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Introduction

Dans les milieux des traducteurs, des formateurs de traducteurs et des chercheurs en traductologie, groupes qui s’interpénètrent avec de nombreux cas d’appartenance multiple, la traductologie est conceptualisée sous différentes formes (v. Ballard, 2006). Je distinguerai ici d’une part une réflexion et un discours fondés sur l’expérience professionnelle, son observation et l’introspection, et d’autre part la recherche au sens universitaire du terme, qui fait l’objet du présent article.

De nombreux chercheurs et formateurs de chercheurs dans les sciences naturelles et dans les sciences sociales considèrent qu’il existe une « méthode scientifique », une « démarche scientifique » ou une « approche scientifique » qui définit toute activité de recherche (v. Christensen, 1977, cité par Sabourin, 1988). D’autres parlent de manière moins exclusive de « la démarche scientifique » comme sous-tendant toute recherche de type empirique (Beaugrand, 1988, p. 1), ce qui peut s’interpréter comme voulant dire qu’il existe d’autres types de recherche, mais qui elles ne sont pas scientifiques. J’appellerai ici la « démarche scientifique » classique prise comme modèle dans les sciences naturelles, en psychologie expérimentale et dans d’autres disciplines des sciences sociales « Approche scientifique canonique » (ASC) sans me prononcer ni sur son universalité ni sur son homogénéité, et regrouperai les autres démarches que l’on peut trouver en traductologie et dans différentes disciplines des sciences humaines (par exemple l’herméneutique ou les développements théoriques littéraires) dans un ensemble que j’appellerai « Approches des sciences humaines » (ASH) – voir figure 1.

J’interprète le thème du 23e congrès annuel de l’Association canadienne de traductologie « Méthodologie de la recherche en traductologie » comme s’appliquant surtout à l’ASC et me concentrerai donc sur celle-ci. Je rappellerai sa raison d’être et certains de ses principes les plus fondamentaux, mentionnerai quelques méthodes employées en traductologie avec leurs limites, et argumenterai sur cette base en faveur d’une sensibilisation à l’importance d’une meilleure qualité des raisonnements sous-jacents, sans laquelle même les techniques les plus perfectionnées ne permettent pas d’aboutir à des résultats convaincants. Dans mon analyse, la traduction et l’interprétation ne seront pas dissociées, car au regard des approches et méthodes de recherche, les questions et problèmes fondamentaux qui s’y posent sont les mêmes.

Figure 1 : Une classification préliminaire des démarches de recherche en traductologie

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1. L’ASC

De nombreux textes philosophiques et didactiques caractérisent « la science ». Les textes conceptuels analysent la nature de la démarche et ses limites (v. Medawar, 1979; Shipman, 1988; Plastow et Igarashi, 1989; Ouellet, 1994; Chalmers, 1999 [1978]). Les textes didactiques (v. Judd et coll., 1991; Babbie, 1992) sont plus descriptifs et souvent prescriptifs. On en trouve beaucoup parmi les ouvrages d’initiation aux méthodes de recherche dans les sciences comportementales – par opposition aux sciences « dures », où la nature scientifique de l’investigation ne semble pas faire l’objet des mêmes questionnements et où l’on se concentre plutôt sur les techniques.

Les éléments constitutifs de la « science » énumérés dans ces textes et leur description diffèrent de l’un à l’autre, mais certaines idées reviennent régulièrement, et une analyse de la logique sous-jacente permet de voir que d’après sa représentation canonique, la science est à peu près pour tous les auteurs qui l’expliquent une démarche axée sur les faits (donc empirique), « rigoureuse », c’est-à-dire systématique, prudente, aussi objective que possible, sceptique et donc critique (et autocritique). On comprend également que ces normes résultent d’une conscience de la faillibilité de l’homme en tant qu’explorateur du réel. Cette faillibilité est associée à ses limites sensorielles et cognitives dans le recueil et le traitement des informations, mais aussi à sa tendance à se laisser influencer dans ses actes et analyses par ses préférences affectives. D’où l’insistance sur des méthodes « validées » et fortement codifiées, sur l’importance des réplications, sur la revue par les pairs, sur les nombreux examens qui jalonnent la carrière professionnelle d’un chercheur. D’où aussi l’insistance sur le « contrôle » des variables, sur l’explicitation des matériaux, des méthodes et des résultats dans les publications, sur les mesures quantitatives, sur les procédures en double aveugle, sur les évaluations de variabilité inter-évaluateurs.

