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Qu’est-ce qu’une analyse sociologique de la traduction littéraire est susceptible d’apporter à la traductologie ? Que peut-on attendre de ce qui pourrait être qualifié (et nous nous contenterons ici d’évoquer prudemment la problématique de la dénomination) de « sociologie de la traduction » ou de « sociotraductologie »? Le présent volume, qui réunit plus de la moitié des communications faites lors d’une journée d’étude pluridisciplinaire organisée en septembre 2001 à la Maison des sciences de l’homme à Paris, laisse entrevoir le potentiel scientifique d’une étude de la traduction sous cet angle.
Le recueil, paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales, revue trimestrielle fondée en 1975 par Pierre Bourdieu, s’ouvre par l’article « La traduction littéraire, un objet sociologique ». Ce texte est une prise de position théorique des deux co-éditeurs et co-organisateurs de la journée d’études, Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, dans laquelle est tracée « l’approche proprement sociologique » de la traduction littéraire inhérente aux sept articles qui suivront. Cette approche repose essentiellement sur les concepts de Bourdieu et rejoint, selon les dires des auteurs, « les Translation Studies et les études des processus de transfert culturel ». En effet, dans le cadre de ces deux domaines de recherche sont apparues, parmi d’autres, des questions « sociologiques […] qui portent sur les enjeux et les fonctions des traductions, leurs agences et agents, l’espace dans lequel elles se situent ». D’après les auteurs, adopter un regard « proprement » sociologique sur la traduction serait donc prendre en considération la « pluralité des agents impliqués », « l’ensemble des relations pertinentes au sein desquelles les traductions sont produites et circulent », voir la traduction comme « imbriqué[e] dans des rapports de force entre des pays et leurs langues », bref, envisager la traduction comme un acte engageant des dominants et des dominés à tous les niveaux. Ouverture prometteuse qui laisse espérer que cette démarche comblera quelques lacunes des recherches effectuées en traductologie, en analysant de plus près, par exemple, non seulement la pluralité des agents impliqués dans la culture-« cible », mais aussi ceux agissant dans la culture-« source » (ou ailleurs). Ouverture également exigeante dans la mesure où, afin d’éviter d’enfoncer des portes ouvertes, elle implique la nécessité de tenir compte de tous les travaux de recherche déjà réalisés en traductologie et intégrant d’une manière ou d’une autre des vues et concepts sociologiques (par exemple Gouanvic, 1999, 2002; Simeoni, 1998; Wolf, 1999, 2002).
L’article qui illustre peut-être le mieux ces enjeux, l’intérêt scientifique à tirer d’une « logique sociologique de la traduction » et les écueils à contourner, est « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal » de Pascale Casanova. Casanova se concentre sur deux cas de figure : la traduction d’un texte écrit dans une langue dominante vers une langue dominée (« dominante » et « dominée » se référant au capital littéraire attaché à une langue) et la même opération dans le sens inverse. Dans le premier cas s’effectue une « traduction-accumulation » lors de laquelle il s’agit surtout d’importer du capital littéraire dans les espaces littéraires nationaux dominés (Casanova évoque essentiellement la politique de traduction des romantiques allemands), dans le deuxième, on assiste à une « traduction-consécration » qui permet aux auteurs écrivant dans une langue dominée d’acquérir de la légitimité dans ce que Casanova nomme la « République mondiale des lettres » (1999).
L’intérêt scientifique du travail de Casanova réside incontestablement dans une systématisation rigoureuse et probante qui s’appuie sur des éléments de la théorie bourdieusienne. Le cadre conceptuel méthodologique qu’elle suggère pour révéler l’enjeu de telle ou telle traduction est en fait une analyse de la triade langue(s)-auteur-traducteur (et/ou autres médiateurs) en trois étapes : déterminer la position de la langue de départ et de la langue d’arrivée dans l’univers des langues littéraires; examiner la place qu’occupe l’auteur dans son champ littéraire national et la place que cet espace occupe dans le champ littéraire international; établir la position du traducteur et des autres médiateurs qui participent au processus de consécration du texte.
L’écueil à éviter serait peut-être de tenter de justifier cette approche sociologique en laissant entendre que certaines questions n’auraient pas encore été posées (ce qui reviendrait à faire grand tort à toute la discipline dénommée traductologie des années 90). Ainsi l’idée de la traduction comme « échange inégal » a-t-elle déjà été évoquée par Lawrence Venuti (1995) et d’autres chercheurs travaillant sur la traduction coloniale et post-coloniale (voir par exemple Simon/St-Pierre, 2000), le rôle des traductions dans la formation d’une littérature nationale a déjà été étudié (bien qu’en termes de systèmes littéraires quasi dépourvus d’agents humains) dans le cadre des Polysystem Studies par Itamar Even-Zohar (1990). Et voilà longtemps que les études de traduction ne s’attachent plus à « la seule relation de transfert d’un texte d’une langue dans une autre », et que l’on ne se contente plus d’étudier « les distorsions que la traduction fait subir au texte original ».
