Abstracts
Résumé
L’histoire de la prostituée Rahab qui vient au secours de deux espions israélites en les cachant, et qui confesse sa foi en la victoire de YHWH sur Jéricho, est propre à retenir l’attention. Pourtant, ce petit récit parait, à première vue, mal à sa place dans le livre de Josué. Situé au début de la conquête, il interrompt la marche triomphante de Josué et des fils d’Israël par un épisode pour le moins burlesque. Quelle est la fonction de cet épisode ? Qu’apporte-t-il à l’intrigue du récit, à la caractérisation des personnages principaux et à la théologie du livre de Josué ? Cet article propose de relire l’histoire de Rahab sous un angle avant tout synchronique, en essayant de répondre à ces questions.
Mots-clés :
- Rahab,
- Josué,
- espions,
- prostituée,
- Cananéenne,
- confession de foi,
- alliance
Abstract
The story of the prostitute Rahab who comes to the rescue of two Israeli spies by hiding them, and confesses her faith in the victory of YHWH over Jericho, is worthy of attention. Yet this little account seems, at first sight, wrong in its place in the book of Joshua. Located at the beginning of the conquest, it interrupts the triumphant march of Joshua and the sons of Israel by an episode to say the least burlesque. What is the function of this episode ? What does it bring to the plot of the story, to the characterization of the main characters, and to the theology of the book of Joshua ? This article proposes to reread the history of Rahab from a primarily synchronic perspective, trying to answer these questions.
Article body
L’histoire de la prostituée Rahab constitue un petit chef-d’oeuvre d’ironie sur lequel les commentateurs se sont plu à disserter à travers l’histoire. Il est vrai que cette histoire de prostituée cananéenne qui vient au secours de deux espions israélites en les cachant, et qui confesse sa foi en la victoire de YHWH sur Jéricho, est propre à retenir l’attention. De plus, si elle est peu mentionnée dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, Rahab fait tout de même partie des cinq seules femmes nommées dans la généalogie de Jésus au début de l’évangile de Matthieu[1] (Mt 1,5). Pourtant, ce petit récit parait, à première vue, mal à sa place dans le livre de Josué. Situé au début de la première partie, consacrée au récit de la conquête (Jos 1–12) (Cazeau 1998, 17 ; Wray Beal 2019, 19 ; Wénin 2012), il interrompt la marche triomphante de Josué et des fils d’Israël par un épisode pour le moins burlesque qui n’a pas manqué d’interroger bon nombre de commentateurs[2]. Quelle est la fonction de cet épisode ? Qu’apporte-t-il à l’intrigue du récit, à la caractérisation des personnages principaux, en particulier Josué ? De quelle théologie est-il porteur ? Nous nous proposons de relire l’histoire de Rahab sous un angle avant tout synchronique, en essayant de répondre à ces questions.
1 « Sois fort et courageux »
La curieuse histoire de Rahab se trouve au début du livre de Josué. Moïse est mort et Josué a été désigné depuis longtemps pour prendre sa succession (Nb 27,15-23 ; Nb 34,17 ; Dt 1,38 ; 3,21-28 ; 31,3.7.14.23 ; 34,9). En effet, c’est quand il apprend de YHWH lui-même qu’il n’entrera pas en terre promise que Moïse lui demande de désigner quelqu’un qui pourra prendre la tête de la communauté. Dieu lui répond alors[3] : « Prends Josué, fils de Noun ; c’est un homme qui est inspiré. Tu lui imposeras la main. » (Nb 27,18)
Dès lors, Josué est considéré comme le successeur légitime de Moïse, celui qui mènera le peuple lors de son entrée en Canaan et sous l’autorité duquel se fera le partage du pays, aux côtés du prêtre Éléazar (Nb 34,16).
Dans le livre du Deutéronome, YHWH donne plusieurs fois l’ordre à Moïse de « rendre fort » Josué (verbe ḥzq au piel) car c’est lui qui conduira le peuple en Canaan (Dt 1,38 ; 3,28). Cela est rappelé en Dt 31,3-7. Mais c’est alors tout le peuple qui est appelé à « être fort et courageux » (v. 6). L’injonction est ensuite adressée personnellement à Josué par Moïse :
Sois fort [ḥzq au qal] et courageux [’mç] car c’est toi qui entreras avec ce peuple dans le pays que le Seigneur a juré à leurs pères de leur donner ; c’est toi qui le leur donneras comme patrimoine. 8 C’est le Seigneur qui marche devant toi, c’est lui qui sera avec toi, il ne te laissera pas, il ne t’abandonnera pas ; ne crains pas, ne te laisse pas abattre.
