Nous en sommes à la dernière séance du séminaire, qui devait initialement en comporter une de plus, selon ce qu’indique Berman. Le commentaire est plus condensé, car il doit couvrir les deux derniers paragraphes du prologue de Benjamin, qui sonde à nouveau le rapport de la pure langue et de la traduction, mais, écrit Berman, « à un niveau de plongée plus profond dans l’interrogation et l’exposition de ce rapport » (AT, p. 173). La table est mise : la traduction doit faire le plus possible abstraction du sens et s’attacher à la lettre de l’original jusque dans la plus fine articulation, la plus intime anfractuosité de sa racine, comme dans les noeuds bouclant l’entrelacs syntaxique où s’instruit et se déploie la « teneur » de l’original, l’unicité de sa forme. Fidélité et liberté, qui structurent l’ethos du traducteur, sont renvoyés dos à dos. Un abîme se creuse : son vortex va nous entraîner dans une plongée vertigineuse dans l’élément originaire de la langue, jusqu’au point de rupture où se consomme le divorce avec la figure traditionnelle de la traduction. Car à ces deux concepts, fidélité et liberté, répondent « deux essences inconciliables de la traduction » (AT, pp. 173-174), pour l’un, la « restitution du sens », qu’on ne saurait répudier sans engendrer un profond déséquilibre dans la translation vers la langue-hôte, et, de l’autre, le profil inaliénable de la lettre qui fait de l’épreuve de l’étranger un vecteur de métamorphoses habilité à régénérer la langue qui ménage les avenues de l’original hors de son terreau natal. Ce dilemme se résout pour Benjamin au profit d’une croissance infinie des vernaculaires, bref une « régénération infinie des langues » (am unendlichen Aufleben der Sprachen) dont la fécondation mutuelle implique une relation d’asymétrie qui, à l’image des arêtes brisées d’un vase pulvérisé, laisse pressentir le frayage diasporique d’une « pure langue » qui libère et concerte leurs harmoniques en une furtive épiphanie tangentielle, à peine perceptible. Suit alors un long passage dont Berman nous dit qu’il est « d’une densité presque insoutenable » (AT, p. 175). Je vais me permettre ce à quoi je m’étais refusé jusqu’ici et proposer ma propre traduction, en découpant et segmentant minutieusement la progression très ramifiée du texte pour en ausculter les veines et en suivre pas à pas les méandres. Sans doute avez-vous souvenance qu’à point donné, plus en amont, dans l’amorce de ce développement le plus dense et certes impénétrable à maints égards, qui forme le centre névralgique de son prologue, Benjamin affirme que ce qui s’annonce comme le « noyau de pure langue » ou « semence de la pure langue », filtré à travers le prisme des langues prises une à une, dans leur pluralité aussi bien que dans leur mutuelle fécondation, est quelque chose de « caché de façon intensive dans les traductions – sie ist intensiv in den Übersetzungen verborgen » (Benjamin, 1997, pp. 22-23; GS IV/1, p. 16) et que ce qui est ainsi soustrait au regard objectivant d’une pensée dominée par le primat du sens et de la communication n’est autre que la vérité même de toute prestation langagière – die wahre Sprache. Ce noyau de « pure vérité » celé dans le foisonnement prolifique des langues, cette reine Sprache qui affleure subrepticement tel un souffle venu on ne sait d’où, qui fait vibrer les cordes tendues d’une lyre, à la façon d’une harpe éolienne, est cela même qui motive la motion du traducteur, l’impulsion du traduire, l’Übersetzungstrieb qui, dès l’abord du vocable étranger, s’élance à la rencontre …
Appendices
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