Autrement dit, ce qui caractérise peut-être le plus clairement la démarche du chercheur ASC, ce sont un scepticisme foncier, la recherche systématique des faiblesses dans l’exploration du monde et de moyens de les combattre et, enfin, la validation systématique des idées par des données observables (v. Sokal, 2008).

2. La place de l’ASC en traductologie

Pour mieux situer l’ASC en traductologie, il peut être intéressant de rappeler brièvement et en très grandes lignes l’évolution de celle-ci. L’existence d’une abondante réflexion sur la traduction depuis des siècles est bien documentée (v. Bassnett, 1991 [1980] pour un aperçu condensé de son évolution dans les pays occidentaux), mais un large consensus semble s’être fait sur l’idée de l’émergence récente d’une discipline universitaire de la traduction vers le milieu du siècle dernier. Parmi les textes qui ont amorcé la transformation figurent les essais de John Catford et de Roman Jakobson, les livres de Mounin et de Nida, et peut-être la Stylistique comparée de Vinay et Darbelnet, mais c’est dans les années 1970 que l’on peut situer les débuts d’un mouvement plus organisé. On trouve d’une part des initiatives venant essentiellement de spécialistes de la littérature comparée (Hermans, Holmes, Lambert, Toury et d’autres), avec une volonté affichée de créer une discipline universitaire consacrée à la traduction, le texte emblématique souvent cité étant le fameux The Name and Nature of Translation Studies de James Holmes (1987 [1972]). En même temps se développe dans plusieurs centres européens une théorisation fondée sur la pratique de la traduction et sur son enseignement. On citera plus spécialement les centres allemands, avec les théories fonctionnalistes et notamment la théorie du skopos, qui se focalisent sur la traduction écrite, et l’ESIT à Paris, avec sa « théorie du sens », devenue par la suite « théorie interprétative de la traduction », développée initialement pour l’interprétation de conférence avant d’être élargie à la traduction écrite. Notons aussi l’existence en Russie, vers le même moment, d’une théorisation elle aussi axée sur l’interprétation de conférence, et plus précisément sur la cognition de l’interprétation, sous l’impulsion de Ghelly Chernov.

Parmi les pionniers de la traductologie des années 1970, certains sont des universitaires « littéraires », d’autres sont traducteurs ou interprètes, d’autres encore sont linguistes, mais d’après leurs notices biographiques et leurs publications, ils n’ont pas été formés aux méthodes de recherche de l’approche scientifique canonique, et ils n’en suivent pas les normes dans leurs investigations. Bien au contraire, les premiers travaux sur l’interprétation des chercheurs psychologues et psycholinguistes, qui s’y conformaient, ont donné lieu à des réactions de rejet de la part des ESITiens (v. Gile, 1995, pp. 55-56), et les rares interprètes-traductologues formés aux méthodes de recherche ASC n’ont été que très peu entendus pendant les années 1970 et pendant une bonne moitié des années 1980.

En traduction, ce n’est que vers le milieu des années 1980 qu’une certaine activité de recherche empirique a démarré. On cite souvent H. P. Krings et W. Lörscher comme initiateurs des travaux de recherche sur le processus de traduction (voir plus loin); on notera que dans leurs biographies sur Internet (http://www.fb10.uni-bremen.de/lehrpersonal/krings.aspx et http://www.uni-leipzig.de/~angling/index.html?mitarb_loerscher.html respectivement) ne figure aucune trace de formation « scientifique ». D’autres travaux empiriques ont suivi dans les années 1980, mais surtout depuis les années 1990, tant en traduction qu’en interprétation; en témoignent, parmi de très nombreux exemples, les articles publiés dans les volumes collectifs de Tirkkonen-Condit et Condit, 1989; Gran et Taylor, 1990; Tirkkonen-Condit, 1991; Lambert et Moser-Mercer, 1994; Tirkkonen-Condit et Jäaskeläinen, 2000; Hansen, 2002, avec des références systématiques à l’interdisciplinarité. Depuis une dizaine d’années, enfin, on trouve des publications qui traitent spécifiquement des méthodes de recherche (v. Hansen, 2006, ou Göpferich, 2008, pour les méthodes de recherche sur le processus de traduction).