Dt 31,7-8
YHWH lui-même redit les mêmes encouragements à Josué : « Sois fort et courageux, car c’est toi qui feras entrer les fils d’Israël dans le pays que je leur ai promis par serment ; et moi je serai avec toi » (Dt 31,23). Et effectivement, au moment de la mort de Moïse, Josué est pleinement reconnu comme son successeur par les fils d’Israël : « Josué, fils de Noun, était rempli d’un esprit de sagesse, car Moïse lui avait imposé les mains ; et les fils d’Israël l’écoutèrent, pour agir suivant les ordres que le Seigneur avait donnés à Moïse » (Dt 34,9). Plus tard, au début du livre de Josué, YHWH renouvelle encore une fois ses promesses : le pays est donné aux fils d’Israël et « personne ne pourra tenir devant toi tous les jours de ta vie » (Jos 1,5). Il l’exhorte à nouveau à trois reprises : « Sois fort et courageux » (Jos 1,6.7.9). YHWH insiste également sur le respect de la Loi (Torah) :
7 Oui, sois fort et très courageux ; veille à agir selon toute la Loi que t’a prescrite Moïse, mon serviteur. Ne t’en écarte ni à droite ni à gauche afin de réussir partout où tu iras. 8 Ce livre de la Loi ne s’éloignera pas de ta bouche ; et tu le murmureras jour et nuit afin de veiller à agir selon tout ce qui s’y trouve écrit, car alors tu rendras tes voies prospères, alors tu réussiras
Jos 1,7-8
Ainsi, « l’arme » principale que Dieu met à la disposition de Josué en vue de la conquête de la terre promise est la Torah. Cette injonction donne une indication sur la manière dont se passera la prise de possession de la terre promise : la réussite de l’opération est avant tout conditionnée par le respect de la Loi, ce qui tend à faire passer la force militaire au second plan (Cazeau 1998, 22). De fait, la Torah jouera un rôle central dans le livre de Josué, tant lors de la traversée du Jourdain (3–4) que de la prise de Jéricho (6). Son respect est également central au-delà de la perspective de la conquête, dans tous les domaines de la vie. C’est pourquoi Josué est invité à « murmurer le livre de la Loi jour et nuit », autrement dit à le méditer, à l’étudier (Wray Beal 2019, 62). On trouve la même injonction à ne pas se détourner de la Loi et à la méditer quotidiennement dans le portrait du roi idéal dressé en Dt 17,14-20, mais aussi, de manière insistante, parmi les injonctions adressées à tout fils d’Israël dans le Deutéronome[4] (cf. Dt 5,32 ; 17,11.20 ; 28,14) ainsi que dans les livres de Samuel et des Rois (cf. 2 S 12,7-14 ; 1 R 2,1-9 ; 11,9-11 ; 2 R 10,31 ; 14,6 ; 21,8.9 ; 22,15-23,28) (Lebhar Hall 2010, 22-23). Ainsi, Josué est appelé avant tout à être un juste, quelqu’un qui se laisse guider par la Loi, principe valant pour tout Israélite à commencer par le roi et toute personne exerçant le pouvoir, selon l’idéal de la théologie deutéronomiste. Dieu lui rappelle également qu’il sera avec lui, partout où il ira (Jos 1,9).
Josué prépare alors le peuple à passer le Jourdain. Et c’est au tour des Rubénites, des Gadites et des membres de la demi-tribu de Manassé, auxquels il s’adresse, de l’exhorter de nouveau au courage et à la fermeté : « Sois fort et courageux » (1,18).
Dans l’ensemble, Josué est caractérisé de manière très positive. Successeur de Moïse choisi par Dieu, il est reconnu comme inspiré et son autorité semble pleinement reconnue par le peuple. De ce fait, pourquoi l’exhortation à être « fort et courageux » lui est-elle répétée plusieurs fois ? Une telle insistance à encourager Josué attire l’attention du lecteur. Quelle est la fonction de cette répétition ? Vise-t-elle souligner la situation difficile à laquelle est confronté le successeur de Moïse ? Pourtant, tout porte à croire que non : les récits qui précèdent ont montré que les fils d’Israël ont un dieu puissant qui non seulement combat à leur côté, mais leur a promis la victoire. Si les évènements de la sortie d’Égypte sont loin, des victoires récentes ont montré que le soutien de YHWH est réellement efficace dans les combats. De plus, Dieu lui-même n’a-t-il pas affirmé à Josué qu’il lui faut être avant tout fidèle à la Loi ? Faut-il alors comprendre que c’est Josué qui a besoin d’être encouragé ? Que son courage risque de flancher ? Rien de tel n’est dit explicitement dans le texte. Toutefois, ces encouragements répétés à de nombreuses reprises attirent l’attention du lecteur. Josué risquerait-il de manquer de courage ? Le récit de Rahab et des espions confirme qu’effectivement, le courage a tendance à faire défaut à Josué au moment de traverser le Jourdain.
