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Introduction

Le traducteur, cette figure de l’entre-deux[1], effectue beaucoup plus qu’un simple transfert linguistique lorsqu’il rend un texte de départ dans une langue d’arrivée. Dans le cas des textes littéraires, il exerce une influence sur la réception de cette oeuvre dans le pays d’accueil. Cette étape dans le transfert des oeuvres est donc cruciale et, que le traducteur opte pour une approche littérale ou libre envers le texte de départ, il contribue à déterminer en quelque sorte l’accueil que le public cible fera à cette oeuvre. Nous nous pencherons dans cet article sur la première traduction française de Middlemarch, de la romancière victorienne George Eliot, en vue d’analyser les modifications apportées par le traducteur au texte de départ. Nous étudierons les raisons de ces modifications ainsi que leurs conséquences.

Réceptions anglaise et française de l’oeuvre de George Eliot

George Eliot (1819-1880) – Mary Ann Evans de son vrai nom – est une auteure de la période victorienne, dans la lignée des grandes romancières anglaises telles que Jane Austen, les soeurs Brontë et Elizabeth Gaskell. Elle produit son oeuvre romanesque vers la fin de l’ère victorienne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et connaît un grand succès critique et populaire. Ses romans font maintenant partie du canon littéraire anglais. Bien qu’elle ait été quelque peu boudée par la critique anglaise après sa mort jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale – on la considère alors trop sérieuse, voire ennuyeuse – elle est réhabilitée par la suite et sa place au sein de la littérature anglaise est maintenant incontestée[2].

En revanche, les romans de George Eliot n’ont jamais connu un grand succès en France. Ils ont tous été traduits en français, et souvent retraduits, mais la renommée de la romancière est toujours demeurée très limitée. Au moment de la publication des premières traductions françaises des romans de George Eliot, vers 1860, le contexte n’était pas très favorable à leur réception. John Philip Couch, dans son ouvrage George Eliot in France, tente d’expliquer la mauvaise réception de la romancière en France :

One explanation might lie in the fact that she was introduced at an awkward moment (when Second-Empire tastes were most Philistine) and that she won popularity too late (when other writers of her generation were considered slightly old-fashioned). Another explanation might be that her point of view is too basically Protestant to appeal to the average French, Roman Catholic reader.

1967, p. vi

Les critiques du Second Empire ne semblent pas apprécier l’intellectualisme de George Eliot et les lecteurs français sont rebutés par son Protestantisme[3]. De plus, George Eliot est en quelque sorte la dernière victorienne et ses prédécesseurs, Scott et Dickens en tête, occupent déjà la petite place faite au roman anglais en France à cette époque.

Par ailleurs, le contexte de la seconde moitié du XIXe siècle n’est pas très favorable à la réception des auteurs anglais en France. Les littératures anglaise et française sont alors deux littératures fortes en compétition et le roman atteint son âge d’or des deux côtés de la Manche. De plus, l’anglophobie en France, présente depuis le Moyen-Âge et alimentée par plusieurs guerres et conflits politiques au fil des siècles, est encore palpable dans la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans les sphères populaires. Jean Guiffan, dans son ouvrage Histoire de l’anglophobie en France, écrit : « Dans la France du XIXe siècle, l’anglomanie de l’élite culturelle et le réalisme des milieux politiques vont souvent être en décalage avec une grande partie de la population, plus fidèle aux rancunes du passé. » (2004, p. 111) Encore selon Guiffan, la dernière grande vague d’anglophobie a lieu en France entre 1882 et 1903 : « [L]a France va connaître dans les années 1880 et 1890 une forte poussée d’anglophobie liée au vieux contentieux franco-anglais : la question coloniale ». (p. 127) À cette époque se multiplient les publications anglophobes où l’on peut lire des attaques virulentes contre la « Perfide Albion » et contre la « race » anglaise, ce qui nuit certainement aux échanges culturels et littéraires.

