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Henri Meschonnic est un auteur prolifique. Infatigable. Ces cinq dernières années seulement, il a publié pas moins de six ouvrages : De la langue française. Essai sur une clarté obscure (1997); Poétique du traduire (1999); deux recueils de poèmes : Combien de noms (1999) et Je n’ai pas tout entendu (2000); L’Utopie du Juif (2001) et Gloires. Traduction des psaumes (2001).
Poète, traducteur de la Bible, professeur émérite de linguistique à l’Université Paris VIII, Henri Meschonnic est à mes yeux le théoricien de la traduction contemporain le plus cohérent et le plus original. C’est en tout cas le plus « décapant », en ce sens qu’il force à réfléchir aux réels enjeux de la traduction. Le seul qui, à mes yeux d’historien de la traduction, a su trouver des arguments convaincants pour renvoyer dos à dos les ciblistes et les sourciers. Même s’il a lui-même un penchant sourcier, bien qu’il s’en défende. (Il est sourcier à sa manière.) Le seul qui a clairement montré l’impasse de toute approche théorique dualiste uniquement fondée sur le signe, sur le sens du signe, au détriment des textes, des discours. Approche qui scande pourtant deux mille ans de réflexion sur la traduction. Henri Meschonnic n’est pas un théoricien en chambre. Il ose se mettre la tête sur le billot. Il ose mettre sa théorie à l’épreuve du lecteur, à l’épreuve du feu de la critique. Ses traductions sont l’illustration concrète de ses réflexions théoriques, nourries en retour par sa pratique de la traduction (et de la poésie). L’auteur de Gloires applique ce qu’il «prêche». Il n’aimerait sans doute pas ce mot. Il n’a pas la fibre d’un missionnaire, contrairement à Nida. Pas d’Évangile à répandre non plus. C’est en poète qu’Henri Meschonnic aborde la traduction de la Bible en général et des psaumes en particulier. À ses yeux, « le traduire-poème est antérieur à l’attitude religieuse » (p. 20).
Gloires se divise en trois parties. La première, « La poétique du divin pas le marché du signe », est un long avant-propos d’une cinquantaine de pages (pp. 7-52). Le traducteur-théoricien y expose en détail les principes qui ont guidé sa démarche. Toujours dans une perspective historique, trait typique de sa réflexion. On ne saurait théoriser la traduction en faisant abstraction du passé. C’est désormais un acquis en traductologie. S’il se reporte à des traductions antérieures et les compare, ce n’est pas pour les juger (« eu égard au problème de la poétique, elles se jugent d’elles-mêmes », p. 52), mais pour mettre en relief des passages difficiles sur lesquels tous les traducteurs ont achoppé. Pour faire ressortir aussi différents traitements que les traducteurs ont fait subir à la lettre des poèmes. Cette première partie remplit plus ou moins la fonction traditionnelle des « Préfaces du traducteur ». Le traducteur de Gloires va au-devant des critiques en justifiant par avance ses choix et sollicite implicitement l’indulgence des lecteurs en leur faisant voir les obstacles qu’il a eu à surmonter. Mais son avant-propos se distingue des préfaces de ses devanciers : il est plus qu’une simple discussion et justification subjective de cas d’espèces. Y est proposée une démarche théorique globale, structurée. Condensé de la théorie longuement exposée dans des publications antérieures. On y trouve inévitablement une déclaration de fidélité, c’est la loi du genre, tout traducteur se croit plus fidèle que ceux qui l’ont précédé. Mais la déclaration est raisonnée, crédible. À l’opposé du recueil de recettes. Rien à voir avec les Dix commandements du traducteur. (Hélas, certains auteurs ont encore la vanité et la naïveté en ce xxie siècle d’édicter des commandements à l’intention des traducteurs! Même «librement argumentées», ces règles de conduite, qu’aucun traducteur serait assez bête de suivre, sont du pipi de chat...).