En effet de manière surprenante, alors que le lecteur s’attend à ce que tous passent à l’action et entreprennent la conquête de la terre promise, Josué décide d’envoyer deux hommes espionner le pays et Jéricho alors qu’il a reçu tant de garanties de la part de Moïse et de YHWH, assorties de marques de confiance du peuple.
2 Un récit incongru
Le récit de l’envoi des espions est donc assez surprenant dans le contexte de l’histoire de Josué. Dans un article intéressant paru en 2006, A. Sherwood relève que les 12 premiers chapitres du livre de Josué sont construits comme en miroir inversé par rapport au livre de l’Exode : comme Dieu a fait sortir son peuple du pays de l’esclavage, de la même manière il le fait entrer en terre promise. Nous citons son schéma in extenso (Sherwood 2006, 58-59) :
Dans ce schéma, le récit de l’envoi des deux espions n’a pas de place puisqu’il n’a pas son correspondant dans le récit de l’Exode. C’est pourquoi Sherwood ne le reprend pas. Cela constitue un indice montrant que cette initiative pourrait être considérée comme une erreur commise par Josué, ou plutôt un faux départ, comme le soulignent plusieurs commentateurs (Polzin 1980, 85-86 ; Zakovitch 1990, 89 ; Cazeaux 1998, 23) : la suite logique du chapitre 1 est, en effet, la traversée du Jourdain entreprise au chapitre 3, et le chapitre 2 semble incongru dans ce déroulement. Il pourrait même être enlevé sans que cela ait de conséquence sur le déroulement du récit qui conduit à la traversée du Jourdain et à la prise de Jéricho. De plus, on remarque que, une fois revenus au camp, les espions ne semblent faire aucun compte-rendu des faiblesses et des défenses de la ville. On ne saisit pas bien leur apport stratégique et celui-ci ne parait pas avoir de conséquence sur la prise de la ville au chapitre 6.
Les questions que soulève la chronologie de ce passage confirment qu’il y a bien une difficulté (Soggin 1970, 36-39)[5]. En effet, en 1,11, Josué demande au peuple de se préparer à passer le Jourdain dans trois jours afin de prendre possession du pays. C’est après qu’il envoie les espions (2,1). Même si l’on admet que ceux-ci s’enfuient la nuit même de Jéricho, ils se cachent trois jours dans la montagne (2,22). Au moins une nuit se passe encore avant la traversée (3,1). Au total, les Israélites ne traversent pas le troisième jour, comme Josué l’avait annoncé, mais bien plus tard. Par-delà les traces d’une histoire rédactionnelle complexe[6] dont il est peut-être la trace[7], ce décalage entre ce qu’annonce Josué – et qu’a ordonné YHWH (1,2) – et la réalisation effective de son plan fait ressortir l’indécision du successeur de Moïse, apparemment peu déterminé à entreprendre la conquête[8].
La question se pose avec d’autant plus de force que, de manière générale, dans les premiers chapitres du livre de Josué, les intentions des personnages ne sont pas communiquées au lecteur. On ne sait pas pourquoi Josué envoie les deux espions. On ignore quelles sont les dispositions intérieures de ces derniers, ni ce qui motive Rahab, jusqu’à ce qu’elle finisse par le dire elle-même. Ainsi, sur l’ensemble du récit, le lecteur est conduit à observer et écouter les personnages, afin de risquer une interprétation sur ce qui motive leurs faits et gestes.