Dans un autre ordre d’idées, il faut dire que la fin du XIXe siècle est une période de grande production romanesque en France. Marc Angenot, dans son ouvrage 1889 : Un état du discours social, note que 760 romans sont publiés en 1889 en France, incluant la littérature pour enfants, les romans cléricaux et les romans-feuilletons. Si l’on restreint le champ aux romans appartenant à l’institution littéraire, il paraît en France environ 350 titres par année à cette époque (1989, p. 827). Ce nombre est encore élevé et donne lieu à ce qu’Angenot nomme des stratégies de marketing romanesques : spécialisation, scandales, etc. (p. 829).

De plus, vers les années 1880, le roman russe fait son entrée en France. Eugène Vogüé publie en 1886 Le roman russe qui fera connaître, entre autres, Dostoïevski et Tolstoï aux Français. La place faite au roman étranger dans l’Hexagone à la fin du XIXe siècle étant relativement restreinte, l’introduction de romans d’un autre pays plaisant au lectorat français fait perdre du terrain au roman anglais. Comment une auteure victorienne à l’image plutôt austère, dont les romans se déroulent dans la province anglaise, n’ayant jamais attiré les Français en premier lieu et déjà considérée comme démodée à cette époque, peut-elle rivaliser avec la surabondance de romans de toutes sortes, tous plus décadents les uns que les autres, dans cette fin de siècle d’effervescence romanesque?

Mais si le problème de réception de George Eliot en France n’était qu’une question de contexte historique, tout porte à croire qu’elle aurait été réhabilitée par la suite, ce qui n’est pas encore réellement le cas, malgré la parution de deux de ses grands romans chez Gallimard (collection Folio) dans de nouvelles traductions en 2003 et 2005 : The Mill on the Floss et Middlemarch respectivement. Il semble que certains éléments traversent mal les frontières linguistiques et culturelles lors de la translation des romans éliotiens en France. George Eliot, qui connaissait bien la langue et la culture françaises, remarquait elle-même non sans humour : « Altogether I should think my mind in one of those most remote from the French standard » (Haight, 1965, p. 362). En effet, son intellectualisme semble déranger, son manque d’unité est perçu comme une faiblesse, son humour enfin ne se traduit pas facilement en français.

Dans les années 1880, le critique Ferdinand Brunetière tente de faire découvrir George Eliot aux lecteurs français, alors que ses romans sont traduits et retraduits depuis 20 ans déjà. Mais Brunetière semble plutôt utiliser George Eliot pour contrer la montée du courant naturaliste en France. Il qualifie le naturalisme français à la Zola de grossier et l’oppose au naturalisme « des sentiments » à l’anglaise, dont Dickens et Eliot sont les représentants selon lui. Dans son ouvrage Le roman naturaliste, publié en 1892, Brunetière remarque d’ailleurs le grand décalage entre les appréciations de George Eliot des deux côtés de la Manche :

Parmi les grands romanciers dont l’Angleterre contemporaine est aussi fière que nous pouvons être en France de Balzac ou de George Sand, et qui déjà balancent dans l’histoire la réputation de l’auteur de Clarisse Harlowe lui-même ou de l’auteur de Tom Jones, il en est un à qui cette singulière fortune est échue, qu’ayant été loué, qu’étant loué tous les jours encore, dans sa propre patrie, par-dessus les Bulwer, les Dickens, les Thackeray, c’est à peine cependant si ses oeuvres ont franchi le détroit, et que, tandis que ses admirateurs ne craignent pas de prononcer à côté de son nom le grand nom de Shakespeare, ce qui est d’ailleurs beaucoup dire, vous ne trouveriez peut-être pas, sur cent liseurs de romans, un liseur français qui connaisse George Eliot.

1892, p. 205

Pour remédier à cette situation, Brunetière inclut les romans de George Eliot dans son étude sur le roman naturaliste. Quoique plus ou moins « introduite » en France par Brunetière, George Eliot ne sera jamais réellement intégrée à la littérature française.