« Fabriquer une culture nationale. Le rôle des traductions dans la constitution de la littérature hébraïque » de Zohar Shavit montre bien dans quelle mesure une approche sociologique peut enrichir la traductologie, le cas échéant les Polysystem Studies. Shavit, ancienne disciple de Even-Zohar, en partant des Polysystem Studies et en mettant par la suite de plus en plus l’accent sur les divers agents impliqués dans le processus de production et de réception des traductions, décrit les mobiles qui poussaient dirigeants politiques, auteurs et éditeurs de la Palestine du début du siècle dernier à soutenir la traduction de toutes sortes de textes étrangers en hébreu. L’objectif était de créer un patrimoine littéraire laïque et, par ce biais, de donner une identité culturelle commune à une population dont une partie restreinte seulement maîtrisait l’hébreu au point de lire dans cette langue. Quant au choix des textes à traduire, Shavit relève d’ailleurs des faits susceptibles de désillusionner tous ceux qui auraient encore la velléité de croire à « la valeur littéraire » d’un texte comme ultime critère de sélection : souvent on rayait un texte de la liste des oeuvres à traduire tout simplement parce qu’on n’avait pas réussi à s’en procurer un exemplaire.
Dans « Cosmopolis et l’Homme invisible. Les importateurs de littérature étrangère en France, 1885-1914 », Blaise Wilfert, qui cherche à établir une sorte de biographie collective d’une centaine d’importateurs littéraires de cette époque, met en lumière un dilemme que bien des traducteurs littéraires d’aujourd’hui ne pourraient que souligner (voir à ce propos l’article suivant d’Isabelle Kalinowski) : au tournant des XIXe et XXe siècles, l’importation littéraire était essentielle pour la vie littéraire française (une part importante des grands débats intellectuels en cours étaient nourris de textes traduits), mais « les formes [d’importation] les plus consacrées et les plus rentables étaient les plus éloignées de son noyau logique et pratique, la traduction des textes étrangers », cette dernière restant, dans la plupart des cas, une pratique « ancillaire » qu’on essayait vite de délaisser au profit d’une autre plus consacrante. Face au « pluri-culturalisme » de nombre d’importateurs, face aux réflexions de Wilfert sur l’avantage du terme « importateur » sur ceux de « médiateur », « passeur » ou « cosmopolite littéraire », une question s’impose peut-être humblement : ne serait-il pas plus aisé de nommer ces importateurs (qu’ils traduisent, écrivent des préfaces, des commentaires etc. ou dirigent des collections) « rewriters », comme l’a déjà suggéré André Lefevere (1985) ? Ce terme aurait le triple mérite d’englober toutes les activités d’importation évoquées par Wilfert, de rendre caduque toute réflexion sur la prétendue opposition étrangers/non-étrangers et, de surcroît, de ne pas sous-entendre qu’il y aurait toujours une distinction claire et nette entre « importation » et « exportation » de textes, de dépasser ce modèle binaire de transfert et de cultures.
Isabelle Kalinowski (« La vocation au travail de traduction »), elle-même traductrice, notamment de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, a mené dix entretiens avec des traducteurs résidant en région parisienne et faisant partie de l’Association des traducteurs littéraires français (qui compte en tout et pour tout quelque 750 membres). Il en ressort que les traducteurs semblent faire de nécessité vertu : leur statut d’« ouvrier à domicile » a engendré un habitus qui leur fait vivre leur situation « comme un privilège et une caution d’indépendance ». Ceci étant, le groupe des traducteurs est bien entendu loin d’être homogène : il est marqué par un clivage entre traducteurs à temps plein et traducteurs-universitaires, ces derniers s’avérant être ceux qui accaparent majoritairement les textes les plus « nobles » et qui ont le privilège de pouvoir proposer à un éditeur la traduction de tel ou tel texte (tout en occupant d’ailleurs eux-mêmes, selon Kalinowski, les positions les plus dominées dans la hiérarchie universitaire). Le deuxième clivage (non surprenant) est celui qui oppose hommes et femmes, dans la mesure où l’on assiste à « une masculinisation de la traduction des ‘classiques’ […] patente ». C’est surtout en faisant remarquer le premier clivage que le travail de Kalinowski est stimulant. Son étude pourrait en effet servir de point de départ pour des recherches allant au-delà de l’Hexagone où il serait intéressant d’analyser par exemple si l’opposition traducteurs à temps plein et traducteurs-universitaires n’est pas due à la structure spécifique du champ des intellectuels en France (et donc pas aussi manifeste dans d’autres pays).