La deuxième partie de Gloires se compose de la traduction proprement dite des 150 psaumes (pp. 53-364). La troisième et dernière partie (si l’on fait exception des quatre pages de la bibliographie) est intitulée tout simplement « Notes » (pp. 367-552). Ces quelque deux cents pages de notes bien tassées, où le traducteur déploie une grande érudition, nous font pénétrer dans l’atelier du traducteur-poète. Gloires est en fait une vaste traduction annotée de 150 poèmes bibliques. Les notes trahissent le souci didactique de l’universitaire en même temps que son exigence de rigueur scientifique. On aurait tort de les assimiler à un commentaire exégétique. Henri Meschonnic se défend d’être théologien ou historien. Les notes, aux antipodes du prêchi-prêcha ennuyeux des curetons, « cherchent seulement à faire partager, à qui va lire, l’écoute de la signifiance et de l’oralité des poèmes » (p. 51). Première question. Un poème ne doit-il pas se tenir debout tout seul? S’expliquer par lui-même? Faut-il des notes pour apprécier un poème de Victor Hugo? Gloires est aussi le travail d’un érudit.
La traduction des psaumes vise un double but : a) montrer que les psaumes sont bel et bien des poèmes (ce qu’on semble avoir perdu de vue au cours des siècles); b) faire entendre l’hébreu de ces poèmes. C’est cette visée qu’Henri Meschonnic expose dans la première partie de son ouvrage. Il a travaillé « à retrouver le poème, et son hébreu » (p. 27). C’est pourquoi il renonce à désigner ces poèmes du nom de « psaumes », appellation trop grecque, trop technique, trop ecclésiastique. Il propose à la place gloires, choix qu’il justifie en long et en large sur huit pages (pp. 22-30). Pourtant, le mot honni n’est pas totalement évacué. Il figure en bonne place sur la page couverture et sur la page titre : Gloires. Traduction des psaumes. Concession à la tradition? Au marché des libraires? Traduction des gloires aurait-il été moins vendeur, car moins transparent? À l’auteur ou à l’éditeur de répondre. Quoi qu’il en soit, une nouvelle traduction des psaumes s’imposait car « l’Occident ne s’est fondé que sur des traductions et, pour le Nouveau Testament, fondement du christianisme, des traductions de traductions de traductions » (pp. 12-13). Une bonne partie des progrès scientifiques aussi. Ne pas trop dénigrer le travail des traducteurs du passé. Les psaumes sont là depuis des millénaires. Mais ils sont comme le feu qui couve sous la cendre. Pour ranimer ce feu à peine visible, le tisonnier des traductions bêtement décalquées sur l’étymologie des mots hébreux (style Aquila, Fleg ou Chouraqui) ou des traductions très poétisées (style Dhorme ou Claudel) se révèle inutile. Ce qu’il faut, c’est sortir de la cheminée l’épaisse couche de cendre qui recouvre ce feu sans éclat. C’est ce coup de pelle indispensable qu’Henri Meschonnic a voulu donner.
Car Dieu en français est presque inaudible, selon lui. On n’y entend plus son parler-chanter. La scansion originale s’est envolée au fil des siècles, ensevelie sous la couche d’hellénisation, de christianisation, de latinisation, de francisation, de religiosité chrétienne, de bondieuseries. À ces cendres étouffantes qui ont rendu le texte quasiment illisible, viennent s’ajouter de nombreuses désinvoltures. L’ajout, par exemple, de titres aux psaumes traduits, titres absents des textes originaux. Autres désinvoltures : la détextualisation, la dépoétisation, la déjudaïsation des poèmes (pp. 9-11). Meschonnic dénonce l’équivalence dynamique de Nida à visée évangélisatrice. Le texte n’est alors plus traduit en tant que poème, mais en fonction de la « réponse des lecteurs ». Behaviorisme socio-linguistique incompatible avec une démarche poétique.
Quatre principes généraux ont guidé le traducteur. Ils ne sont pas réellement nouveaux pour qui connaît les écrits antérieurs d’Henri Meschonnic. Sa terminologie, par contre, risque de dérouter un lecteur peu familier avec le sens particulier que le théoricien donne à certains termes (signifiance, rythme, continu, discontinu, décentrement). Ces principes sont les suivants :
Il n’y a pas de pratique du traduire sans théorie de ce qu’on fait. Une pratique sans théorie revient à refaire ce qui a déjà été fait. Ce n’est donc pas un retraduire.
Le retraduire ne peut transformer le traduire que dans l’écoute du continu, rythme et prosodie, le continu entre langue et pensée.