Tant en traduction qu’en interprétation, le nombre de travaux de recherche empiriques a fortement augmenté au cours des dernières décennies. Pour la traduction, on ne dispose pas de statistiques susceptibles de donner une idée de l’ampleur de cette évolution. Pour l’interprétation de conférence, la base de données CIRIN (www.cirinandgile.com) permet de dégager des tendances; les données ne sont pas d’une fiabilité parfaite, car le classement s’est fait en partie d’après des résumés, des titres ou des citations quand la lecture complète des textes concernés n’était pas possible, mais le sens général de l’évolution qui se dégage du tableau 1 semble clair. Notons par ailleurs que le CIRIN Bulletin n°40 de juin 2010 (voir Gile, 2010) compte 48 % de travaux empiriques sur un total de 70 textes, quasiment tous postérieurs à 2005.

Cette forte poussée de la recherche empirique n’est pas nécessairement accompagnée d’une modification des attitudes fondamentales des traductologues, qui continuent à lui préférer les idées générales et les théories. Dans les analyses de citations effectuées jusqu’à présent (v. Gile, 2005a et 2006; Nasr, 2010), le pourcentage de citations de travaux empiriques sur le total est très faible, moins de 10 % en général, avec quelques taux plus élevés dans des thèmes spécifiques tels que la recherche sur le processus de traduction ou la recherche sur la qualité en interprétation. Tant les auteurs que les textes les plus cités relèvent des ASH et non pas de l’ASC, ni même de la recherche empirique dans un sens plus large, même si, paradoxalement, des auteurs ASH des plus cités tels que Gideon Toury ou Andrew Chesterman insistent sur l’importance de la recherche empirique.

Toutes ces données suggèrent que la traductologie est dominée par les approches dites des sciences humaines et que la recherche empirique n’y a pas encore un ancrage très solide, que ce soit par la formation des chercheurs ou par une tradition. C’est par ce fait que s’expliquent les nombreuses faiblesses qui peuvent être relevées dans les travaux empiriques en traductologie (v. Pym, 1994, p. 147; Toury, 1991, p. 262; Jääskeläinen, 2000; Gile et Hansen, 2004), et que se justifie le présent article.

Tableau 1

Évolution du pourcentage des travaux empiriques sur l’interprétation de conférence dans l’ensemble des publications sur l’interprétation de conférence de 1970 à 2009 selon la base de données CIRIN (à jour pour octobre 2010)

Évolution du pourcentage des travaux empiriques sur l’interprétation de conférence dans l’ensemble des publications sur l’interprétation de conférence de 1970 à 2009 selon la base de données CIRIN (à jour pour octobre 2010)

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3. Méthodes et techniques de la recherche empirique en traductologie

3.1. Une typologie

Il apparaît intéressant de distinguer ici d’une part l’exploration de la traduction proprement dite, que ce soit au niveau du processus, du produit ou de la formation, et d’autre part l’exploration de caractéristiques de la traduction et des traducteurs en dehors de l’action traduisante : il s’agit par exemple d’études sur la personnalité du traducteur, sur son statut social, sur les modifications intervenant dans son cerveau au cours de sa vie professionnelle, sur son rôle dans la société, sur l’apport de la traduction à la littérature.

Ce deuxième faisceau d’études relève surtout de l’histoire, de la psychologie et de la neuropsychologie, de la sociologie, de la littérature comparée, de la philosophie, et peut faire appel aux méthodes ayant cours dans ces disciplines (questionnaires, interviews, analyse du discours, dépouillement d’archives, observation naturaliste, mesures physiologiques lors de tâches autres que la traduction) sans que des spécificités du traducteur et de la traduction altèrent sensiblement leur efficacité.

3.2. Études naturalistes et études expérimentales non intrusives

Les travaux empiriques des traducteurs et interprètes des années 1970 et 1980 reposaient pour l’essentiel sur des méthodes et des technologies relativement simples : surtout les protocoles de verbalisation à voix haute pour la traduction et, dans la majorité des cas pour l’interprétation, des observations naturalistes, des questionnaires, des expériences simples où l’on demandait à plusieurs interprètes de traduire un discours en mode simultané ou consécutif pour examiner ensuite la prestation et en tirer des conclusions. C’est le cas des travaux de Danica Seleskovitch (1975) et de Marianne Lederer (1981); c’est aussi le cas d’une majorité des études empiriques de Daniel Gile, ainsi que des enquêtes sur les attentes en matière de qualité de Hildegund Bühler (1986) et de Ingrid Kurz (v. Kurz, 1996) pour ne citer que ces quelques exemples.