Plusieurs critiques français condamnent l’intellectualisme de la romancière, qui atteint son apogée dans Middlemarch : A Study of Provincial Life, son avant-dernier roman publié en huit feuillets entre 1871 et 1872 et considéré comme son chef-d’oeuvre en Angleterre. En 1921, Abel Chevalley écrit :

Installée à son pupitre, [George Eliot] croit pouvoir enseigner par ses romans la morale et la philosophie. [...] Mais elle crée des types plutôt que des individus, procède explicitement par les inductions et déductions [...] au lieu de simplement raconter, partage le monde en espèces, en catégories. [...] Middlemarch [...] marque un retour à la vie de province, où trois histoires d’amour se mêlent interminablement à trois courants de pensée religieuse et philosophique.

1921, p. 48

Middlemarch déplaît particulièrement aux critiques français. Madeleine Cazamian, dans Le roman et les idées en Angleterre, dit de Middlemarch : « Long, diffus, souvent laborieux et tendu à l’extrême, ce roman n’est point son plus parfait » (1923, p. 153). Les préoccupations intellectuelles et philosophiques de Middlemarch, que l’on retrouve le plus souvent dans le cadre de digressions, n’auraient donc pas leur place dans le roman. L’abondance de ces « digressions narratives » ou « interventions d’auteur » est déplorée par bon nombre de critiques. La critique française est d’ailleurs presque unanime dans son appréciation de Middlemarch : ce roman volumineux aux préoccupations philosophiques, qui compte une centaine de personnages et cinq trames narratives, est encore moins bon que les premiers ouvrages d’Eliot. Même Brunetière, défenseur de la romancière, trouve Middlemarch « fatigant ». Cette appréciation est à l’opposé de celle de la critique et du lectorat anglais, qui voient dans ce roman l’accomplissement du talent de la romancière et le couronnement de son oeuvre.

Le seul roman de George Eliot publié chez Gallimard avant 2003 est Silas Marner, son plus court, dans une traduction de Pierre Leyris. La seconde édition de cette traduction comprend une préface de Jean-Louis Curtis, où les objections principales de la critique française envers la romancière sont réitérées :

Chez George Eliot, [l’art du roman] se double d’une tendance moralisatrice qui en compromet quelquefois le charme. Elle était, répétons-le, bien que le terme n’eût pas cours à son époque, une « intellectuelle » [...]. Le danger de l’intellectualisme et de l’engagement politique, pour un romancier, c’est le moralisme, c’est-à-dire le prêchi-prêcha. Il faut être « moraliste » au sens de : observateur et critique des moeurs, pas au sens de : dispensateur de leçons morales. Quand on veut à tout prix apporter les lumières de la raison et du progrès, quand on veut édifier ou convaincre, on lâche la proie de la fiction pour l’ombre de la prédication. Le roman s’évanouit aussitôt sous nos yeux. Un romancier ne doit pas chercher à enseigner, il doit se borner à montrer. Il ne doit pas être édifiant, il doit se contenter (c’est beaucoup plus difficile) de séduire.

1980, p. 15

Cette préface a de quoi décourager le lecteur français avant même qu’il n’entreprenne la lecture du roman. Écrite en 1980, elle est anachronique par rapport à notre objet d’étude, mais elle condense bien environ un siècle de critique française et formule les objections envers les romans de George Eliot de la façon la plus explicite, en évoquant les « possibilités » et « restrictions » du genre romanesque. À en croire la préface de Curtis, les digressions, lieu de rencontre par excellence de l’intellectualisme, du philosophique et du discursif, n’ont pas leur place au sein du roman.

En Angleterre, bien qu’il y ait une plus longue tradition de digressions et d’intrusions auctoriales (« authorial intrusions ») dans le roman, plusieurs critiques condamnent tout de même les digressions éliotiennes. Henry James, grand critique de l’oeuvre d’Eliot, prône l’autonomie du récit fictif et n’apprécie pas les digressions de la romancière qui, dit-il, brisent l’illusion romanesque.[4] On fait d’ailleurs souvent ce reproche à George Eliot : ses commentaires narratifs menacent la cohésion de l’univers fictif qu’elle crée. Mais James admire tout de même l’esprit de l’auteure, qui trouve une véritable tribune dans ces passages qu’il qualifie de « philosophiques » :

The constant presence of thought, of generalizing instinct, of brain, in a word, behind her observation, gives the latter its great value and her whole manner is of high superiority. It denotes a mind in which imagination is illuminated by faculties rarely found in fellowship with it. In this respect, [...] George Eliot seems to us among English romancers to stand alone. Fielding was didactic – the author of Middlemarch is really philosophic.

