseudo-traductions à travers l’histoire, l’auteur se donne l’objectif de dépasser le particulier – les pseudo-traductions – en vue de produire une réflexion théorique sur la pseudo-traduction. Comme il le souligne en introduction (p. 1-2), la pseudo-traduction fait partie des quelques domaines de recherche en traductologie qui sont encore considérés comme prometteurs et encore relativement inexplorés : si ce thème a fait couler beaucoup d’encre, c’est essentiellement sous la forme d’articles ou de chapitres d’ouvrages consistant le plus souvent en une étude de cas, à l’instar de la seule autre monographie entièrement consacrée à la pseudo-traduction (Alt Kecik, 2010).

Le chapitre 1, intitulé « La fortune du terme », porte sur la notion de pseudo-traduction elle-même. Historiquement, les termes anglais et français, pseudotranslation et pseudo-traduction, n’avaient pas le sens qui leur est attribué aujourd’hui, désignant à l’origine pour l’un une « traduction libre » et pour le second, une mauvaise traduction. Le rattachement de la pseudo-traduction à la notion de supercherie littéraire est opéré au XIXe siècle par Joseph-Marie Quérard, qui utilise toutefois les termes « traduction supposée », « supposition d’auteur » et « traduction apocryphe » (p. 14-15). Si la pseudo-traduction fait son entrée dans le discours traductologique en 1976 sous la plume d’Anton Popovic, c’est néanmoins Gideon Toury qui, en 1980, octroie à la pseudo-traduction un statut lui permettant de devenir « un outil théorique à part entière, sinon la figure de proue, du courant cibliste appelé polysystème » (p. 18). Avec Toury, en effet, la pseudo-traduction n’est plus seulement un avatar possible dans l’éventail des supercheries littéraires : elle devient la preuve de l’autonomie du texte traduit dans la culture d’accueil. Et puisqu’elle échappe à la « critique négative » que déplorait Antoine Berman (1995, p. 41), dans la mesure où l’exégèse d’une pseudo-traduction ne peut pas reposer sur une « analyse des défauts » (ibid.), la pseudo-traduction n’est pas la négation de la traduction, mais bien un « paroxysme de traduction » se prêtant à « une mise en relief des enjeux symboliques et matériels attachés à la production des traductions » (p. 24). Au final, Ronald Jenn définit la pseudo-traduction comme « un texte (en langue x) qui établit avec l’altérité langagière et culturelle (d’une langue y) un rapport distinct du transfert habituellement induit par la traduction de texte à texte » (p. 30).

Le chapitre 2 porte sur Don Quichotte de Cervantès, oeuvre qui a sans doute marqué l’entrée de la pseudo-traduction au panthéon des procédés littéraires et qui en est aujourd’hui le symbole séculaire. L’analyse de la fameuse scène de la découverte du manuscrit et de son fonctionnement narratif permet de mettre au jour plusieurs caractéristiques essentielles de la pseudo-traduction. Tout d’abord, celle-ci présente un lieu très fort avec l’intertextualité : « [b]ien qu’il se pose comme un enfant trouvé, le texte pseudo-traductif est en réalité pourvu de tout un arbre généalogique » (p. 34). Ensuite, le procédé tel qu’il est utilisé par Cervantès n’est pas cantonné au paratexte : il fait partie intégrante de l’intrigue, un peu comme la contrainte lipogrammatique dans Ella Minnow Pea – a Novel in Letters, roman oulipien de Mark Dunn. Et qu’importe si le dispositif littéraire est visible ou non : il conserve toute sa force et sa pertinence symboliques. Enfin, la pseudo-traduction vient questionner la notion d’original et donner « les pleins pouvoirs à l’acte de traduction » (p. 43), par le truchement exclusif duquel une oeuvre peut prétendre à l’universalité.

Le chapitre 3 traite de « la traduction fabriquée : Walladmor », roman présenté par son auteur, Georg Wilhelm Heinrich Häring, comme une traduction vers l’allemand d’un original écrit en anglais par Walter Scott. Si, dans le chapitre précédent, la pseudo-traduction était abordée sous l’angle symbolique, elle est présentée ici comme une illustration – et une dénonciation – des conditions de travail du traducteur et du mode de fonctionnement d’un monde de l’édition soumis aux lois du marché, puisque, selon Thomas De Quincey, traducteur du roman vers l’anglais, Häring aurait produit cette pseudo-traduction pour répondre à la demande de la foire du livre de Leipzig (la ville allemande de Leipzig est depuis 1497 l’hôte d’une foire internationale du livre où se négocient bon nombre de contrats de cession de droits de traduction). Cette analyse a de quoi surprendre, car l’oeuvre qui sert de point de départ à cette réflexion a été publiée en 1825 et l’on n’imagine pas aujourd’hui que les lois du marché si évidentes de nos jours pouvaient être aussi prégnantes dans l’Europe du début du XIXe siècle.