C’est ce continu qui est à traduire, que ce texte soit culturellement catalogué comme un texte religieux, un texte dit littéraire ou un texte philosophique. On ne peut séparer la pensée du traduire et la pensée du poème. C’est cet ensemble qui forme la poétique.
Traduire dans la poétique suppose que ce n’est plus de la langue qu’on traduit, mais du discours, et un discours spécifique qui ressortit non plus à ce que disent les mots, mais à ce que fait ce discours. Non plus son sens seulement, mais sa force.
Poétique du traduire. Ici, recherche archéologique de l’hébreu du poème. Pour le faire entendre d’une manière inédite en français. Au risque de surprendre, voire de choquer. En somme, le traducteur souhaite faire faire au poème français ce que fait le poème en hébreu. Entreprise audacieuse, périlleuse même. Comme toute aventure poétique. «On nettoie bien les vieilles peinture pour leur rendre leur fraîcheur» (p. 43). L’ironie a voulu que le poète-traducteur trouve son programme énoncé chez un autre traducteur français des psaumes : «Je n’ai pas craint de déconcerter le lecteur, lorsque le texte à traduire est déconcertant, ni de heurter nos habitudes reçues, notre goût, lorsque dans ce choc réside l’originalité de la pensée, de l’image, de l’émotion à reproduire» (Édouard Dhorme, La Bible, Gallimard, 1959, p. 88; cité par Meschonnic dans Gloires, p. 34). Et pourtant, tout ce que Dhorme a réussi à faire, c’est de défigurer les psaumes par une fausse poétisation, une fausse versification (il confond vers et verset), des découpages pseudo-strophiques, le rythme étant ramené à la cadence (ce n’est pas ce sens que Meschonnic donne au mot rythme). On sait toute l’importance que revêt le rythme dans sa poétique. Notion-clé. «La rythmique complexe, hiérarchisée, des accents est bien ce qui régit le verset biblique, qui est ainsi la seule unité rythmique du texte» (p. 36). Pour rendre cette rythmique perceptible, le poète a recours à des blancs qui font la ponctuation. Ne pas confondre avec «signe de ponctuation». Depuis Mallarmé et Apollinaire, il peut y avoir ponctuation (respiration?) sans signe de ponctuation. La typographie permet de visualiser l’oralité. « La poésie est une peinture parlante, la peinture une poésie muette », avait bien vu Antoine Godeau, dans son Discours sur les oeuvres de M. de Malherbe (1630). Faire parler le poème est le pari d’Henri Meschonnic.
Ne connaissant pas l’hébreu, il ne m’est pas possible de suivre l’auteur lorsqu’il remonte la filière étymologique ou place sur ses balances de traducteur les solutions qui s’offrent à lui. Sur ce terrain, j’ai tendance à lui faire confiance et à laisser aux spécialistes le soin de juger de la pertinence de ses raisonnements sur l’étymologie. En tant qu’historien de la traduction, je ne peux donc me prononcer que sur la démarche du traducteur et que sur le produit final tel qu’il se présente sur les pages blanches de Gloires. À moi lecteur de langue française. À moi qui suis « mentalement » et « intellectuellement » préparé à quelques « surprises ». Mais comme tout le monde, j’ai aussi un seuil de tolérance.
D’abord le lexique. Banni des psaumes le mot « péché ». Remplacé par « égarement ». Le « pécheur » est un « égaré ». « Amen » est explicité en « C’est ma foi ». « Heureux celui qui... » est rendu par « Bonheur à l’homme qui... » (formulation qui n’évoque plus le profane « Heureux qui, comme Ulysse,... » mais qui fera sûrement sourciller les féministes). La Tora n’est plus la « Loi », mais « enseignement ». Jusqu’ici, tout va assez bien. L’alliance n’est plus « conclue », mais « tranchée ». Les choses se gâtent un peu. Poursuivons. Le lecteur suivra-t-il le traducteur hébraïsant lorsque celui-ci remplace « de génération en génération » par « de tour en tour »? Motif de ce changement? En hébreu, ledor vador fait aussi ritournelle (p. 46). Pas convaincu. Mais ne restons pas au niveau lexical. Ce n’est pas rendre justice au travail minutieux d’Henri Meschonnic. Accédons au discours. Comparons un passage typique de Gloires (112, 1-7) avec la version qu’en donnent l’équipe des traducteurs de la Bible de Jérusalem et André Chouraqui.