1965, pp. 86-87

Ainsi, James ne rejette pas en bloc cet aspect des romans de George Eliot. Il en saisit la richesse, mais il croit que la romancière a parfois voulu en dire trop et le dire trop bien, perdant ainsi toute simplicité et rendant lourdes, voire hermétiques, certaines de ces digressions dites philosophiques (p. 87).

Dans les années 1870-1880 en Angleterre, on n’hésite pas à coiffer George Eliot du titre de plus grande romancière anglaise en vie. Lorsque Thomas Hardy publie anonymement en feuilleton son roman Far from the Madding Crowd en 1874, on l’attribue à George Eliot. R. H. Hutton écrit alors dans TheSpectator : « If ‘Far from the Madding Crowd’ is not written by George Eliot, then there is a new light among novelists. In every page of these introductory chapters there are a dozen sentences which have the ring of the wit and wisdom of the only truly great English novelist now living. »[5] Anthony Trollope, ami et contemporain d’Eliot, écrit en 1883 qu’elle est la plus grande romancière de son temps. Il admet par contre que son style s’est alourdi dans ses derniers romans (Felix Holt, Middlemarch, Daniel Deronda) qui peuvent se révéler difficiles à lire pour certains. Il croit que la faculté de créer des personnages vivants des premiers romans de George Eliot a été remplacée par une capacité d’analyse si forte qu’elle prend parfois le dessus sur l’existence « physique » des êtres de papier :

Her personifications of characters have been singularly terse and graphic [in her early novels]... I cannot say quite so much for any of those in her later works, because in them the philosopher so greatly overtops the portrait-painter, that, in the dissection of the mind, the outward signs seem to have been forgotten. In her, as yet, there is no symptom whatever of that weariness of mind which, when felt by the reader, induces him to declare that the author has written himself out. It is not from decadence that we do not have another Mrs. Poyser, but because the author soars to things which seem to her to be higher than Mrs. Poyser.

1883, p. 150

Trollope remarque que la philosophe prend parfois le dessus sur le peintre (« portrait-painter »). Ainsi, la plupart des critiques anglais sont conscients d’une lourdeur dans le style de George Eliot, mais ils voient ce « défaut » comme un indice de l’esprit remarquable de la romancière plutôt que comme une faiblesse technique. À l’instar de James, ils ne perçoivent pas la romancière comme une simple moralisatrice, mais bien comme une philosophe. Les digressions ont tout de même été condamnées par plusieurs critiques anglais et W.J. Harvey défend cette pratique contre les attaques de certains critiques. Il souligne la fonction de ces passages narratifs qui, selon lui, servent de pont entre l’univers fictif et la réalité :

We have crossed, probably without realizing it, the vague boundary between the real macrocosm and the fictional microcosm. The omniscient author is the bridge or link between the two worlds [...]. What starts out by seeming a clumsy intrusion of the omniscient author may now be seen to have a necessary function in establishing the kind of “reality” of the story being told.

1958, p. 90

En somme, l’appréciation anglaise de cette caractéristique narrative est ambivalente; on trouve des partisans et des détracteurs, mais on ne la rejette pas sans appel.

En France par contre, il semble que l’étiquette de moralisatrice qu’on a accolée à la romancière dès la publication de ses premières traductions françaises ne soit pas nuancée par autant d’éloges. Couch évoque d’ailleurs la longévité de cette perception négative :

What probably more than anything else hurt George Eliot’s reputation was the “morally safe” label which the mediocre Second-Empire critics succeeded very early in attaching to her. Traces of the effects of this unfortunate label (which by itself is enough to frighten off all but the most pious sort of reader) are still sometimes discernible when George Eliot’s name is mentioned today.

