Découvrir des « affinités électives » entre les langues ne se résout pas à un exercice comparatif balayant leurs propriétés morphologiques respectives pour y détecter l’empreinte d’un blueprint ancestral dont l’ascendant attesterait la parenté originaire des idiomes ornant l’oekoumène terrestre et que l’on aurait le loisir de cartographier, par exemple, à l’aide d’un schéma à progression arborescente. Benjamin n’est pas partisan d’une pensée généalogique. Il fait plutôt valoir un principe de convergence de portée ontologique qui touche à l’essence même du langage et qui engage la traduction à cet égard. Mais il va plus loin, il est en quête d’un ressourcement qui transcende tout critère d’engagement ontologique, dans la mesure où celui-ci implique toujours le jugement d’un sujet. La répudiation initiale du pôle de la réception comme assesseur de l’oeuvre conserve toute sa radicalité en ce qui a trait à la saisie de l’Innigkeit, du lien intime entre les langues qui transparaît dans l’« illumination profane » à laquelle peut donner lieu la traduction. Or c’est la langue elle-même, la quête de son essence, qui est au coeur de la question, la langue qui « advient » et se prodigue dans une multiplicité de formes générant tout un faisceau d’harmoniques, et non le sujet ou agent locuteur qui s’en prévaut suivant l’usage en vigueur dans sa communauté linguistique. À cet effet, Benjamin répudie vigoureusement toute conception mimétique de la traduction : « aucune traduction, écrit-il, ne serait possible si elle s’efforçait, dans son essence ultime, à la ressemblance avec l’original – keineÜbersetzung [wäre] möglich, wenn sie Ähnlichkeit mit dem Original ihrem letzten Wesen nach anstreben würde » (AT, p. 101; trad. A. Berman). Pourtant, la mimésis a depuis toujours été invoquée au sujet du caractère (apparemment) duplicatif de la traduction, constituant même son modèle de prédilection, son paradigme en quelque sorte. Il est clair que Benjamin entend par là disqualifier tout agencement mimétique qui réduirait le langage à un simple système de signes arbitraires ou conventionnels. Je l’ai déjà stipulé, du moins c’est ce que j’y comprends, l’arrière-plan de la pensée de Benjamin sur le langage est une forme postromantique de messianisme fondé sur un nominalisme mystique. Il introduit donc ici une mimésis plus profonde, une mimésis « cachée » qui renoue avec la problématique de l’Innigkeit dans ses deux dimensions de distance et de proximité : celle d’une « ressemblance non sensible ». Comme le précise Berman, « La tâche du traducteur » est de bout en bout une réfutation en bonne et due forme de la théorie de la traduction-copie. Cette réfutation est basée sur une réflexion épistémologique plus générale, qui emprunte son « idée régulatrice » au criticisme kantien : « pas plus que la connaissance objective n’est une copie passive du réel, la traduction n’est une copie passive de l’original » (AT, p. 103). Autrement dit, la traduction ne peut s’ancrer dans la présupposition qu’une oeuvre est « un être figé dans sa gloire comme une aura immobile » (AT, p. 104). C’est là que réside le point de démarcation entre la copie passive (ressemblance sensible) et une traduction orientée vers la production d’une « ressemblance non sensible », qui agit comme instance de révélation de la vie de l’oeuvre et de l’essence même du langage qui ne peut émerger, se manifester, qu’à la faveur d’une constante migration des formes et dans la capacité de régénération de leurs multiples métamorphoses, car, nous dit Benjamin, « dans sa vie continuée, qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était migration et renouveau du vivant, l’original se modifie …
Appendices
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