Bible de JérusalemPsaume 112
Éloge du juste1Alleluia!
Heureux l’homme qui craint Yahvé,
qui bien se plaît à ses préceptes!2Sa lignée sera puissante sur la terre,
et bénie la race des hommes droits.3Opulence et bien-être en sa maison;
sa justice demeure à jamais.4Il se lève en la ténèbre, lumière des coeurs droits,
sensible, pitoyable et juste.5L’homme bon prend pitié et prête,
il conclut ses affaires en conscience.6Le juste jamais ne chancelle
il est en mémoire éternelle;7Il ne craint pas d’annonces de malheur,
ferme est son coeur, confiant en Yahvé.
Henri Meschonnic112
1 Gloire à Yah bonheur à l’homme qui a peur de Dieu
Dans ses commandements son désir infiniment2 Un brave sur terre sera sa descendance
Le tour des hommes droits sera béni3 Biens et richesse dans sa maison
Et sa justice est à jamais4 Levée dans l’ombre la lumière pour les hommes droits
Il est pitié et tendresse et juste5 C’est bon pour l’homme qui a pitié et prête
Mène ses affaires dans le jugement6 Non jamais ne fait un faux pas
En mémoire à jamais sera le juste7 D’une mauvaise nouvelle n’a pas peur
Son coeur est ferme confiant en Adonaï
André Chouraqui112. Lumière pour les équitables
1 Hallelou-Yah!
En marche, l’homme qui frémit de IhvH
et désire fort ses ordres!
2 Sa semence est héroïque sur terre,
l’âge des équitables est béni.
3 L’aisance, la richesse en sa maison;
sa justification se dresse à jamais.4 La lumière, pour les équitables, brille dans la ténèbre.
Graciant, matriciel, juste,
5 il est bien, l’homme qui gracie et prête;
il entretient ses paroles de jugement.
6 Car il ne chancelle pas en pérennité,
à mémoire de pérennité, il est juste.
7 A la rumeur du malheur il ne frémit pas.
Son coeur est ferme, sûr de IhvH.
On ne saurait mettre en doute la connaissance intime de l’hébreu que partagent Henri Meschonnic et André Chouraqui. Ni leur connaissance profonde de la civilisation d’où émanent les textes bibliques. Insatisfaits des traductions françaises, comme l’était Paul Claudel qui n’aimait que la Vulgate et disait « toutes les traductions françaises [de la Bible] me font mal au coeur », l’un et l’autre ont senti le besoin de nous faire « entendre » l’hébreu, de nous révéler à quoi ressemble véritablement un poème biblique ancien transposé (le mot est-il bien choisi?) en français contemporain. Rétablir la vérité du texte. L’intention est noble. Force est de reconnaître, cependant, qu’il y a polyphonie. « La race des hommes droits » devient chez Meschonnic « le tour des hommes droits », chez Chouraqui « l’âge des équitables ». Parle-ton de la même chose? « Éloge du juste » : « Lumière pour les équitables » (Chouraqui). Aucun titre (Meschonnic). Que peut bien comprendre un lecteur français qui lit dans Gloires les versets suivants :
112,9Largesses des dons aux pauvres sa justice est à jamais
Sa corne est haute dans l’honneur
119,138Tu as ordonné justice tes témoignages
Et foi infiniment
129,1Chant des montées trop on m’a opprimé dès ma jeunesse
Que le dise oui Israël?
L’expression « c’est de l’hébreu » trouve ici tout son sens... On comprend l’utilité de deux cents pages de notes. Encore que ces notes ne paraphrasent pas les passages obscurs, ce qui serait une double honte pour le poète-traducteur. C’est en vain qu’on cherche le sens sous le rythme. Il faut voir dans cette traduction d’Henri Meschonnic une « expérience poétique ». Une expérience d’illusionniste qui n’est pas sans rappeler la double tentative bien connue d’Émile Littré : traduction du premier chant de l’Iliade en français du xiiie siècle et de l’Enfer de Dante en français du xive. Pari de lexicographe. Amusement d’érudit. Littré était parfaitement conscient des limites du procédé. La préface à sa traduction de l’Enfer s’ouvre d’ailleurs par cette question : « À quoi bon traduire un ancien poëme italien en un français qui aurait besoin lui-même d’une traduction? » (L’Enfer, Paris, Hachette, 1880, « Préface », p. i). Appliquée à Gloires, la question n’apparaît pas non plus impertinente.
