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La question de la méthodologie de la recherche en traductologie est aussi importante qu’actuelle, comme en témoigne la grande variété des publications et des rencontres organisées autour de ce thème. On peut dire en effet que notre discipline est arrivée au stade de l’évaluation de ses méthodes de recherche. Cette question permet d’en aborder une autre, cruciale, celle du statut de notre discipline par rapport aux autres (histoire, études littéraires, linguistique, sociologie, études culturelles, etc.) auxquelles elle emprunte certains concepts ou appareils conceptuels. Alors qu’à ses débuts la traductologie était directement liée à la linguistique, son éloignement de cette dernière a généré pour la méthodologie de la recherche des avantages, mais a également donné lieu à des inconvénients. D’une part, l’ouverture du champ aux méthodes empruntées à d’autres disciplines représente un potentiel évident. D’autre part, survient le risque d’adapter à la sauvette les méthodes des uns et des autres sans pour autant en dominer aucune. La première étape, nous semble-t-il, serait de jeter un regard sur les deux grands modèles scientifiques mobilisés par les traductologues : celui des études empiriques et celui des sciences humaines. Comment les méthodes propres à ces deux modèles ont-elles été adaptées ou mésadaptées par les traductologues?
Ce numéro de TTR, qui connaîtra une suite à l’été 2012, se voudrait une esquisse des méthodes empruntées à ces deux modèles, ainsi qu’un premier regard autocritique sur celles-ci. Les trois premiers articles (Neunzig, Gile et Chesterman) sont axés sur l’adaptation des méthodes scientifiques empiriques en traductologie. Au grand survol de la méthode scientifique classique et des modalités d’expériences proposé par Neunzig succède le regard autocritique porté par Gile sur le processus même des expériences empiriques menées en traductologie. Cette première partie prend fin avec les réflexions proposées par Chesterman sur les hypothèses qui sous-tendent toute expérience empirique. Les trois articles suivants (Malena, Jaka et Stratford) sont axés sur l’adaptation des méthodes empruntées aux sciences humaines, l’histoire pour Malena et la littérature pour Jaka et Stratford. Malena interroge le rôle du sujet historiographe et traducteur dont la production serait non pas une narration objective mais bien un discours avec tout ce que ce mot comporte. Jaka, quant à elle, affirme que les méthodes de recherche en traductologie pourraient profiter de l’observation du contexte basque défini comme minorisé. Pour finir, Stratford s’oppose à la méthode prescriptive de John Dryden et propose une manière plus inclusive d’aborder l’analyse des traductions poétiques.
Qu’en est-il plus précisément de la recherche empirique en traductologie? Neunzig montre la méthode scientifique classique dans ses différentes étapes (« Phases Model »), pour l’appliquer à la traductologie, et s’attache à examiner les difficultés potentielles qui pourraient surgir à chacune de ces étapes (« theoretical level, methodological level, analytical level »). L’« objet traduction » est défini par lui comme ne correspondant ni aux sciences naturelles, ni aux sciences sociales, ni à la philologie, ni à l’histoire, mais à un état idéal :
[…] When a science such as translation studies, whose research objectives do not involve a description and control of the world (as in natural science research), human behaviour (social sciences) nor an analysis of interpretation of real human intervention (historical, juridical or philological sciences), but rather represents a search for an ideal state (the potential results of a human intervention) then this will tend to lead to the development of that science’s own form of theoretical abstraction and a search for a new research path.
Or deux questions se posent : d’abord, la traductologie, comme nouvelle science qui chercherait « une nouvelle voie de recherche » (une nouvelle méthode?) peut-elle se satisfaire du modèle scientifique existant? Et les difficultés implicites de ce modèle sont-elles insurmontables?
Ces difficultés sont au coeur de l’article de Gile. Pour lui, les traductologues attirés par « l’approche scientifique canonique » ont tendance à ne pas dominer, dans le détail, les méthodes multiples et complexes de cette approche, d’où le titre de son article, « La recherche traductologique : méthodes ou approche? » Dès lors, Gile jette un regard critique sur les étapes concrètes des expériences menées en traductologie. Plutôt que d’aborder la question des fondements théoriques à la base des hypothèses empiriques (ce que Chesterman propose dans son article) Gile fait référence, entre autres, au profil et à la formation hétérogène des chercheurs en traductologie, puis il met un grain de sable dans la machine des expériences en interrogeant les conditions matérielles de celles-ci ainsi que leurs effets sur le traducteur qui y participe (logique de l’indicateur, interférence, rendement raisonnable). En remettant directement en question les méthodes qui font tourner cette machine, il préfère ancrer nos recherches empiriques dans une approche plus générale qui chapeauterait ces méthodes : « l’approche scientifique canonique ».