Les études simples sans intervention importante dans le processus de traduction proprement dit restent présentes dans la recherche sur la traduction, et surtout sur l’interprétation. Elles permettent par exemple d’étudier les stratégies et tactiques des traducteurs et interprètes en examinant les énoncés produits par eux face à un texte de départ comportant des caractéristiques données, éventuellement avec interrogation rétrospective par interviews ou questionnaires. Les interviews et questionnaires permettent également d’étudier les attitudes, sentiments et habitudes des traducteurs.

Les études naturalistes et expérimentales non intrusives ou peu intrusives présentent l’avantage considérable de ne pas déformer sensiblement le processus par l’intervention du chercheur (et donc de préserver la validité écologique, c’est-à-dire la légitimité de l’extrapolation au monde réel à partir des résultats obtenus dans l’environnement de recherche, notamment expérimental). Au fil du temps, elles ont pu bénéficier de l’évolution technologique. Ainsi, grâce à l’émergence des ordinateurs portables, des caméras vidéo, des logiciels gratuits (ou presque) pour le traitement du texte, du son et de l’image, elles permettent maintenant de mesurer précisément la prosodie, les pauses, l’intonation, les caractéristiques linguistiques des énoncés d’arrivée sur corpus, de suivre la chronologie de la prise de notes en consécutive par rapport au déroulement d’un discours original, ou encore de faire des calculs sur corpus. Avec ces outils, les observations et analyses prennent davantage d’acuité. Les logiciels enregistrant les mouvements du traducteur sur clavier, à commencer par Translog, le premier de la série (v. http://www.translog.dk/default.asp?id=20), les caméras et les analyseurs de regard sont particulièrement intéressants pour l’examen du processus de traduction, avec la possibilité de voir le séquençage précis des opérations d’écriture et des auto-révisions successives, de suivre le regard du traducteur à tout moment et de le corréler avec les opérations d’écriture pour avoir par triangulation (l’emploi de plusieurs méthodes pour étudier un même objet dans la même étude) un ensemble de données plus riche qui permet de mieux appréhender les phénomènes pertinents.

Les possibilités qu’offrent ces méthodes et technologies sont loin d’être épuisées. Les études empiriques réalisées jusqu’ici ont été relativement peu nombreuses, l’on manque de réplications avec des matériaux et des langues différents, et l’exploitation des paramètres mesurables (chronologiques, lexicaux, syntaxiques, visuels) n’en est qu’à ses débuts.

3.3. Méthodes et technologies intrusives

À côté des moyens non intrusifs, pour la plupart de conception relativement simple, figurent des méthodes plus complexes et souvent plus précises, qui manipulent une ou plusieurs composantes de la traduction au risque de modifier le processus ou qui impliquent un environnement de travail ou un appareillage de mesure qui empêchent le traducteur de travailler comme il le fait dans son environnement naturel.

Le TAP ou protocole de verbalisation à voix haute fut mis au point par Ericsson et Simon en psychologie dans les années 1980 et fut rapidement adopté en traductologie par Hans Peter Krings (1986) et Wolfgang Lörscher (1991), puis fut repris par de nombreux traductologues en Europe, mais aussi en Amérique du Nord. S’il a permis de dégager certaines tendances, notamment en ce qui concerne les différences entre étudiants et traducteurs confirmés, sa validité écologique en tant que modèle du comportement du traducteur est incertaine (voir plus loin), ce qui limite quelque peu son potentiel et son exploitation.

Dans la recherche sur l’interprétation, les limites associées à l’emploi intrusif des technologies sont plus évidentes encore. Ainsi, dans une étude de l’activité électrique du cerveau durant l’interprétation, Ingrid Kurz (1995) a été obligée de demander à ses volontaires de traduire « mentalement » pour que les mouvements d’articulation intervenant dans la production du discours parlé n’interfèrent pas avec les mesures réalisées par l’appareillage qu’ils portaient. De ce fait, non seulement elle n’avait aucun contrôle sur le discours qu’ils produisaient « mentalement », mais on ignore dans quelle mesure le fait de ne pas avoir à articuler physiquement et à produire des sons vocaux a pu modifier les mécanismes mêmes de l’interprétation. Dans les premiers travaux utilisant les changements dans le diamètre de la pupille pour mesurer la charge cognitive en simultanée (Tommola et Hyönä, 1990), les interprètes devaient traduire en appuyant le menton sur un dispositif les fixant face à une caméra. À l’évidence, on ne peut exclure une influence importante de ces conditions de travail sur le processus ou le produit. D’autres méthodes telles que le prélèvement périodique de salive en cours d’interprétation (Moser-Mercer et coll., 1998), ou, a fortiori, les différentes formes d’imagerie médicale du cerveau, présentent le même type d’inconvénient.

