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Cet ouvrage récent de l’angliciste et historien de la traduction Michel Ballard est rédigé dans la plus pure tradition française. Ni grammaire ni traité de linguistique, il est un vaste répertoire de problèmes de traduction illustrés de très nombreux exemples et destiné à faciliter les exercices de version. La quatrième de couverture ajoute qu’il est « de conception nouvelle » et qu’il s’adresse aux étudiants faisant de la version de la première année aux concours ». L’auteur se propose d’explorer les spécificités de la version, qui ne sont pas celles du thème. Dans son Avant-propos, il montre ce qui caractérise la version par rapport au thème. « La version est un excellent exercice en soi, elle révèle les capacités de compréhension en langue étrangère et la capacité à gérer un état de bilinguisme aigu; elle révèle et avive les capacités de rédaction, et pour ce qui est de l'enrichissement linguistique, elle permet une exploration contrôlée des spécificités de la langue étrangère par l'observation, c'est pourquoi la version doit être réfléchie » (p. 8). Il n’aurait pas été inutile de faire la distinction également entre la version (exercice pratiqué en apprentissage des langues) et la traduction professionnelle, qui a aussi ses particularités et se distingue du thème et de la version.
L’ouvrage compte douze chapitres : « Aspects de la traduction », la traduction étant présentée dans ce chapitre d’ouverture comme activité et comme processus (Chap. I), « Traduction comme lecture » (Chap. II et III), « Concepts pour la structuration de l’équivalence » (Chap IV), « Typographie et ponctuation » (Chap V), « Composante orale en traduction » (Chap VI), « Paradigme culturel » (Chap. VII), « Composante idiomatique » (Chap VIII et IX), « Composante sociolinguistique » (Chap X et XI) et, enfin, « Traduction comme contact des langues » (Chap XII).
Ces chapitres reprennent des démonstrations en tous points similaires à celles que cet auteur prolifique a publié sur le même modèle dans des articles ou des ouvrages antérieurs : La Traduction de l’anglais au français (1987), « Ambiguïté et traduction » (1990), Le Commentaire de la traduction anglaise (1992), « La traduction de la conjonction ‘and’ en français » (1995), « L’unité de traduction. Essai de redéfinition d’un concept » (1995), « Créativité et traduction » (1997), « Idiomatisme et traduction » (1998), « La traduction du nom propre comme négociation » (1998), « Les ‘mauvaises lectures’ : étude du processus de compréhension » (1998), Les Faux amis (1999), « L’appellatif en traduction » (2000), Le Nom propre en traduction (2001), Oralité et traduction (2001). Toutes ces publications, y compris Versus : la version réfléchie, portent la « signature » Michel Ballard : observation minutieuse du processus de la traduction ; analyse non moins minutieuse du résultat de ce processus ; compilation d’une multitude d’exemples de mauvaises traductions (généralement tirées de copies d’étudiants) et de bonnes traductions (publiées ou faites par l’auteur lui-même) ; comparaison de plusieurs traductions d’un même passage ; exemples tirés d’un vaste corpus littéraire (six pages de références dans Versus) ; classification détaillée de faits de langue ou de traduction (nous y reviendrons) ; enfin, effort de mise en place d’une terminologie spécifique pour tenir un discours sur l’enseignement et l’apprentissage de la version (nous y reviendrons aussi).
Cette préoccupation terminologique est importante aux yeux de l’auteur puisque son ouvrage vise à « préparer à l’action par l’observation et la réflexion » (p. 7). On présume que par « action » l’auteur entend l’apprentissage de la langue seconde au moyen d’exercices de traduction. Mais Versus ne saurait être considéré comme un manuel au sens propre du terme. Bien que chaque chapitre propose des suggestions de lecture et que l’auteur multiplie les renvois internes, l’ouvrage ne renferme aucun objectif d’apprentissage précis, aucun exercice d’application, aucun texte à traduire. On ne trouve donc pas dans l’Avant-propos d’indications précises sur la façon d’utiliser ce livre, ce qui aurait pourtant été fort utile. Il est permis de penser aussi que Michel Ballard n’a pas voulu faire avec sa « version réfléchie », destiné à l’apprentissage de l’anglais, ce que nous avons fait pour l’initiation à la traduction professionnelle avec notre « traduction raisonnée » (Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1993 ; 2e éd., 2003).
