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D’Anthony Pym, à qui nous devons, entre autres, l’ouvrage le plus pertinent qui soit en matière de réflexion sur la méthodologie de l’histoire de la traduction et sur les rapports — rarement abordés ― entre ces deux disciplines (Method in Translation History, 1998), paraît maintenant un ouvrage qui reprend en les élargissant et en les complétant des articles produits au cours des quinze dernières années par celui à qui, dans le monde de la traductologie, est d’emblée associé le concept d’interculturalité tout comme la mise en avant du sujet traducteur comme agent de coopération.
L’ouvrage « applique » en quelque sorte les quatre principes de base énoncés dans Method in Translation History : primauté de la causalité (pourquoi décide-t-on de traduire, voire de ne pas traduire?), mise en avant du sujet traducteur, rôle central de l’interculturalité (comme espace d’échange de savoirs) et priorité du présent (l’histoire de la traduction permettant d’exposer, d’analyser et de répondre à des questions d’aujourd’hui). Il vise à situer le débat, suivant les propres mots de l’auteur, « beyond the concerns of local colour or narrow historical representation » (p. 1) et nul doute qu’il livre la marchandise, pour user d’une expression d’ordre économique, un ordre qui, comme le titre lui-même l’indique, occupe ici une place non négligeable. Le plan historique est ici mobilisé pour les continuités, mais aussi les ruptures qu’il permet de mettre au jour : il s’agira, dès lors, non pas de dégager un hypothétique système de pensée hispanique sur la traduction (système que fonderait une culture territoriale, nationale), mais d’opérer une coupe transversale dans l’histoire hispanique prise au sens large, une histoire, qui, si elle demeure centrale au propos de l’auteur ne l’est qu’en tant que matériau de base que les concepts d’interculturalité, de société de la frontière et de négociation/coopération, tous trois liés au mouvement, permettent d’analyser.
Du premier concept, l’interculturalité, dont on sait qu’il s’applique aux échanges opérés par des cultures intermédiaires (et comme telles le plus souvent nomades) situées à la jonction de cultures sédentaires, Pym précise qu’il n’est pas applicable à toutes les situations d’échanges interculturels, mais fondé sur deux critères. Le premier est relatif au caractère professionnel de la médiation culturelle : « First, it must be related to some degree of professional status. It must refer to groups of people who, for reasons of institutionalized livehood, are somehow engaged in the transfer of cultural products across borders » (p. 5). Dès lors, ont partie liée avec l’interculturalité toutes sortes de groupes, et on notera combien la rhétorique de Pym rejoint ici son propos « [ …] from what are now called relocation experts, localizers, multilingual text managers and the like, through to the language workers associated with multinational scientific research, perhaps along with the various mercenary armies, spies, most obviously the social paraphernalia of direct and indirect diplomacy, top flight football coaches, high-class prostitutes, whatever » (p. 5). Le second critère est celui de la secondéité (secondness en anglais), non dans le sens peircéen du terme, mais comme quelque chose qui « […] should be in some way derivative or dependent on an apparently more primary cultural division. That is, an interculture must have some hierarchical quality of secondness in the sense that it is felt to be secondary to a division of cultures » (p. 5). Pour le coup, on croirait lire du Charles Sanders Peirce! Mais le propos s’éclaire : « The work of our professionals is thus only intercultural because it assumes that there is a line to be crossed and that something is to go from one culture to another. As soon as the line between cultures becomes non-operative, as soon as there is no functional barrier to overcome, interculturality loses its derivative status and becomes indistinguishable from general cultural practice » (p. 5).
Quant au concept de société de la frontière (Frontier Society), historiquement lié à la conquête d’un territoire dont les frontières bougent, c’est un modèle appliqué ici par Pym, comme avant lui par un certain nombre d’historiens, à la réalité hispanique observable entre le VIIIe et le XVe siècle, l’Hispania chrétienne figurant un prototype de frontière déterminée par la Reconquête et le repeuplement du territoire repris aux Arabes. Mais, au-delà de cette réalité historique, le concept est élargi pour servir de cadre aux échanges interculturels en général : « The studies in this book generally see the context for intercultural activity as being a frontier society of one kind or another. This involves not just the opposition between Islam and Christianity, where the model is fairly clear, but also the more abstract borders of the histories that followed. Our general model can offer a perspective on translative relations between such things as medieval scholasticism and Italian humanism, between church and empire at the beginning of Hispanic colonialism in the Americas, or between Castilian nationalism and international Modernism. The frontier model can be taken well beyond its initial location. It no doubt gains a certain metaphorical status in the process, yet this need not diminish its explanatory power » (p. 8).
Le concept de coopération, emprunté à la théorie de la négociation, opère comme un modèle théorique dont l’intérêt principal est que, d’une part, il permet de distancier le sujet traducteur des modèles, historiquement forts, d’une condition fondamentalement ancillaire ou forcément héroïque (ou les deux) pour laisser à voir en lieu et place un espace de négociation et que, d’autre part, il minimise le poids et l’enjeu de l’altérité: « The central idea is simple and well known: mutual benefits can ensue from situations where all actors operate out of self-interest. This does not imply that mutual benefits are always obtained, nor that the social iniquities and material causes of history can be overlooked. Yet it does assume that the main power players were consequent in their own cultural terms and they were in some way open to the terms of other cultures. Perhaps remarkably, our studies show that this latter aspect, radical cultural alterity, is of less consequence that might be supposed, since the main social players tend to be within Hispanic culture or at least in touch with similar value systems. Although texts were translated from Arabic and Nahuatl , for example, purely Islamic or Mexican cultural agents were scarcely power players in the intercultural processes concerned » (p. 10).