Certes, il ne s’agit pas de les condamner, car la plupart d’entre elles permettent d’aller là où il est difficile d’aller par des méthodes moins intrusives, que ce soit dans la précision et la fiabilité des mesures ou dans l’accès à des observations qui ne sauraient être faites sans elles. De plus, certaines semblent évoluer dans un sens moins intrusif; c’est le cas des mesures pupillométriques à partir de dispositifs montés sur ordinateur sans nécessité pour le traducteur (ou l’interprète) de prendre une pose non naturelle. Il me semble toutefois qu’il est important d’en reconnaître les inconvénients, et de ne pas se laisser piéger par l’attrait de la technologie au détriment du bon sens.

3.4. Méthodes, techniques, technologies et rigueur

Au-delà de leurs mérites propres, les méthodes et techniques avancées attirent peut-être certains traductologues parce qu’elles symbolisent un niveau « supérieur » dans la recherche. Ainsi, l’on entend qualifier les montages expérimentaux de « supérieurs » à la recherche naturaliste (il est vrai qu’ils viennent souvent en aval des explorations naturalistes pour affiner les premiers résultats). Il est également permis de supposer que l’attrait des méthodes développées dans des disciplines mieux établies et reconnues que la traductologie dans le monde universitaire est lié à ce statut plus élevé.

Pourtant, l’utilisation en traductologie de ces méthodes et techniques ainsi que des nouvelles technologies n’est pas toujours conforme aux principes fondamentaux de la recherche scientifique canonique, qui cherche à améliorer l’exploration du réel par une optimisation fermement placée sous le signe de la rigueur. Parmi les défauts vus fréquemment sur le terrain figurent des failles dans la conception des études, y compris des échantillons peu représentatifs, une sous-exploitation des ressources disponibles, le choix de mauvais indicateurs, l’absence d’étapes pilotes permettant de détecter des problèmes et d’y remédier puis de procéder à des réglages fins, le recours à des intervieweurs non formés, des inférences non justifiées, notamment des généralisations et extrapolations que le montage expérimental et les résultats ne légitiment pas. Le problème fondamental réside donc non pas dans les méthodes, techniques et technologies, mais plutôt dans des analyses stratégiques insuffisantes, et plus généralement dans l’absence de rigueur.

4. Quelques principes pour le choix des méthodes de recherche

Chaque méthode de recherche a un potentiel, et il ne s’agit pas ici d’exclure l’une ou l’autre. Toutefois, dans leur exploitation pratique, elles s’évaluent par rapport à un projet de recherche particulier, c’est-à-dire par rapport à une ou plusieurs questions de recherche et à un environnement donné dans lequel se situe l’investigation. Chaque méthode nécessite des ressources et a des limites, et certaines sont techniquement ou économiquement plus adaptées que d’autres à l’environnement en question. Au moment de choisir une méthode pour un projet donné, il apparaît intéressant de considérer les possibilités en se focalisant notamment sur les éléments suivants.

4.1. La logique de l’indicateur

En traductologie comme dans bien d’autres domaines de l’investigation scientifique, on mesure le plus souvent non pas le phénomène sur lequel on s’interroge, mais des indicateurs susceptibles de renseigner sur lui. Ainsi, le coût financier d’une traduction ou la durée de sa préparation peuvent se quantifier directement, mais il n’en est pas de même de sa qualité, qui se mesure en général à travers des évaluations holistiques chiffrées, notées ou énoncées en mots, ou encore à travers des comptages d’erreurs, omissions et maladresses.

L’adéquation d’un indicateur à une tâche de recherche est fonction de différents paramètres, dont la sensibilité, la précision, la fiabilité, la facilité d’utilisation et le coût de l’indicateur, et le traitement de chacun demanderait un article à part. Je me contenterai ici de parler, à titre illustratif, de la nature du lien logique entre un indicateur et ce qu’il est supposé informer.