Quoi qu’il en soit, nous croyons qu’il aurait été préférable de choisir un titre plus descriptif du contenu réel de Versus, un titre tel que, par exemple, Typologie des problèmes de la version. Domaine anglais-français[1]. Le mot « typologie » revient très souvent sous la plume de l’auteur[2]. On peut dire que c’est le mot-clé de son ouvrage. Comme Peter Newmark dans A Textbook of Translation (1988), Michel Ballard établit, en fait, une sorte de typologie d’équivalences de traduction et de faits de langue. Il multiplie les catégories, sous-catégories et sous-sous-catégories dans un souci, fort louable par ailleurs, de classer le plus grand nombre possible de faits de toute nature liés au transfert interlinguistique dans le sens anglais-français. Dans le « manuel » de Newmark, qui, à nos yeux, remporte la palme du manuel le plus brouillon jamais publié, on relève éparpillés dans divers chapitres pas moins de 15 translation procedures, 13 translation methods, 12 types of neologism et 18 types of unfindable words.
Dans Versus, les innombrables sous-catégories s’emboîtent les unes dans les autres, comme des poupées russes. En voici un exemple extrait du Chapitre IV (p. 77-82) :
2. Typologie des schémas d’équivalence
2.1. L’équivalence directe
2.1.1. À partir de bases larges (énoncés, phrases, propositions)
2.1.2. À partir de bases étroites (signes, syntagmes)
2.1.2.1. la base et l’aboutissement ont (pratiquement parfois [sic]) le même signifiant
- a - parce que les signifiants sont en relation paronymique
- b - parce que les signifiants sont en relation d’homographie
- c - parce que l’on utilise un emprunt ou que l’on effectue un report
2.1.2.2. Les signifiants diffèrent en ayant le « même » signifié
2.2. L’équivalence indirecte
2.2.1. L’équivalence indirecte analytique
2.2.1.1. Avec les grandes unités
- a - La modification de la relation interphrastique
- b - La modification de la relation interpropositionnelle
2.2.1.2. Au niveau des petites unités
-a- des modifications morphologiques ou/et morphosyntaxiques
- b - la recherche du mot juste
2.2.2. L’équivalence indirecte idiomatique
etc.
Tout le livre est structuré ainsi. Cette façon d’isoler et de présenter les problèmes de traduction soulève un problème de fond : pour être véritablement opératoire et avoir une utilité pédagogique, une classification ne doit-elle pas dépasser le simple catalogue de cas d’espèces, cas d’espèces qui, en traduction, on le sait, sont infinis ? On peut se demander si l’efficacité pédagogique de cette masse impressionnante d’exemples n’est pas annulée par le pointillisme des observations. Cet émiettement des classifications ne risque-t-il pas, en outre, de faire paraître la traduction comme une opération rebutante d’une incroyable complexité ? Ces fines analyses ne débouchent pas sur une synthèse qui faciliterait grandement l’appréhension des notions et des processus. Une telle constellation de catégories aboutit à une étrange « Grammaire Grevisse de la version ». Heureusement que l’auteur a eu soin d’ajouter un index, à défaut d’un glossaire. Les termes sont définis dans le corps de l’ouvrage. C’est surtout comme ouvrage de référence que ce livre trouvera sans doute sa plus grande utilité. Confronté au problème de la traduction des noms propres ou à celui de l’oralité en traduction, par exemple, un utilisateur consultera l’index qui lui indiquera les pages où sont traités ces sujets. Les exemples analysés devraient pouvoir éclairer les choix qu’il aura à faire en produisant ses versions.
À propos de terminologie, on peut regretter que l’auteur de Versus ait boudé l’effort de clarification et d’uniformisation qui a guidé l’équipe de rédacteurs interuniversitaires provenant de huit pays qui a produit le collectif Terminologie de la traduction (Amsterdam, John Benjamins, 1999). Aucune mention n’est faite de cet ouvrage quadrilingue. Au lieu de parler de « report », de « remémoration » et de « création discursive » pour désigner les trois niveaux d’interprétation du processus de la traduction, l’auteur préfère parler d’« opération à faible degré d’intervention », d’« opération du deuxième degré » et d’« opération du troisième degré[3] ». Il est dommage que les rédacteurs d’ouvrages sur l’enseignement de la traduction n’arrivent pas à adopter une terminologie plus ou moins commune. Cette indiscipline est assurément une des faiblesses de la discipline. Ce que nous nommons dans La Traduction raisonnée « Renforcement du caractère idiomatique du texte d’arrivée » est appelé dans Versus « idiomatisation de l’aboutissement » (p. 189). Nous ne pensons pas qu’il y a là un gain sur le plan de la clarté et de la délimitation du concept.