1967, p. vi

Cette étiquette rebutante serait encore présente dans certaines critiques françaises de la seconde moitié du XXe siècle, comme l’atteste la préface de Curtis citée plut haut. Il semblerait toutefois que cette étiquette se fonde sur un contresens de lecture de la part des critiques français qui ne saisissent pas toujours l’ironie du narrateur. Les interventions digressives ont été immédiatement cataloguées comme didactiques par les critiques français, alors qu’elles ne doivent pas toujours être lues au premier degré. Elles sont vues comme une faiblesse de la part de l’auteure qui doit expliciter son propos au lieu de le rendre évident par des moyens fictifs. George Eliot n’annonce pas une vérité dans ses digressions, elle joue plutôt avec les conventions narratives en prenant la parole au sein du roman et en instaurant une distance qu’on pourrait qualifier d’ironique par rapport aux personnages qu’elle crée, s’inscrivant ainsi dans la tradition des grands romanciers du XVIIIe siècle (Swift, Sterne, Fielding, Diderot). Les digressions du narrateur omniscient dans les romans de George Eliot sont souvent formulées au « je » ou au « nous » et s’adressent directement au lecteur sous forme d’aparté. Le narrateur formule ces commentaires dans une langue très soutenue, qui tranche avec le reste du roman, et jongle avec les idées afin de mieux comprendre la nature humaine, certes, mais aussi de réfléchir sur l’art d’écrire un roman.

Middlemarch en français

Quand George Eliot publie son chef-d’oeuvre Middlemarch, en 1872, son traducteur attitré François D’Albert-Durade[6] a cessé de traduire les romans de son amie. Middlemarch sombre dans l’oubli en France et demeure non traduit pendant près de deux décennies. Il s’agit là du plus long délai de traduction (vers le français) de toute son oeuvre romanesque. Middlemarch est donc publié en français pour la première fois en 1890 chez Calmann-Lévy à Paris, c’est-à-dire dix-huit ans après sa publication en Angleterre et dix ans après la mort de la romancière, dans une traduction signée M.-J.M[7]. Ce M.-J.M. est une figure de traducteur semi-anonyme et invisible qui rend toute enquête pratiquement impossible, autrement que par le biais de la traduction même.

La traduction de M.-J.M. est la seule offerte aux lecteurs français jusqu’en 1951, quand Albine Loisy publie une nouvelle traduction chez Plon. Lucienne Molitor la suit de près avec sa retraduction publiée en 1953. Comme il n’y a pas eu de réédition de la première traduction, pendant une longue période – une cinquantaine d’années environ – aucune traduction française du roman n’était disponible. D’ailleurs, jusqu’en décembre 2005, moment de la publication d’une nouvelle traduction par Sylvère Monod chez Gallimard, il était encore difficile de se procurer une traduction française de Middlemarch. En 1980, Françoise Bolton soulignait d’ailleurs ce phénomène :

Mais en France on ne peut plus se procurer George Eliot traduite en français, à l’exception de Silas Marner édité chez Gallimard. La dernière traduction de The Mill on the Floss date de 1962, celle de Middlemarch de 1958 (sic). Il est singulier qu’en Angleterre Middlemarch soit volontiers comparé à l’Éducation sentimentale et à Guerre et Paix, alors que Middlemarch n’est pas trouvable en français. Un pareil signe témoigne des différences qui séparent les cultures. Ou doit-on seulement penser que les modes littéraires franchissent moins bien des frontières aujourd’hui que les modes du vêtement ou de la musique?

1980, p. 264

Bolton remarque justement le fait que Middlemarch, comparé à L’Éducation sentimentale ou, pourrait-on ajouter, à Madame Bovary, est introuvable en français en 1980, alors que les deux chefs-d’oeuvre de Flaubert se trouvent facilement en traduction anglaise[8]. C’est précisément ce fossé entre les réceptions anglaise et française du « chef-d’oeuvre » de George Eliot qui nous a amenée à nous pencher sur les traductions de ce roman.