Dans le chapitre 4, Ronald Jenn évoque « la pseudo-traduction affichée » à travers les exemples de A Chronicle of the Conquest of Granada de Washington Irving (1829) – pseudo-traduction de l’espagnol vers le français – et de « Writings of Aubépine : - Rappacini’s Daughter » – pseudo-traduction du français à l’anglais de Nathaniel Hawthorne (1844) –, et dans le chapitre 5, le roman historique Personal Recollections of Joan of Arc, de Mark Twain (1895-1896), présenté comme une traduction du français à l’anglais effectuée par un traducteur fictif, Samuel Langhorne Clemens. Ces deux chapitres présentent des liens de parenté manifestes : d’abord, les exemples de pseudo-traduction analysés indiquent même une volonté d’affirmation de la part d’auteurs états-uniens souhaitant s’affranchir de la tutelle britannique en tissant des liens – même fictifs – avec les polysystèmes littéraires français ou espagnol. Ensuite y transparaît une relation ambivalente avec la France, manifeste chez Hawthorne et Twain, qui semblent osciller entre l’amour et le ressentiment à l’égard de ce pays.

Ce qui transparaît en filigrane dans cet ouvrage, c’est l’émergence de la pseudo-traduction comme incarnation du cosmopolitisme, véritable carrefour des langues et des cultures. Elle est un procédé littéraire très souvent utilisé pour mettre en scène l’altérité des langues et des cultures, les auteurs qui y recourent allant même jusqu’à mettre en scène des interférences supposées entre langue source et langue cible – même si Ronald Jenn estime que la pseudo-traduction participe a contrario « d’une annulation de la différence apparente entre les langues » et qu’à ce titre, elle « s’inscrit dans la perspective de la recherche de la langue parfaite ou adamique » (p. 122). Il nous semble quant à nous que c’est précisément par la mise en scène de l’altérité que la pseudo-traduction peut prétendre à un universel transcendant la langue, fût-elle adamique : l’utilisation du procédé contrastif, même fictif, fonctionne de la même manière que celui auquel recourt Michel Tournier dans Le miroir des idées (1996), traité dans lequel 114 concepts-clés sont présentés selon une démarche binaire d’opposition (Dieu et le Diable, l’amitié et l’amour, l’Être et le Néant, par exemple) qui se révèle « extraordinairement féconde » (1996, p. 13).

L’intégration de la pseudo-traduction dans un solide tissu intertextuel diachronique comme synchronique apparaît également avec force : le dispositif de pseudo-traduction répond à une motivation particulière d’un auteur, qui met une intertextualité sublimée au service de son objectif, quel qu’il soit – dénonciation, revendication, quête de légitimité auctoriale. Au-delà, le recours à la pseudo-traduction témoigne, de la part des auteurs, d’une conscience aiguë de leur environnement paratextuel et intertextuel – environnement qui fait partie intégrante du texte lui-même.

La grande force de cet ouvrage, c’est la rigueur philologique de son auteur; les études de cas reposent sur une large assise bibliographique, textuelle, épitextuelle et paratextuelle, qui confère profondeur et crédibilité au propos de Ronald Jenn. Toutefois, comme il le mentionne lui-même en introduction, les travaux portant sur la pseudo-traduction prennent généralement la forme d’études de cas : la présente monographie se distingue certes par la pluralité des cas étudiés, mais l’approche qui la fonde n’échappe pas pour autant à un certain particularisme. L’auteur s’efforce d’effectuer des liens et des renvois entre les différentes oeuvres étudiées de manière à aller au-delà de la simple étude de cas, mais sans parvenir tout à fait à l’universalisation conceptuelle. Ronald Jenn aborde plusieurs thématiques prometteuses en lien avec la pseudo-traduction : la quête de la langue parfaite, la diversité des motivations des traductonymes, le tissu intertextuel, le jeu paratextuel, entre autres. Cependant, si les exemples de pseudo-traduction qu’il analyse éclairent certains de ces aspects, ils ne permettent pas de les aborder de façon approfondie.

Pour conclure, l’on peut sans se tromper considérer La pseudo-traduction, de Cervantès à Mark Twain de Ronald Jenn comme une production remarquable parmi les travaux portant sur ce thème, et l’on peut gager que cet ouvrage fera date. Ronald Jenn aura de fait réussi à formaliser une solide amorce de réflexion théorique qui fournira aux travaux subséquents un substrat de choix.