Enfin, Michel Ballard se trace comme programme de faire « réfléchir » ses lecteurs au phénomène du transfert interlinguistique dans le sens anglais-français. Ce programme est explicitement exposé dans le titre même de l’ouvrage : « la version réfléchie ». Par réflexion, l’auteur entend certainement le commentaire accompagnant les exemples (de bonnes ou de mauvaises traductions) qu’il répertorie et classe. Cependant, dans de nombreux cas, on aurait aimé que cette réflexion soit moins sommaire et plus nuancée. Ainsi, au Chapitre III, où il est question de la répétition d’un mot (certains seraient pour, d’autres contre les répétitions), l’auteur clôt un peu vite la réflexion en écrivant : « Comme on le voit, un simple "détail" comme celui-là [la répétition du mot white à deux lignes d’intervalle] relance l’éternel débat de la traduction : selon l’original ou selon le discours d’arrivée ? » (p. 49). En fait, la problématique de la répétition, qui n’est pas tout à fait la même dans les oeuvres littéraires et dans les textes pragmatiques, est complexe et va bien au-delà des appréciations subjectives ou des choix personnels des traducteurs[4]. Il y a un savoir-faire de la répétition qu’il faut apprendre. On peut dire la même chose des considérations entourant l’« idiomatisation de l’aboutissement » au Chapitre VIII. D’un point de vue éthique, un traducteur a-t-il raison d’introduire des idiotismes dans sa traduction là où il n’y en a pas dans l’original ? La question est loin d’être impertinente, et Michel Ballard a raison de la poser. Mais, ici encore, il coupe court à la réflexion et le lecteur reste sur sa faim : « On se retrouve confronté, écrit-il, à l’éternel dilemme de la traduction : suivre l’original au plus près ou utiliser plus instinctivement (et subjectivement) la langue dans laquelle on traduit » (p. 189). Ce n’est pas faux, mais insuffisant.
En somme, Versus : la version réfléchie est de toute évidence la distillation de nombreuses années de minutieuses analyses de traductions et d’originaux que l’auteur a pratiquées sur un vaste corpus de textes littéraires. Les traductions proposées sont toutes excellentes et illustrent bien les observations et les commentaires qui les accompagnent. Essentiellement pratique, l’ouvrage n’est fondé sur aucune théorie de la traduction en particulier, ce qui ne nuit en rien à sa qualité. Sa valeur tient moins au classement des problèmes de traduction (que l’on peut critiquer) ou à son organisation (on ne sent pas de progression dans le niveau des difficultés étudiées) qu’à l’esprit général qui préside à la postulation des équivalences, toujours justes et pertinentes. L’auteur-professeur connaît à fond son sujet, et on voit que sa classe lui a servi de laboratoire d’observation. Sa méthode est identique d’un chapitre à l’autre : isoler un problème de traduction – l’ouvrage porte le sous-titre « Repérages et paramètres » – ; trouver des exemples pour l’illustrer ; lui apposer une étiquette dénominative ; le ranger dans une catégorie ; ajouter un commentaire. Cette façon de procéder, toute empirique et quelque peu statique, donne à celui qui veut apprendre l’anglais au moyen d’exercices de traduction des exemples de ce qu’il convient de faire, et le met en garde contre d’éventuelles erreurs de méthode, d’interprétation, de documentation, de jugement ou d’inattention. Versus n’est pas pour autant un traité sur la manière de traduire. Tout compte fait, c’est un bon recueil de bons exemples de traductions littéraires. Si, après la lecture ou la consultation de Versus, les traductions de ses utilisateurs s’en trouvent améliorées, cela voudra dire que l’ouvrage leur aura été profitable, et Michel Ballard pourra alors estimé avoir fait oeuvre utile.
Appendices
Notes
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[1]
On se souvient que Françoise Grellet avait publié Apprendre à traduire : typologie d'exercices de traduction, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1991, 217 p.
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[2]
Notamment aux pages 50, 63, 77, 86, 96, 121, 122, 149, 169, 181, 184, 192, 236, 238 et 263, et ce relevé n’est pas exhaustif.
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[3]
Cette distinction figurait déjà dans notre Analyse du discours comme méthode de traduction, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1980.
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[4]
Lire à ce propos Nitsa Ben-Ari, « The Ambivalent Case of Repetitions in Literary Translation. Avoiding Repetitions: A “Universal” of Translation », dans Meta, vol. 43, no 1, 1998, p. 68-78. V. aussi Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, en particulier p. 121 à 144.