Ce lien peut refléter une causalité (le phénomène à étudier est la cause de l’apparition de l’indicateur ou de son évolution) ou une corrélation (l’indicateur tend à apparaître ou à évoluer d’une certaine manière quand apparaît ou évolue le phénomène sans qu’on sache par quel mécanisme). Par exemple, il semble raisonnable de supposer qu’une erreur, une omission ou une maladresse dans la traduction peut être causée par une difficulté dans le texte de départ ou par une faiblesse du traducteur (encore faut-il identifier la difficulté et/ou la faiblesse concernées) et que les erreurs, omissions et maladresses ont donc quelques mérites en tant qu’indicateurs des difficultés dans le texte de départ ou de la faiblesse d’un traducteur; en revanche, une différence d’activation dans différentes zones du cerveau selon que l’on traduit vers sa langue A ou vers sa langue B ne peut être interprétée en l’état actuel de nos connaissances comme signalant la difficulté relative de la tâche, et l’utilité relative de cet indicateur physiologique pour étudier les questions de directionnalité en traduction est faible. Si l’on cherche, dans un projet de recherche, à explorer les avantages et inconvénients de la traduction vers la langue maternelle par opposition à la traduction vers une langue seconde, il semble plus intéressant d’utiliser les erreurs, omissions et maladresses, indicateur conceptuellement simple et dont la mise en oeuvre demande du travail mais pas de technologie avancée, que de faire appel à des méthodes d’imagerie médicale, même si celles-ci permettent littéralement de « voir » une partie de ce qui se passe dans le cerveau. Bien évidemment, si la question de recherche est de savoir si le cerveau fonctionne différemment selon la direction de la traduction, l’imagerie médicale est un bon outil alors que l’étude des erreurs, omissions et maladresses ne l’est pas.

En tout état de cause, l’indicateur le plus perfectionné sur le plan technique ou conceptuel n’est pas nécessairement le plus efficace pour une investigation donnée.

4.2. L’interférence potentielle induite par la méthode

Une deuxième dimension qu’il semble important de souligner étant donné l’attrait qu’exercent les méthodes psycholinguistiques et neuropsychologiques sur de nombreux jeunes traductologues est celle de l’interférence potentiellement induite par la procédure d’investigation : en étudiant un phénomène par l’observation, on risque de le modifier. Le problème ne se pose pas pour l’observation a posteriori : à l’évidence, un événement historique ne sera pas modifié du fait de son étude. Il se pose en revanche pour des observations faites sur le vif : par exemple, le seul fait de se savoir objet d’une étude risque de pousser le participant observé à modifier son comportement peu ou prou, consciemment ou non.

Quand cette observation implique une interaction plus ou moins directe entre l’observateur et l’observé, comme c’est le cas lors d’une interview ou même dans une enquête par questionnaire, cette interférence potentielle est encore plus grande. Dans les sciences sociales, elle est bien connue et des techniques spécifiques sont prévues pour la combattre (formation des intervieweurs, formulation des questions, ordre des questions, questions de vérification de cohérence, notamment).

Parfois, la méthode de recherche implique une intrusion plus importante dans l’environnement, voire dans le processus étudié. Ainsi, le TAP oblige-t-il le traducteur à formuler ses pensées à voix haute alors qu’il lit un texte de départ et formule un texte en langue d’arrivée. Étant donné la complexité des opérations de compréhension et de production du langage, il semble légitime de s’interroger sur l’influence qu’a une telle verbalisation à voix haute en cours de traduction sur celle-ci (v. Toury, 1995, pp. 234-238, Jakobsen, 2003, ou Englund Dimitrova, 2005, chapitre 3).

Que dire alors des méthodes empruntées à la psychologie expérimentale, où le paradigme dominant est celui de la mesure des temps de réaction et des pourcentages de « bonnes » réponses à des tâches précises? Pour les appliquer à la traduction et à l’interprétation, il faut trouver des éléments dont la chronologie puisse être mesurée et/ou des tâches auxquelles il existe des réponses clairement correctes ou incorrectes, ce qui n’est guère aisé dans des processus aussi complexes que la formulation d’un texte en langue d’arrivée sur la base de la perception et de l’interprétation d’un texte en langue de départ dans une situation de communication donnée. On voit dans des investigations expérimentales des protocoles de « traduction » de mots ou de phrases isolés en dehors de tout contexte de communication, de même que des textes de départ qui défilent sur des écrans où ne figurent que quelques mots à la fois, la variable mesurée étant la vitesse à laquelle le traducteur fait défiler le texte. Dans tous ces cas, on peut se demander dans quelle mesure les tâches ou conditions d’exécution permettent d’extrapoler les observations et résultats à la traduction réelle.

Quand la technologie oblige l’interprète ou traducteur à ne traduire que « mentalement » parce que l’articulation engendrerait des bruits qui interféreraient avec les mesures, ou à interrompre périodiquement sa prestation en cabine pendant 30 secondes pour mâcher un coton qui recueillera sa salive et permettra d’y déterminer la concentration en hormones indicatrices de stress, ou à placer son menton sur un appui afin d’éviter que sa tête ne bouge, ou à se coucher dans un appareil qui mesurera des paramètres de l’activité de son cerveau, l’intrusion appelle inexorablement des doutes sur la validité écologique de la procédure.

