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En tant que pratique d’écriture et activité de théorisation, la traduction peut-elle se poser comme une éthique? Un philosophe répondrait d’emblée qu’on ne peut induire une éthique à partir d’une science ou d’une discipline. Au demeurant, la définition de l’éthique relèverait strictement des compétences de la philosophie, du moins si on croit à l’imperméabilité des sciences humaines et à l’intérêt de légiférer sur le sens universel d’une éthique. Nous dirons de la traduction qu’elle est forte d’attitudes, de modes de penser et de comportements qui suggèrent une éthique sans toutefois énoncer de principes selon une logique aprioristique et péremptoire. C’est pourquoi nous évitons de parler d’une éthique de la traduction, foncièrement prédéterminée, à l’instar d’un code déontologique. Or, la traduction, dans sa pratique surtout, mais dans sa théorisation aussi, se fait dans l’impondérable propre à chaque nouvelle rencontre d’un corps textuel et d’un corps traduisant. Dès lors que la traduction accorde une valeur aux impondérables (qu’ils soient historiques, politiques, sociaux, institutionnels, linguistiques, voire psychanalytiques) et s’engage à y réfléchir, comme le fait la traductologie avec une intensité sans cesse croissante depuis les années 1980, elle se tourne vers une éthique ouverte et renouvelable. En revanche, une éthique fermée, tel un code ou mode d’agir prédéfini, fait glisser la traduction vers une tactique d’écriture annexante et un mode de pensée dogmatique.

La traduction s’est émancipée depuis les trente dernières années, gagnant de l’assurance et délaissant peu à peu le dispositif scientifique de la linguistique, afin de tisser des liens d’interdisciplinarité avec diverses sciences humaines. S’il est vrai que la traduction a emprunté des outils conceptuels à d’autres disciplines, celles-ci n’ont pas hésité en retour à potentialiser la puissance heuristique de la traduction s’en servant comme idéologème, tel que l’ont fait la philosophie, le postcolonialisme et les Gender Studies. Paradoxalement sans doute, c’est dans son mouvement vers d’autres champs de connaissance et réciproquement que la traduction a commencé à se connaître davantage. Ce qui lui a longtemps été reproché comme un manque de fixité conceptuelle marque, en rétrospective, une tendance[1] vers les autres, que la traduction sait nécessaire à son développement et donc à son autonomie conceptuelle. Tout le contraire d’un repli théorique, cette ouverture, cette propension à l’altérité, ne participe-t-elle pas d’une éthique? Par ailleurs, la traductologie semble avoir intégré la sagesse du sujet traduisant admettant que toute construction de sens est provisoire. Prenons à témoin le foisonnement de théories qui ne cessent de renouveler les questions de la traduction, de sorte qu’il soit impossible de converger, tant en théorie qu’en pratique, vers un nombre toujours plus restreint de définitions de la traduction et de solutions, comme Vinay et Darbelnet l’envisageaient en toute rigueur scientifique à la fin des années 1950.

Épistémologie cinétique

Quand on survole la traductologie, on voit bien qu’un projet babélien d’une haute tour théorique n’a pu fixer ses assises et qu’il serait plus réaliste de faire le constat d’une migration horizontale des théories résistant à une accumulation linéaire. La figure du rhizome deleuzien illustre bien une telle dynamique. Cette migration nous amène à proposer que l’épistémologie de la traduction est cinétique, c’est-à-dire qu’elle a le mouvement pour principe. Dans cette épistémologie, ont grand-peine à s’ancrer les « ités » qui gouvernent traditionnellement la science, à savoir l’universalité, la totalité et l’objectivité. En fait, plus la traduction se pense, plus elle constate le caractère inopérant de ces « ités » fixes, si on peut dire, dans la mesure où celles-ci occultent sa dynamique. Quelle est cette dynamique? Qu’à chaque situation la donne de départ ne soit pas fixe parce que médiatisée par l’interprétation, qu’il faille mobiliser des ressources différentes pour trouver des solutions et que les résultats de traduction sont toujours circonstanciels et donc jamais systématiquement reproductibles.