Partant du concept de coopération, Pym présente à la fin de la plupart des chapitres une synthèse des principes mis en oeuvre dans chacune des situations d’échanges interculturels à l’étude. Or l’intérêt de ces synthèses est double : elles permettent, d’une part, de saisir une certaine continuité historique dans les enjeux entourant la traduction (mécénat, hiérarchie des langues — vernaculaires et savantes, mais aussi nationales ou régionales —, autorité des textes…) et montrent, d’autre part, la relativisation dont sont l’objet à chacune des époques les questions liées à la traduction. Comme le signale l’auteur lui-même, la question de l’éloquence en langue d’arrivée, par exemple, secondaire au XIIe siècle, passe au premier plan au XVe. La dernière synthèse énumère cinq principes partagés par les formateurs, les étudiants et les décideurs (au sein de l’université ou ailleurs) relativement à la formation des traducteurs en Espagne : nécessité de fonder celle-ci sur des programmes de premier cycle longs, de placer la traduction et l’interprétation dans le cadre de la formation supérieure, de former des étudiants pouvant travailler avec deux langues en plus de leur langue A, d’offrir des maîtrises spécialisées permettant d’approfondir la formation de premier cycle, de former des traducteurs et des interprètes capables de travailler dans les deux sens et non pas uniquement vers leur langue A. Ceux qui connaissent le système universitaire espagnol ne seront guère étonnés de la bonne dose de cynisme présente dans les commentaires de l’auteur sur la question.
Douze chapitres comme autant de scènes ou moments composent l’ouvrage qu’un intermède, la rupture opérée en 1492 (date, est-il besoin de le rappeler, de la conquête de l’Amérique par Christophe Colomb, de l’expulsion définitive des juifs d’Espagne et de l’apparition de la première grammaire du castillan), scinde en deux parties. La première nous mène de l’Hispania du XIIe siècle, où Pierre le Vénérable, grand abbé de Cluny, décida de patronner une traduction latine du Coran (chapitre 1 : The Abbot’s Gold), au milieu du XVe siècle et aux facteurs ayant présidé à un changement morphologique (translad cédant la place à traduc) dans la désignation du traduire (chapitre 6 : From traslad- to traduc-). Entre les deux, un passage obligé à Tolède (mythe, selon Pym, avec lequel, on le sait, il ne cesse d’en découdre, comme le titre du chapitre 2 Toledo and All That l’indique clairement), un arrêt chez les traducteurs alfonsiens du XIIIe siècle et une analyse du rôle qu’a pu jouer le papier dans le modus operandi de ces derniers (chapitre 3 : The Price of Alfonso’s Learning et chapitre 4 : The Importance of Paper), mais aussi toute une série de questions entourant le pourquoi d’une Bible traduite en castillan par un rabbin sur ordre du grand maître de l’Ordre de Calatrava, la Biblia de Alba, qui illustre d’ailleurs magnifiquement la couverture du livre (chapitre 5 : A Christian’s Rabbinic Bible). La seconde partie commence avec un chapitre dans lequel sont analysées les conditions qui présidèrent à l’imposition du castillan dans les colonies (chapitre 7 : The Language of Empire) et se termine sur les effets de la mondialisation sur le travail des traducteurs et leur formation (chapitre 12 : Training for Globalizing Markets). Entre les deux figure un chapitre consacré aux divers exils qui ont marqué l’histoire de l’Espagne et à leurs effets sur le développement de deux cultures de la traduction, l’une interne et l’autre externe (chapitre 8 : The Language of Exile), un autre qui convoque les notions de centre et de périphérie pour analyser les fondements sociologiques de l’utilisation que le poète nicaraguayen associé au mouvement symboliste, Ruben Darío, fait d’un vers de Victor Hugo (chapitre 9 : A Volcano Unbaptized). L’antépénultième chapitre (chapitre 10 : Authorship in Translation Anthologies) touche encore au domaine de la poésie, mais d’une manière fort distincte : l’analyse des conditions de production et de réception de deux anthologies de la poésie française parues en Espagne au début du XXe siècle et la comparaison avec des anthologies portant sur des oeuvres en langue originale donne à voir une sorte de paradoxe en vertu duquel les intermédiaires espagnols auteurs de ces compilations se voient investis d’un statut auctoriel qui dépasse largement celui qui est dévolu aux compilateurs d’anthologies présentant des textes en langue originale. Enfin, le poids symbolique conféré à la traduction vers le catalan (langue officielle au même titre que le français, l’anglais et le castillan) dans le cadre des Jeux olympiques de Barcelone en 1992 est l’objet du chapitre 11, The Symbolic Olympics, un chapitre qui pose et analyse les limites du bilinguisme ou multilinguisme institutionnels.
Illustration fort convaincante de ce que la traductologie peut faire quand elle écrit l’histoire, ou plutôt de ce qu’un traductologue peut faire lorsqu’il interroge l’histoire, cet ouvrage au style direct, voire heurté et délibérément discordant par rapport à un certain discours universitaire constitue un indispensable outil de réflexion.