Tant que la comparaison des résultats de ces expériences avec des études dont la validité écologique est documentée n’aura pas permis d’établir la similitude des tendances et ainsi légitimé leur emploi, le recours exclusif, dans un projet qui porte sur le processus de traduction, à des méthodes qui impliquent un tel potentiel d’interférence avec l’objet étudié, ne peut être envisagé qu’avec circonspection, quelle que soit la puissance des techniques concernées « dans l’absolu ».

À ce propos, la triangulation connaît depuis quelques années une certaine popularité en traductologie, à juste titre d’ailleurs. Toutefois, si l’une des méthodes employées comporte des risques importants d’interférence avec le processus, elle risque de faire plus de bien que de mal. Ainsi, quand un chercheur a recours à Translog et à des interviews rétrospectives, deux méthodes non intrusives, l’ajout de la verbalisation à voix haute semble peu judicieux, car il menace la validité écologique de l’ensemble (v. Jakobsen, 2003), et ce sans gain informatif substantiel.

4.3. Le principe du rendement raisonnable

En tant qu’action, la recherche empirique, qui comporte des opérations liées au recueil des données et des opérations liées à leur exploitation, a également une dimension économique. Je parlerai ici non pas de son coût financier, qui présente peu d’intérêt méthodologique, mais d’autres paramètres économiques.

Une ressource particulièrement précieuse, peu abondante et qui ne se renouvelle que lentement est la ressource humaine. Elle se décline notamment en traducteurs et interprètes qui acceptent de participer à des travaux de recherche, surtout des études expérimentales (le problème est de moindre amplitude s’agissant de questionnaires et interviews, comme le démontre la taille relativement importante des échantillons dans les études naturalistes en traductologie). Dans les procédures expérimentales contrôlées, et a fortiori celles qui comparent des conditions multiples (par exemple trois ou quatre niveaux d’expérience de la traduction ou trois ou quatre vitesses d’énonciation de discours de départ en interprétation), le nombre de sujets nécessaires pour parvenir à détecter des effets au-delà du « bruit » (la variabilité attribuable à des facteurs extérieurs aux variables étudiées) se chiffre généralement à plusieurs dizaines. Or, il est difficile de recruter pour une expérience plusieurs dizaines de traducteurs ou d’interprètes professionnels. En conséquence, les chercheurs se rabattent souvent soit sur des étudiants, auquel cas l’extrapolation vers des professionnels est problématique, soit sur des échantillons de trop faible taille par rapport à la variabilité constatée (v. Gile, 2005b). Dans la recherche sur l’interprétation, notamment, les procédures expérimentales pour la vérification d’hypothèses perdent donc une grande partie de leur puissance. Dans de telles conditions, on peut leur préférer des études de cas multiples, la réplication donnant à terme la possibilité de tirer des conclusions par des méta-analyses.

Deux autres ressources dont les limites se font très vite sentir sont le temps dont on dispose pour terminer un projet et le travail que l’on peut fournir dans ce laps de temps. Ainsi, si les analyses sur corpus informatisé offrent à l’évidence des avantages considérables en permettant de détecter rapidement et avec une grande sensibilité des phénomènes intéressants sur des échantillons de grande taille, la préparation de ces corpus représente un travail souvent disproportionné par rapport à leur utilisation dans un projet de recherche unique, et le jeune chercheur qui doit terminer son mémoire en un ou deux ans a tout intérêt à choisir l’échantillonnage d’extraits courts à analyser manuellement plutôt que l’alignement d’un corpus qu’il risque de ne pas pouvoir achever ou dont la préparation lui prendra la quasi-totalité du temps à sa disposition. Cette réserve ne s’applique pas à l’utilisation de corpus informatisés existants ou au travail sur corpus en équipe, à condition que l’équipe en question soit suffisamment nombreuse.

4.4 .Créativité et innovation

Les méthodes classiques présentées dans les manuels d’initiation aux méthodes de recherche reposent sur des bases solides et sont validées par une longue expérience. Cependant, elles ont été mises au point pour des situations que l’on ne rencontre pas toujours en traductologie. De ce fait, elles deviennent parfois moins performantes, voire moins « scientifiques » (car moins conformes au principe d’optimisation dans la rigueur) dans leur emploi en traductologie que dans leur emploi dans leur discipline d’origine.