Quand Meschonnic a exposé les 36 propositions pour une poétique de la traduction en 1973 et que, plus tard, Berman a formulé le projet de « sortir la traduction de son ghetto idéologique » (Berman, 1984, p. 17), c’était pour ouvrir des horizons épistémologiques, de sorte que la théorie ne s’impose pas à la pratique comme un dogmatisme et qu’inversement la pratique n’enferme pas la théorie dans le pragmatisme. Mais, pour sortir de son ghetto, la traduction devait avant tout comprendre et défaire les attaches métaphysiques qui l’y cantonnaient. Et effectivement, la traductologie s’est occupée de faire la critique des poncifs qui posaient la traduction comme un mal nécessaire depuis Babel et une pratique de l’effacement du sujet. Ensuite, on a commencé à concevoir positivement le décentrement de la traduction, c’est-à-dire sa tendance à s’approvisionner en concepts et méthodologie chez d’autres. Enfin, le décentrement autorisait et potentialisait ce qui, sur le plan de la pratique, était la condition d’interdisciplinarité nécessaire de la traduction. Il y a quinze ans, Robert Larose faisait état du déplacement transversal entre les domaines de connaissance : « La traductologie n’est pas de la littérature, ni de la psychanalyse, ni de la linguistique, ni de la philosophie. Cependant, à mesure que la traductologie se constitue, elle doit emprunter à ces disciplines la méthodologie et les outils conceptuels nécessaires à la description de son objet d’étude » (Larose, 1989, p. 10).

Qui peut nier aujourd’hui que la traductologie n’a fait que multiplier ses échanges avec d’autres domaines théoriques, mettant au défi l’imperméabilité des sciences traditionnellement cloisonnées? Puisque la traduction a su aménager un espace réflexif qui supprime les frontières entre les disciplines, on peut considérer qu’elle est sortie de son ghetto. Par ailleurs, la résistance de la traduction au fondement d’une métathéorie met en échec la fédération de ses multiples conceptualisations sous la bannière d’une logique universelle. À ce chapitre, il est révélateur d’entendre certains collègues comparer la traductologie à un archipel de connaissances, qu’ils souhaiteraient voir se continentaliser. Cette métaphore à connotation tectonique vient confirmer, en voulant l’inverser, la cinétique propre à l’épistémologie de la traduction.

Dans une épistémologie qui a le mouvement pour principe, admettre sa situation ou sa position, c’est-à-dire les savoirs sur lesquels on a arrêté son choix, fonde un comportement enclin à l’éthique. Parcourons certaines positions théoriques en insistant sur la scientificité fondamentale de la traductologie, qui n’est pas astreinte à un critère dogmatique de vérité et ne cherche pas à trancher « entre une théorie vraie et une théorie fausse. Une théorie de la traduction n’est pas plus vraie qu’une autre. Elle situe les traductions dans des postulats, des pratiques, des visées, des effets dont les cohérences sont différentes » (Meschonnic, 1982, p. 19). Si, comme l’affirme Bachelard, chaque science appelle sa propre épistémologie, il est légitime d’argumenter que l’épistémologie cinétique de la traduction doive tabler sur l’ouverture et la nature inachevable du processus de théorisation, de même que dans la pratique, chaque traduction convoque sa spécificité interprétative et sa méthodologie, contre des décisions prédéterminées. Voici, parmi tant d’autres, certaines situations que la théorie propose.

La théorie des polysystèmes

Invoquant d’emblée l’impossibilité de cartographier le processus mental qui sous-tend la traduction sans glisser dans la reconstruction hypothétique et subjective des faits, la théorie des polysystèmes abandonne la démarche traditionnelle consistant à évaluer l’intégrité des équivalences en vue de prescrire une bonne méthode interprétative. L’objet désormais à l’étude n’est plus le processus traductif, mais le produit lui-même, dont on dit qu’il se trouve contextualisé dans le réseau complexe du polysystème. La théorie du polysystème est fondée sur la multistratification des systèmes littéraires et des cultures, à savoir non seulement qu’il y a des littératures et des cultures, mais que celles-ci sont composées de systèmes, qui eux-mêmes comportent différentes strates interagissant selon des rapports de force semblables à ceux qui animent la dynamique des classes sociales. Sont également considérées comme autant de facteurs régulant le processus traductif la relativité et la mouvance des conventions littéraires différant selon la période historique, l’idéologie en cours, la poétique dominante, le donneur d’ouvrage et les stratégies mises en oeuvre par le sujet traduisant. La traduction est reconnue comme une pratique de réécriture, où s’effectue ouvertement ou non la manipulation des éléments du texte source.