Lors de la confrontation du roman anglais avec la première traduction par M.-J.M., on remarque que le traducteur a opéré de nombreuses coupures dans le texte de départ. En effet, il retranche du roman anglais plusieurs passages (ici une phrase, là un paragraphe, parfois une page entière) sans l’annoncer dans une préface ou note du traducteur. Ces omissions sont loin d’être aléatoires et visent principalement la caractéristique « dérangeante », voire « menaçante », des romans d’Eliot : les digressions. La stratégie de traduction de M.-J.M. s’inscrit donc dans ce qu’on pourrait nommer le « contresens de lecture » français, voulant que les passages digressifs, moralisateurs et pédants, viennent briser l’unité du roman. En retranchant du texte les passages qui dérangent, peut-être M.-J.M a-t-il voulu faire de Middlemarch un vrai roman et faire aimer le livre des lecteurs français? Il n’y est pas réellement parvenu si on en juge par le faible succès de sa traduction, qui n’a connu qu’un seul tirage.

Nous avons vu plus haut, entre autres dans la préface de Jean-Louis Curtis, comment les interventions digressives dans les romans d’Eliot étaient perçues comme n’appartenant pas au genre du roman. Il semble que les coupures de M.-J.M. répondent à une sorte de hiérarchie implicite des structures romanesques suivantes : 1. narratif; 2. dialogue; 3. descriptif; 4. digressif. Cette hiérarchie est peut-être d’abord celle du lecteur qui, lorsqu’il lit un roman, se permet parfois de sauter des descriptions ou des digressions, mais rarement des passages narratifs. Et le traducteur, qui est avant tout lecteur, offre dans sa traduction sa propre « lecture ». Nous précisons que cette hiérarchie est de notre invention. Elle est le fruit de nos lectures sur le roman, ainsi que de certaines traductions ou critiques de roman dans lesquelles nous avons remarqué que les digressions étaient absentes, réduites ou encore fortement critiquées. Par exemple, au XVIIIe siècle, la première traduction du Tom Jones de Fielding par Pierre-Antoine de La Place, publiée en 1750, est réduite de moitié, car tous les chapitres liminaires digressifs, ainsi que plusieurs interventions du narrateur à l’intérieur du roman, ont disparu. Mais le traducteur l’annonce dans sa préface, contrairement à M.-J.M., et évoque des raisons logistiques d’abord (il voulait terminer sa traduction avant son rival hollandais) et esthétiques ensuite (il voulait plier le roman au goût français) (Taivalkoski-Shilova, 2003, pp. 203-204). Au XIXe siècle, Baudelaire offre une traduction de l’ouvrage de Thomas De Quincey, essayiste « digressif », intitulée Confessions d’un mangeur d’opium, dans laquelle les digressions ont subi une réduction importante. En outre, Pierre Bayard, dans son ouvrage Le hors sujet. Proust et la digression, indique au lecteur quelles digressions sauter dans À larecherche du temps perdu s’il veut réduire le volume du roman. Décidément, la digression est vue comme superflue par bon nombre de critiques et de traducteurs et se retrouve tout au bas de la hiérarchie des formes romanesques.

Les coupures de M.-J.M. dérangent d’autant plus qu’elles ont été complètement passées sous silence par le traducteur. Mais au lieu de condamner en bloc la traduction de M.-J.M., il pourrait être intéressant d’en faire une critique productive et de l’utiliser comme un moyen de mieux comprendre le roman. Cette traduction deviendrait alors une sorte de document historique permettant d’enquêter sur le statut du roman à une époque donnée. Quelles sont les possibilités et restrictions de ce genre? Quelle est la hiérarchie des structures narratives à l’intérieur du roman? Le roman est un genre libre sans codes à proprement parler, mais il porte tout de même en lui certaines règles « implicites » qui varient selon les époques et les courants littéraires. Les omissions de M.-J.M. semblent indiquer la primauté du récit narratif et le rejet de l’intellectualisme dans le roman français vers 1890[9]. On pourrait aussi émettre l’hypothèse que le classicisme français a laissé des traces indélébiles et que le roman porte toujours en lui le carcan de l’unité et de la clarté. Évidemment, on peut comprendre où en était le roman en France à la fin du XIXe siècle en lisant les auteurs français de l’époque, mais l’étude de ce qu’on enlève dans une traduction, la confrontation minutieuse du texte de départ avec le texte d’arrivée, nous semble une méthode tout aussi valable. Le roman en France après Flaubert est dans le règne de l’autonomie du récit et de l’invisibilité du narrateur[10] et Middlemarch va à l’encontre de cette tendance. Aude Déruelle, qui a étudié les digressions et les adresses au lecteur chez Balzac, remarque l’évolution de cette caractéristique dans le roman en France. Selon elle, les interventions du narrateur permettaient à Balzac de légitimer le genre romanesque en y insérant du « sérieux », de l’« essai ». Ainsi, au fur et à mesure que le roman devient légitime, ces interventions ne sont plus nécessaires, voire désuètes, chez les successeurs de Balzac :

