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Comme son nom l’indique, Transalpina est une revue française d’études italiennes. Sans être centrale, la question de la traduction est souvent difficile à éviter dans la pratique pédagogique des spécialistes d’une littérature étrangère, comme le sont les italianistes en France. C’est pourquoi elle fait l’objet de la neuvième livraison de cette belle revue publiée par les soins des Presses universitaires de Caen. On y trouvera le texte d’une dizaine de communications présentées lors de deux journées d’études (en novembre 2005 et en janvier 2006, respectivement). Dans leur introduction, Viviana Agostini-Ouafi et Anne-Rachel Hermetet estiment qu’un numéro sur la traduction s’imposait d’autant plus que la recherche française dans le domaine tient peu ou pas compte des travaux italiens. Un premier objectif sera donc de faire connaître ces derniers travaux, et notamment ceux qui n’ont pas été marqués par l’engouement généralisé en Italie pour « les translations studies anglo-saxons » (p. 10, sic).

Viviana Agostini-Ouafi présente ainsi les réflexions foisonnantes d’Umberto Eco sur la question, récemment recueillies dans le volume Dire quasi la stessa cosa (2003) mais dont les Canadiens avaient eu un avant-goût dans ses Experiences in Translation (2001), retombées d’une tournée de conférences au Canada à la fin des années 1990. L’ombre du grand sémioticien et vulgarisateur hors pair plane également, quoique de façon plus discrète, sur quelques autres contributions au présent numéro : celle de Mariella Colin sur les vicissitudes des Avventure di Pinocchio en langue française, celle de Danielle Risterucci-Roudnicky sur la fonction « palimpseste » du texte traduit et celle de Nicolas Bonnet, la plus franchement théorique de toutes, qui lui adjoint Susan Petrilli et dans une moindre mesure, Gianfranco Folena.

L’étoile d’Eco brille moins pourtant que celle d’Antoine Berman. Il n’y a guère d’article dans ce numéro qui ne fasse référence à sa pensée. L’épreuve de l’étranger, L’auberge du lointain et surtout le posthume Pour une critique des traductions y sont constamment invoqués, et pas toujours en arrière-plan : ce dernier ouvrage fournit ainsi l’armature à la démonstration d’Alain Sarrabayrouse à propos de la traduction italienne de Bubu de Montparnasse (chef-d’oeuvre du langage parlé remarqué jadis par Leo Spitzer). Les deux autres grandes références françaises en matière de traductologie sont, et cela ne surprendra personne, Henri Meschonnic (qui sert de pierre de touche à la thèse de Sandra Gabarino sur Italo Calvino) et Jean-René Ladmiral (qui participe lui-même au numéro en prolongeant sa réflexion sur la déverbalisation).

Les réserves exprimées dans l’introduction au sujet de l’engouement pour les translation studies semblent donc être partagées – le fait que Lawrence Venuti ou George Steiner soient mentionnés en note (par Antonio Lavieri et Nicolas Bonnet, respectivement) ne change pas grand-chose à ce constat. Passons à la maladresse qui consiste à qualifier tous les travaux publiés en anglais d’« anglo-saxons » (p. 10) : de Gideon Toury à André Lefevere et de Mona Baker à Daniel Simeoni, il y a bien des traductologues à qui cette étiquette ne colle pas trop, quoiqu’ils aient beaucoup ou même surtout publié en anglais. Cette hypostase du facteur linguistique s’explique en partie par l’appartenance disciplinaire de la plupart des collaborateurs à ce numéro de Transalpina. En tant que littéraires (j’en sais quelque chose, puisque je loge à la même enseigne), ils sont habitués à penser les littératures en termes de langues, celles-ci et celles-là étant implicitement conçues comme des ensemble « nationaux » plus ou moins étanches, de telle sorte que les « échanges » (mot qui fleure bon le comparatisme de la première heure) font encore trop souvent figure d’exceptions qui confirment la règle. On ne peut que regretter que la réflexion sur la traduction littéraire, objet interculturel s’il en est, n’ait pas davantage amené les auteurs à corriger certains vieux réflexes. On aurait également aimé qu’ils soient plus nombreux à résister, comme Anne-Rachel Hermetet, à la tentation de faire un bêtisier à partir des erreurs de traduction et des contresens que celles-ci ne manquent pas d’engendrer.

Enfin, aux enfants lecteurs de Pinocchio et autres Harry Potter, qui « ne font pas de différences en termes de littérature nationale ou non » (Mariella Colin, p. 149), il faudrait peut-être ajouter les lecteurs (de 7 à 77 ans, comme disait Hergé) de bandes dessinées, de polars et de science-fiction, sans rien dire de ces textes qui visent un lectorat exclusivement adulte. Dans tous les « genres » mentionnés, l’acte de traduire, pourtant omniprésent, est escamoté : règle générale, ces textes se présentent comme des originaux et sont reçus comme tels par la très grande majorité des lecteurs. Or, y compris dans le cas de la « grande » littérature (celle qui appartient au champ de production restreinte, comme disait Bourdieu), la traduction se substitue normalement à l’original. À toutes fins pratiques, elle devient l’original. Anne-Rachel Hermetet revendique d’ailleurs le droit (elle en fait même un postulat) de « lire une traduction comme une oeuvre autonome » (p. 116). Elle rappelle l’exemple du prix Amphi, « décerné à l’auteur d’un roman étranger et à son traducteur en français » (p. 115) mais sans que le jury n’ait accès aux originaux (qui peuvent être écrits en hongrois ou en suédois, langues peu enseignées en France). Tout en pouvant paraître problématique au professeur de littératures étrangères désireux de mettre ces oeuvres au programme, qui se pose la question « du commentaire et de l’évaluation des traductions » (p. 115), cette démarche n’en correspond pas moins à l’usage que l’on a généralement fait et continuera de faire des traductions. Car personne ne croira, j’espère, que les membres de l’académie suédoise lisent tous les nobélisables dans le texte…