Les perspectives sociologiques

Les perspectives sociologiques ouvrent l’espace théorique à la subjectivisation du processus de traduction. On considère maintenant que traduire est un acte s’inscrivant dans l’espace social, en tant qu’il est pratiqué par une personne protégeant ses propres intérêts, qu’ils soient symboliques, financiers ou politiques. Dès lors, le sujet traduisant ne pose plus son geste dans l’absolu, tout comme l’écriture ne saurait être le reflet fidèle du génie pur de l’écrivain détaché de toute réalité. L’inscription du traduire dans l’espace social met en cause le rôle instrumental et le statut ancillaire de la traduction explicitement véhiculés par les métaphores de transparence, de fidélité ou, son corollaire, la trahison. Pour insister sur la désuétude du rôle traditionnellement transparent du traducteur, la sociologie donne à penser la traduction comme un travail et neutralise les conceptualisations qui valorisent l’effacement du sujet et sa non-intervention. Il devient légitime de postuler que les stratégies de traduction procèdent des rapports de force qui déterminent la valeur symbolique des productions esthétiques. Traduire n’est donc jamais neutre. Par ailleurs, la sociologie de la traduction montre que la langue neutre est une fiction en raison de l’événementialité de la parole (ou l’impossibilité de dire deux fois la même chose) et, par conséquent, l’impossibilité de la réitérer, ce qui a pour effet de libérer la traduction de son idée dépréciative de copie. Traduire n’est jamais neutre non plus en raison de l’économie des échanges linguistiques et, implicitement, la valorisation idéologique de certaines langues et productions discursives au détriment d’autres. Le processus traductif se complexifie par la prise en considération des enjeux identitaires, au même titre que les pratiques d’écriture dont le geste est toujours posé à la frontière de plusieurs systèmes idéologiques, linguistiques, culturels et historiques.

Les perspectives féministes

D’entrée de jeu, les perspectives féministes abolissent le mythe d’une langue commune ou d’un matériau linguistique neutre que chacun s’approprie individuellement. Il est admis que l’héritage conceptuel et linguistique a largement exclu les femmes et que les connaissances transmises comme étant communes à l’ « homme » ont servi et servent encore à renforcer l’ordre patriarcal. En conséquence, les hiérarchies et les représentations traditionnelles sont mises en cause, tel le rapport ancillaire de l’écriture à la traduction suggéré par les métaphores sexistes que Lori Chamberlain a finement relevées. Par ailleurs, on se méfie des ouvrages qui se réclament d’un savoir universel, tels les encyclopédies, les dictionnaires et les grammaires, car ils sont les lieux stratégiques de manipulation idéologique corroborant la logique androcentrique. Dans le climat de méfiance générale, l’histoire est révisée, afin d’ébranler les interprétations « classiques » des récits historiques, mythologiques et religieux. Contre les discours universalisants qui occultent les femmes, les idiolectes sont mis en valeur par l’écriture du corps féminin (premier thème que les féministes ont cherché à se réapproprier), l’exploration formelle de la langue et la théorisation de la différence. Dans cette dynamique exploratoire, on abandonne la notion d’équivalence et on repense le rapport d’identité entre les textes, les langues et les sexes, pour conceptualiser le geste traductif comme étant situé et créateur – et non plus effacé et reproducteur. Depuis que parler n’est jamais neutre, toute position énonciative est genrée, c’est-à-dire située socialement, historiquement et idéologiquement, et mouvante, ce qui rejoint la fonction performative que le paradigme des Cultural Studies accorde au processus identitaire, à savoir que « identity is understood as a positioning in discourse and in history » (Simon, 1996, p. 141). La traduction est perçue comme un moyen de créer de nouvelles positions énonciatives et possibilités sémantiques dans l’intertexte féminin. L’idée que le sens et les pratiques d’écriture sont renouvelables par la traduction vient ruiner la conception traditionnelle qui idéalise la traduction en termes de transfert absolu de chaînes signifiantes d’une langue à l’autre. Selon les perspectives féministes, la traduction peut donc être conceptualisée comme un vecteur de transformation identitaire et linguistique.

Les perspectives postcolonialistes

L’application rationnelle de la traduction et ses effets coercitifs en tant qu’outil de domination se posent contre l’idéologie humaniste qui la donne à voir comme un moyen de communication entre les peuples. En réaction contre l’héritage conceptuel occidental, on relit et réinterprète les textes classiques transmis par l’Empire, comme le fait Eric Cheyfitz avec The Tempest de Shakespeare, afin de mettre en lumière la logique et les tropes[2] qui consolident l’ordre eurocentrique colonial. Dans le même ordre d’idées, les schèmes de représentation conventionnels sont mis en cause et plus particulièrement ceux qui articulent soi et l’Autre (le civilisé et le barbare ou l’aborigène, l’autochtone, l’immigrant, l’ethnique). Puisque l’étranger est traditionnellement défini en termes homogénéisants par le pouvoir colonial, tant intellectuel que politique, comme étant tout ce que le civilisé n’est pas ou ne veut pas être et cache, les théories postcolonialistes cherchent à mettre en valeur la spécificité et la pluralité qui habitent la différence. Il s’agit plus précisément de déterritorialiser les langues standard afin de ruiner la hiérarchie traditionnelle entre les langues pures et leurs dialectes. On montre que les langues interagissent et se mélangent constamment, et plus activement encore dans les zones de contact coloniales, à un point tel qu’il devient impossible d’affirmer le non-métissage d’aucune. Toutefois, contre la tendance universalisante, on s’efforce de nuancer le discours théorique par la réalité des asymétries qui sous-tendent les rapports de force interlinguistiques et interculturels. Exploitant le potentiel subversif de la traduction, la littérature postcoloniale travaille à brouiller les frontières entre les langues, entre l’original et la copie et, par extension théorique, entre le centre et la périphérie. De plus, dans un double mouvement de globalisation et de régionalisation, les littératures étrangères se traduisent vers l’anglais, langue dominante, mais en le truffant de particularités dialectales, sociolectales et idiolectales afin d’en altérer la « pureté ».