Les adresses au lecteur [chez Balzac] visent notamment à faire accepter au destinataire cette nouvelle esthétique romanesque. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, lorsque les acquis de cette poétique auront donné une légitimité au roman en tant que genre, ces adresses ne s’imposeront plus comme nécessaires : les oeuvres de Flaubert ou de Zola, dénuées de ce procédé, visent au contraire à l’effacement de la situation d’interlocution.

Déruelle, 2004b, p. 11

Dans cette optique, Middlemarch serait en décalage par rapport à la pratique française de la digression et de l’adresse au lecteur. Écrit en 1872 et traduit en français en 1890, ce roman remet dans le paysage romanesque français de la fin du XIXe siècle un procédé narratif jugé démodé et superflu.

Description et digression

Philippe Hamon, dans son ouvrage Du descriptif, souligne bien la méfiance envers la description dans le discours normatif classique, car elle représente la dérive du détail au détail qui menace la cohésion du récit (1988, p. 19). La digression peut être apparentée à la description; en fait, elle est vue avec encore plus de méfiance par les tenants du discours classique, car son utilité pour le récit fictif est encore moins évidente. Le XIXe siècle français apporte une certaine légitimation de la description grâce au roman réaliste, mais les « détails » doivent toujours demeurer au service du récit narratif. Ces deux structures narratives – description et digression – interrompent la linéarité du récit et contiennent des « détails », mais la digression écarte encore plus le lecteur du sujet. D’ailleurs, du point de vue du lecteur, la digression aurait des effets néfastes. Selon Montalbetti et Piegay-Gros, la digression « abuse de la mémoire (du lecteur) [...] et embrouille son esprit » (1994, p. 63). Le lecteur a toujours en tête le dénouement du récit et ces « écarts » l’éloignent de son but.

La digression, parente de la mal-aimée description, a donc toujours eu mauvaise presse. Elle est vue comme un détour du discours, comme une protubérance détachable en quelque sorte. Elle brise l’illusion romanesque et retarde le dénouement du récit. De plus, son utilité pour les fins du roman n’est pas toujours évidente. Pourtant, on trouve des digressions dans bon nombre de romans français. Au XIXe siècle, Hugo, Balzac[11] et George Sand digressent. Au XXe siècle, il suffit de penser à Proust. Il semble que ce ne soit pas le fait que George Eliot digresse qui dérange les lecteurs français en soi – quoique les digressions balzaciennes, par exemple, ont aussi mauvaise presse –, mais plutôt le fait que ses digressions ont quelque chose de déstabilisant de par leur fréquence d’abord, mais aussi leur ton, leur propos, leur langage, leur humour. On ne sait trop comment les interpréter. De plus, elles arrivent en France au moment où cette pratique est déjà pour ainsi dire révolue. Proust digressera, mais dans un style tout à fait moderne, alors que les digressions éliotiennes rappellent plutôt celles que l’on trouvait dans les anti-romans du XVIIIe siècle de par leur situation d’élocution, leur ton ironique et leur registre langagier.