Cela dit, la démarche de l’auteur n’est pas aussi radicale que celle de Littré et elle est parfaitement légitime. C’est celle d’un poète qui tente de repousser les limites du traduire. Celle aussi d’un universitaire qui met son érudition au service d’une « réhabilitation » poétique. Mais on peut préférer Hugo à Mallarmé, le souffle de l’émotion à l’hermétisme froid. Pourquoi, sous prétexte de « décaper » les poèmes originaux, créer d’autres opacités? Il n’est dit nulle part qu’il faille connaître l’hébreu pour lire Gloires. Or, un lecteur français qui ne connaît pas l’hébreu ne peut pas, à mon avis, apprécier à sa juste valeur la poésie des psaumes tels que nous les présente l’auteur de Gloires. (Pas plus que les psaumes illisibles de Chouraqui. Sa Bible est d’ailleurs un désastre complet, une montagne de disparates.) Tout lecteur de poésie reconnaît l’importance du rythme, de la syntaxe et de la prosodie, mais il s’attend aussi à trouver un sens à ce qu’il lit, même si ce sens peut être obscur parfois. Les psaumes de David disaient quelque chose aux Hébreux des temps anciens. Les poèmes de Victor Hugo ne déclencheraient en nous aucune émotion s’ils étaient abscons. Limite donc des traductions étymologiques. J’entends ici, comme en écho, un professeur d’hébreu du Collège de France, traducteur de l’Ecclésiaste, du Livre de Job et du Cantique des cantiques : « On croit conserver la couleur de l'original en conservant des tours opposés au génie de la langue dans laquelle on traduit; on ne songe pas qu'une langue ne doit jamais être parlée ni écrite à demi » (Ernest Renan, « Préface », Le Livre de Job, Paris, Arléa, 1991, p. 8). Les traductions qui souhaitent donner l’illusion d’une langue étrangère — car ce n’est jamais qu’une illusion, un artifice, le français ne sera jamais l’hébreu, il n’a pas à l’être — m’ont toujours laissé un sentiment d’inachevé. Saveur artificielle. C’est encore Chateaubriand calquant l’anglais de Milton. Les blancs des poèmes de Gloires peuvent être vus comme des trous par où une partie du sens s’est échappée.
Il est indéniable qu’une couche de sédiments s’est déposée sur l’hébreu du poème ancien. La démonstration d’Henri Meschonnic est convaincante. Rien à redire. Mais toute langue, toute oeuvre maintes fois retraduite, ne charrie-t-elle pas son lot d’incohérences, d’illogismes? N’est-ce pas au bout du compte ce qui fait le charme d’une langue dite, improprement, « naturelle »? On sait depuis longtemps que le soleil ne se « lève » pas et ne se « couche » pas. Faut-il pour autant, au nom de la vérité scientifique, corriger tous les poèmes où il est dit que le soleil se lève ou se couche? Quelle vérité faut-il faire primer? La scientifique? La poétique? Une langue est aussi tradition.
Henri Meschonnic a néanmoins l’immense mérite d’être cohérent et de nous faire redécouvrir le rythme hébraïque des psaumes originaux. De ce point de vue, sa traduction est une réussite. Une réussite poétique, une réussite de sa poétique. Pour avoir théorisé sur sa pratique, il sait ce que traduire veut dire. (On ne peut en dire autant d’André Chouraqui, adepte de la traduction-calque, lointain disciple d’Aquila.) Sa traduction érudite ne peut s’adresser, cependant, qu’à des érudits : linguistes, exégètes, théologiens, biblistes, mais aussi traductologues et historiens de la traduction qu’intéressent au premier chef les différents modes du traduire. Curiosité pour intellectuels, alors? Je doute fort en tout cas que Gloires rejoigne la masse des croyants qui lisent la Bible et tentent d’en comprendre le message. Ce serait sous-estimer la force de la tradition. De toute façon, un poète n’écrit pas pour un public particulier. Il a les coudées franches.