Ainsi, comme il a été dit plus haut, la recherche expérimentale classique avec vérification d’hypothèses sous sa forme standard, avec des échantillons de grande taille et le contrôle de plusieurs paramètres, se heurte-t-elle dans la recherche sur l’interprétation de conférence à deux obstacles majeurs qui semblent endémiques : la difficulté de constituer de grands échantillons et une grande variabilité. Puisque de ce fait, sous sa forme classique, ce type d’expérimentation perd une grande partie de sa puissance, il peut être intéressant de s’ouvrir à une expérimentation moins orthodoxe, par exemple des expériences « incrémentales », réalisées non pas en une fois, mais avec réplication des mêmes tâches et des conditions analogues à des moments et en des lieux différents. Certes, l’unité de lieu et de temps est perdue, mais la taille de l’échantillon (ou « pseudo-échantillon », comme le qualifieraient les puristes) peut être multipliée par deux, par trois, voire davantage. On peut même envisager de remplacer la procédure expérimentale classique avec analyse statistique par une série d’études de cas suivie d’une méta-analyse. On y perd le contrôle strict de l’environnement ainsi que la puissance des tests statistiques, mais on y gagne en masse d’informations recueillies, avec la possibilité d’accumuler des résultats sur un ensemble varié de conditions; une éventuelle convergence des tendances observées peut être bien plus convaincante qu’un résultat statistiquement significatif lors d’une expérience « contrôlée » mais unique.

De même, les procédures classiques utilisées pour les enquêtes gagnent à être adaptées aux conditions du travail traductologique. Quand les répondants éventuels sont relativement peu nombreux, plutôt que de passer par plusieurs étapes pilotes sans exploiter les données qu’elles permettent de recueillir, on peut chercher à les inclure partiellement (avec la prudence requise), sans renoncer pour autant à l’optimisation progressive des questionnaires et interviews (dans Lagarde, 2009, on trouve une judicieuse stratégie d’alternance entre questionnaires et interviews).

Dans tous ces cas, il s’agit non pas de faire l’impasse sur la prudence et la rigueur, mais de trouver le meilleur équilibre entre le recueil d’informations solides et suffisantes et la tentation d’utiliser les outils qui sont les plus performants… dans des conditions habituelles. Dans de nombreux cas, ce meilleur équilibre peut conduire à des protocoles non standards et à la renonciation aux statistiques inférentielles, auxquelles il faut savoir résister quand les conditions les rendent peu efficaces.

Conclusion

Ces quelques observations ne prétendent nullement à l’exhaustivité dans l’analyse comparée des méthodes de recherche en traductologie. Elles visent simplement à la sensibilisation à quelques pièges dans lesquels tombent trop facilement des traductologues non formés aux méthodes de recherche et attirés par les lumières de l’interdisciplinarité, de la sophistication et de la technologie.

La recherche est une exploration opportuniste, l’opportunisme désignant ici, sans connotation péjorative, l’exploitation des possibilités qui s’offrent à un moment donné et dans une situation donnée pour avancer dans la connaissance. Il est donc légitime d’envisager de se tourner vers de nouvelles techniques et de nouvelles technologies quand elles apparaissent. Toutefois, dans l’approche scientifique canonique, dont l’un des piliers est la recherche des faiblesses et leur élimination progressive, cet opportunisme se conjugue obligatoirement avec la rigueur. Une évaluation attentive de la situation et des ressources dans des situations données peut conduire à une relativisation des mérites de méthodes considérées ailleurs comme les plus adaptées. Ainsi, pour les traductologues individuels ne travaillant pas dans une structure de recherche pourvue en moyens abondants, l’intérêt même de la progression dans l’exploration scientifique peut appeler des méthodes expérimentales simples, voire des montages expérimentaux originaux qui seraient considérés comme assez éloignés de l’orthodoxie dans d’autres disciplines, ou encore des études naturalistes, qui ont encore beaucoup à nous apprendre, plutôt que des méthodes sophistiquées, mais intrusives ou peu efficaces étant donné les caractéristiques de l’environnement de recherche en traductologie.

En tout état de cause, il est essentiel que les chercheurs en traductologie prennent de véritables habitudes de rigueur, tant dans la logique de leur raisonnement que dans la mise en oeuvre des méthodes de recherche, cette rigueur étant la seule garante de la scientificité d’une démarche d’exploration du réel.