La digression dans Middlemarch

Il serait difficile de continuer à commenter les digressions dans Middlemarch sans en donner au moins un exemple. L’extrait choisi, qui est complètement absent de la traduction de M.-J.M., ouvre un chapitre, ce qui n’est d’ailleurs pas un hasard. Plusieurs digressions importantes de Middlemarch se trouvent au début ou à la fin des chapitres, comme pour passer du général au particulier, ou inversement, afin d’élever le sujet, de donner une portée universelle aux personnages, de les sortir de leur contingent narratif. Ici, le narrateur réfléchit sur la pratique de la digression – il s’agit d’ailleurs de la seule occurrence du mot « digression » dans le roman – en évoquant justement le romancier digressif du XVIIIe siècle, Henry Fielding :

A great historian, as he insisted on calling himself, who had the happiness to be dead a hundred and twenty years ago, and so to take his place among the colossi whose huge legs our living pettiness is observed to walk under, glories in his copious remarks and digressions as the least imitable part of his work, and especially in those initial chapters to the successive books of his history, where he seems to bring his arm-chair to the proscenium and chat with us in all the lusty ease of his fine English. But Fielding lived when the days were longer (for time, like money, is measured by our needs), when summer afternoons were spacious, and the clock ticked slowly in the winter evenings. We belated historians must not linger after his example; and if we did so, it is probable that our chat would be thin and eager, as if delivered from a camp-stool in a parrot-house. I at least have so much to do in unravelling certain human lots, and seeing how they were woven and interwoven, that all the light I can command must be concentrated on this particular web, and not dispensed over that tempting range of relevancies called the universe.

Eliot, 1994, p. 141

Cette digression est un détour qui mène vers l’introduction du médecin Lydgate, nouveau venu à Middlemarch, mais le fil qui relie ce commentaire au récit est presque inexistant. On a l’impression d’être en présence de l’auteure qui discute librement avec nous, de la même façon que le faisait Fielding de son fauteuil. Par nostalgie de cette pratique peut-être, ou par autodérision, l’auteure se permet une digression qui l’amène à dire qu’elle n’a pas le temps d’en faire, car elle est trop occupée à débrouiller les destinées de ses personnages. Les romanciers du XIXe siècle qui digressent – George Eliot en fait partie – sont comparés à des perroquets. Une digression sur l’impossibilité de digresser : voilà l’ironie éliotienne à l’oeuvre. Ce passage formulé dans un anglais très soutenu déstabilise le lecteur qui n’en voit pas l’utilité pour le récit fictif. Le style de cet extrait peut être vu comme un pastiche de Fielding, mais la plupart des digressions présentent ce même humour et ce registre de langue. Cette digression sur la digression s’inscrit dans la tradition des anti-romans parodiques du XVIIIe siècle et le revendique en invoquant un de ses plus grands représentants. Refusant la structure linéaire du récit et remettant en question les procédés romanesques qu’ils utilisaient, les anti-romanciers prenaient un vilain plaisir à digresser : « La digression permet de remettre en cause la convention minimale selon laquelle l’auteur doit raconter son histoire du début à la fin sans l’interrompre intempestivement [...]. » (Déruelle, 2004, p. 29) Véritable amalgame entre philosophie, jeu et ironie, la digression éliotienne mériterait d’être étudiée de plus près afin d’en faire ressortir toute la richesse et la complexité.

Conclusion

En conclusion, il nous a semblé intéressant de dépasser la tentation de critiquer négativement la traduction de M.-J.M. en la qualifiant tout simplement d’ethnocentrique. Cette tendance à cataloguer les traductions bloque parfois l’analyse et empêche une réelle compréhension de leurs enjeux. Dans le cas de la traduction de M.-J.M., nous avons plutôt tenté de tirer profit des glissements traductifs, de mettre les déviations au service d’un travail sur le roman. Il nous est apparu que la mauvaise réception de Middlemarch pouvait provenir d’une conception différente du roman de part et d’autre de la Manche. Les digressions de George Eliot reçoivent un accueil mitigé en Angleterre, mais elles sont rejetées en bloc en France, où un traducteur va jusqu’à les retrancher du roman afin de le rendre plus « digeste ».

Au-delà du statut du roman, cette étude des coupures opérées par un traducteur nous informe de la conception du traduire à une époque donnée. Le premier traducteur de Middlemarch, M.-J.M, semble à cheval entre deux époques : il peut encore couper, comme il sera pratiquement impossible de faire au XXe siècle, mais il ne peut l’annoncer dans une préface comme on le faisait sans gêne au XVIIIe siècle. Somme toute, cette traduction mutilée en dit long sur la pratique traductive et la figure du traduire en France à la fin du XIXe siècle.