« Un transfert littéraire politisé. Circuits de traduction des littératures d’Europe de l’Est en France, 1947-1989 » de Ioana Popa fait ressentir ce qui est probablement l’un des points les plus faibles des études menées en traductologie jusqu'à présent : le corpus. Contrairement à nombre de traductologues, elle ne craint pas de manier un corpus de plus de mille textes, et vu les résultats concluants de son analyse, on ne peut que l’en féliciter. Partant du constat que la circulation transnationale de textes produits sous un contrôle politique étroit n’a pas encore été systématiquement étudiée — constat qui demeure on ne peut plus vrai, malgré le cadre théorique de l’« undifferentiated patronage » élaboré par André Lefevere (1992) et quelques études ponctuelles (Lenschen 1998) —, Popa se propose d’analyser les modalités de production et de réception des traductions en français des littératures tchécoslovaque, polonaise, hongroise et roumaine, entre l’instauration des régimes communistes dans ces quatre pays et la chute du mur de Berlin. En fonction de la position de l’auteur dans son champ d’origine au moment de la traduction et des mécanismes hétérogènes du transfert littéraire, elle distingue six circuits de traduction (trois relevant de l’espace autorisé, trois de l’espace non-autorisé) dont elle examine la structure et l’importance selon les différentes configurations historico-politiques de chaque pays. Résultat peut-être inattendu de son analyse du « circuit d’exportation » qui englobe toutes les traductions publiées dans le pays d’origine en vue d’une diffusion à l’étranger : il semblait être moins destiné à vendre les textes des graphomanes chantant les louanges du régime en place qu’à exporter des « valeurs littéraires ‘sûres’ […] déjà reconnues dans l’état antérieur du champ littéraire ». La seule réserve à émettre concernant le travail de Popa sur ce circuit porte sur l’appellation même : tout comme le texte de Wilfert, elle laisse entendre que la traduction serait toujours un processus fondamentalement unilatéral, tantôt dans un sens (exportation), tantôt dans l’autre (importation).
Hervé Serry rejoint Pascale Casanova dans la mesure où dans son étude la traduction est également présentée comme vecteur de capital. Dans son article « Constituer un catalogue littéraire. La place des traductions dans l’histoire des Éditions du Seuil », il retrace le rôle prépondérant qu’a joué la littérature étrangère traduite dans l’accumulation du capital symbolique nécessaire à la reconnaissance du Seuil dans le champ éditorial français. A cette fin, Serry commence par une description détaillée de l’histoire du Seuil à partir de sa fondation en 1934, en passant par la suite à une présentation non moins fouillée des différentes collections accueillant les textes traduits. Apparaît alors clairement l’importance d’une autre forme de capital dans le processus de production des traductions : le capital social et symbolique des créateurs/directeurs de collections et autres médiateurs. Quant à la répartition des langues d’origine parmi les traductions, il s’avère que, une fois la phase d’institutionnalisation du Seuil dans le champ éditorial français terminée, la littérature de langue allemande doit céder sa première position à la littérature américaine.
Le dernier texte du recueil, « L’importation de la littérature hébraïque en France. Entre communautarisme et universalisme » de Gisèle Sapiro, est en quelque sorte la contrepartie de l’étude menée par Zohar Shavit. Sapiro examine la traduction de textes hébreux en France au cours des 50 dernières années, s’appuyant elle aussi sur un vaste corpus (plus de 250 traductions, 45 dossiers de presse portant sur l’oeuvre d’une douzaine d’écrivains israéliens de langue hébraïque, ainsi que onze entretiens menés avec différents médiateurs tels qu’agents littéraires, traducteurs, éditeurs et directeurs de collection). C’est peut-être son analyse qui souligne le mieux la complexité du processus de sélection des textes à traduire, en ce sens qu’elle met en évidence de manière explicite et conséquente la multiplicité et l’interdépendance des différents facteurs déterminant cette sélection (le poids de la langue de départ dans le champ littéraire international; l’action, les mobiles et les différentes formes de capital des intermédiaires; le statut de l’auteur et de son texte dans son propre pays et dans d’autres; la conjecture politique au moment de la sélection du texte; la politique du livre dans le pays d’origine et le pays d’arrivée…). Toutefois, le choix des textes reste, dans ses grandes lignes, soumis aux deux logiques de la production des biens culturels analysées par Bourdieu, celle orientée vers l’accumulation de capital économique et celle qui vise l’accumulation de capital symbolique.
Nous disions au début de ce compte rendu que l’approche « proprement sociologique » de la traduction littéraire telle qu’elle fut esquissée par Gisèle Sapiro et Johan Heilbron nous semblait à la fois prometteuse et exigeante. Les textes que nous venons de présenter ont confirmé cette appréciation. L’application ciblée de concepts bourdieusiens à la traduction littéraire, propre à tous les articles, permet d’évaluer à quel point les études traductologiques pourraient se trouver élargies et enrichies par une intégration plus forte de cette branche de la sociologie, la condition sine qua non étant toutefois une coopération étroite et constructive des deux disciplines. Coopération d’autant plus souhaitable que beaucoup de questions qui touchent les agents impliqués dans la traduction restent encore ouvertes. (Ainsi le rôle des maisons d’édition de la culture-« source » dans le processus de traduction fut-il juste évoqué par Serry). Dans ce sens, le présent volume constitue une pierre essentielle de l’édifice encore à construire (à moins qu’il ne soit déjà en construction ?) qu’est la « sociotraductologie », mais il est urgent que ses architectes renforcent leur intercommunication et leur interaction.