Si Gile aborde la question des méthodes sous l’angle de l’objectivité et du contrôle des variables des expériences de laboratoire, Chesterman, quant à lui, souligne la primauté du cadre conceptuel que toute méthode empirique présuppose : les hypothèses. Sont examinées deux catégories fondamentales d’hypothèses : les « hypothèses interprétatives » et les « hypothèses descriptives ». Les premières, de nature inductive, permettent de définir les concepts en les mettant en relation les uns avec les autres. Elles peuvent donner lieu à des rapprochements féconds (la traduction comme discours rapporté, la traduction comme cannibalisme) ou problématiques (la traduction comme canon). Les secondes, de nature déductive et empirique, permettent d’observer le phénomène de la traduction dans ses divers états, et de prédire ses tendances. Toute hypothèse descriptive est nécessairement fondée sur une hypothèse interprétative.
Or, en traductologie, selon Chesterman, ces hypothèses interprétatives ne sont pas encore définies ou bien consolidées, ce qui fragilise les bases sur lesquelles toute la recherche empirique se fonde. L’hypothèse de l’explicitation (« explicitation hypothesis ») serait l’exemple d’une hypothèse empirique fondée sur des hypothèses interprétatives non consolidées (qu’entendrait-on exactement par explicitation?), tandis que l’hypothèse de la traduction littérale (« literal translation hypothesis ») serait l’exemple d’une hypothèse empirique fondée sur des hypothèses interprétatives plutôt consolidées (on s’entendrait sur ce qu’est une traduction littérale). Dès lors, pour Chesterman, la prudence est de mise :
All kinds of hypotheses matter […] in our search for greater understanding. But let us not forget to test them, and above all to evaluate their significance. The biggest research question of all is always the hardest one: so what? Some hypotheses do matter more than others.
Si les trois premiers articles, pour reprendre la terminologie de Daniel Gile, envisagent la question de la méthodologie depuis « l’approche scientifique canonique », les trois dont il sera maintenant question l’envisagent depuis la perspective des sciences humaines. On passe dès lors d’un souci moderne de systématisation méthodologique centrée sur l’objectivité implicite des sciences naturelles à un souci plutôt postmoderne de contextualisation et de prise en compte du sujet : le sujet historiographe, le sujet traducteur minorisé et le sujet lecteur et traducteur de poésie.
Chez Anne Malena, ce passage de l’objectivité à la subjectivité se reflète dans le passage d’une histoire « monumentale » (Nietzsche) à une histoire « considérée en tant que discours parce que, à l’instar de la traduction, elle est faite de langage, une matière vivante formée et manipulée par les relations de pouvoir ». Pour Malena, les historiens sont d’abord des historiographes dont les discours reflètent une posture subjective par rapport au contexte de l’écriture tout autant qu’un récit des événements du passé. D’où l’impossibilité d’une histoire purement objective. L’exemple à l’appui est l’historiographie de la Louisiane produite par Charles Gayarré à partir des écrits de François-Xavier Martin.
Les relations de pouvoir sont également au centre de l’article de Jaka, qui aborde la traduction dans le contexte basque, contexte défini comme « minorisé » et dans lequel la traduction « […] a souvent constitué un outil extrêmement important et efficace dans la lutte contre l’assimilation linguistique et dans la préservation de l’identité culturelle et linguistique ». Sont présentés les portraits de cinq traducteurs basques dont les travaux vont du XVIe au XXe siècle. Leurs traductions seraient régies par des critères (normalisation linguistique, récupération du prestige de la langue ou promotion de la conscience linguistique) qui permettraient d’élargir le concept de traduction tel que considéré à partir des langues dites majeures. On relève ici une volonté d’expansion des concepts qui, suivant les tendances déjà engagées par le « tournant culturel », ouvrirait à des définitions encore plus larges de la traduction, définitions susceptibles d’enrichir nos méthodes de recherche.
Cette ouverture préconisée par rapport à un contexte culturel donné est suivie, dans l’article de Madeleine Stratford, par une ouverture préconisée dans le régime sémiotique du texte poétique. À la conception prescriptive de John Dryden s’oppose l’idée du poème comme intégration de trois espaces sémiotiques : le conceptuel, le sonore et le spatial. L’intégration de ces trois espaces est mise à l’épreuve dans une étude de cas centrée sur le premier poème du recueil Arbol de Diana de l’auteure argentine Alejandra Pizarnik (1936-1972). Sont analysées six versions anglaises de ce poème parues entre 1979 et 2002 pour déterminer le traitement (ou non traitement) de ces trois espaces dans chacune des traductions. Ces espaces seraient ainsi autant de critères qui permettraient de rassembler plusieurs traductions pour en dégager les tendances, ce qui pourrait ouvrir sur une nouvelle méthode d’analyse comparative du texte poétique.