L’herméneutique

Selon une herméneutique de la traduction, le geste traductif s’inscrit dans la relation bilatérale entre le sujet et l’objet. S’il est un fondement qui peut être postulé, c’est celui de l’altérité; c’est-à-dire que l’activité traductive n’est possible que par l’interdépendance du soi et de l’Autre. On admet une dynamique de transformation intersubjective, qui rappelle le dialogue et annule le rapport hiérarchique qui sépare le texte original et sa traduction (ainsi que l’auteur du traducteur et l’auteur du lecteur), non pas pour les amalgamer, mais bien pour marquer leur interrelation. Au demeurant, fonder la traduction dans l’altérité, c’est lui reconnaître la capacité de produire une logique et une méthodologie dans le rapport au texte premier selon une intelligibilité qui ne lui préexiste pas. L’herméneutique mine la conception instrumentaliste de la traduction, qui lui assigne le rôle traditionnel consistant à transmettre des messages d’une langue à l’autre. En misant aussi sur le foisonnement sémantique des textes, l’herméneutique de la traduction invalide la fixité d’un sens originel inaltérable dans ses interprétations successives et ses traductions à travers le temps. Dès lors que la mouvance du sens est admise dans la dynamique transformationnelle qui sous-tend le travail interprétatif, le poncif de la traduction comme reproduction tombe.

La poétique

Par sa critique de l’idéologie de la transparence, la poétique du traduire vient mettre fin à la pratique annexionniste et permet d’apprécier l’apport du sujet traduisant à sa juste valeur en tant qu’activité d’écriture. Dans sa poétique, Meschonnic contourne les schémas dualisants opposant fond et forme, auteur et traducteur, théorie et pratique, et pose l’activité traductive comme une pratique de l’écriture misant sur l’organisation des éléments textuels qui ont une valeur signifiante pour le sujet traduisant. La poétique rend donc caduque la notion de transparence, car, en sollicitant l’apport du sujet dans la construction de la signifiance du texte original, elle reconnaît que le sujet se trouve toujours dans une situation marquée par un temps, un espace et une idéologie spécifiques. La prise en considération de cette subjectivité ruine la conceptualisation du sens en termes de signifié objectif, universel et absolument vrai. Dans la mesure où elle se fait par l’organisation toujours différente des valeurs d’un texte, la poétique du traduire empêche l’application d’une solution connue d’avance, telle que l’impliquerait, entre autres, le placage des structures de la langue de traduction sur le texte original dont Berman a montré l’ethnocentrisme. En revanche, elle récuse également le calque, qu’il soit d’ordre étymologique, lexical, syntaxique ou phraséologique, coupable lui aussi d’appliquer une logique mécanique. La poétique dénonce la rationalisation uniforme des textes, qui vise leur mise au goût du jour, mais ne fait que garantir leur désuétude une fois ce goût dépassé.

À juste titre, certains souligneront l’absence des théories fonctionnelles de la traduction, tandis que d’autres critiqueront l’omission de l’analyse du discours[3]. Ainsi, il s’impose de rappeler qu’il ne s’est pas agi de cartographier l’espace traductologique, mais bien de montrer que, dans son mouvement réflexif, la traduction présente des comportements éthiques. À cette fin, nous avons exposé les modes opératoires de la traductologie. D’abord, la traduction va vers les autres pour mieux se connaître : c’est la condition d’interdisciplinarité qui préside à la formation de son savoir. Ensuite, la traduction met en cause ses acquis théoriques et ses réflexes conceptuels, s’interrogeant sur la fiabilité de ses repères conceptuels traditionnels, tels que les notions de fidélité, d’équivalence et de transparence. Plus encore, elle ouvre sur une pluralité d’avenues théoriques qui se jouxtent et s’entrecroisent. La traduction mise aussi sur ce qu’elle peut apporter, transformer et créer, pour en finir avec les discours culpabilisants de la perte. Enfin, à mesure qu’elle se dote d’une épistémologie qui lui est propre, la traduction annonce l’autonomie de sa théorisation et ses limites vers la constitution d’un savoir ouvert, pluriel et mouvant qui n’a pas à se mesurer aux critères de rigueur scientifique d’autres domaines.