L’intrigue du récit peut être découpée de la sorte[9] :
Situation initiale : Josué envoie deux espions à Jéricho (v. 1)
Nouement : le roi de Jéricho est prévenu et cherche à faire arrêter les hommes (v. 2-3)
Tournant : Rahab les cache et envoie les poursuivants sur une fausse piste (v. 4-7)
Dénouement : Rahab passe un marché avec les deux hommes (v. 8-22)
Situation finale : les hommes font leur rapport à Josué (v. 23-24)
La mise en évidence de l’intrigue permet de se rendre compte que Rahab est, de loin, le personnage principal puisqu’elle est à l’initiative du tournant et du dénouement. Or ces deux phases prennent 18 versets sur les 24 versets que compte la péricope. En dehors de Josué qui apparait au début et à la fin du récit, elle seule est nommée. Cela met également en évidence que l’accent n’est pas mis véritablement sur le sort des espions, mais sur celui de Rahab, sur le marché qu’elle passe avec les deux hommes et sur ce qui la motive. En dehors de Rahab et des deux espions, les autres personnages — Josué, le roi de Jéricho, ses hommes — ne jouent que des rôles très secondaires. Ainsi, la pointe du récit ne réside pas dans l’apport stratégique des espions, peu utile, nous l’avons vu, dans la poursuite de l’intrigue, mais elle est à chercher du côté du personnage de Rahab.
3 Deux espions incompétents
L’envoi des espions est une initiative de Josué, en aucun cas demandée par YHWH : « De Shittim, Josué, fils de Noun, envoya deux hommes espionner discrètement : ‘‘Allez voir, leur dit-il, le pays et Jéricho’’ » (2,1). Cet envoi est d’autant plus surprenant qu’il fait écho à un autre récit qui décrit une situation similaire : l’envoi des explorateurs par Moïse en terre de Canaan (Nb 13-14 et Dt 1,20-46) (Lebhar Hall 2010, 30). Dans le livre des Nombres, l’envoi des hommes est demandé par YHWH lui-même (Nb 13,1-2). Il s’agit d’« explorer le pays » (verbe twr au qal) et concerne un homme par tribu. Josué est choisi en tant que représentant de la tribu d’Ephraïm, et Moïse change alors son nom de Hoshéa en Josué[10] (Nb 13,16). En envoyant les hommes, Moïse ajoute alors toute une série de recommandations, manifestement de sa propre initiative (Nb 13,17-20).
Dans le Deutéronome, ce sont les fils d’Israël — et non YHWH — qui demandent l’envoi des explorateurs, « pour faire une reconnaissance [ḥpr] du pays » (Dt 1,22) : « Envoyons donc des hommes devant nous : ils feront pour nous une reconnaissance du pays, ainsi qu’un rapport sur le chemin où nous devrons monter, et sur les villes où nous arriverons » (Dt 1,22).
On sait les fâcheuses conséquences qu’aura cette exploration : à leur retour, les explorateurs déclarent que le pays est bon et fertile, mais qu’il comporte également des habitants forts et des villes fortifiées. Pris de panique, les fils d’Israël ne veulent plus monter à la conquête du pays. Cela provoque la colère de YHWH qui décide que cette génération mourra dans le désert et que ce seront leurs descendants qui entreront en terre promise. À l’époque, seul Caleb et Josué avaient été mis à part : eux seuls, parmi les explorateurs, n’avaient pas dit de mal de la terre promise. Eux seuls pourront entrer dans le pays. Étant donné cette histoire passée, l’envoi d’espions, par Josué lui-même, est étonnant et pour le moins risqué : ne risquent-ils pas, comme autrefois, de compromettre l’entrée dans le pays ?
Le mot que l’on traduit par « espionnant » en Jos 2,1, meraggelîm, est peu employé dans la Bible[11]. Cependant, sa signification ne fait aucun doute : il s’agit bien d’« espions » et le mot est bien attesté dans ce sens, en particulier dans l’histoire de Joseph (Gn 42,11.14.16.31.34). Josué envoie donc deux hommes « espionnant en secret[12] « [ḥrš] ». Relevons que meraggelîm et ḥrš ne sont pas employés dans les récits d’explorateurs du livre des Nombres et du Deutéronome.
Il y a une certaine ambiguïté sur la manière dont il faut comprendre le « en secret » (Butler 2014, 237). Il peut porter sur la manière dont ils sont censés espionner les hommes. Dans ce cas, il s’agirait d’un pléonasme qui aurait pour but d’insister sur la discrétion attendue des deux envoyés. « En secret » peut aussi qualifier la démarche de Josué. Dans ce cas, celui-ci ne souhaiterait pas faire connaître sa démarche. Sans doute se souvient-il du retour des espions envoyés en Canaan et de la réaction du peuple qui avait alors suivi leur rapport.
Comparé à la liste de consignes que Moïse avait dit aux explorateurs au moment de leur envoi (Nb 13,17-20), ici, Josué ne donne que très peu d’instructions à ses hommes : « Allez voir le pays et Jéricho » (2,1).
Le fait que l’envoi a lieu de Shittim n’évoque pas non plus de bons souvenirs. En effet, c’est à Shittim que les fils d’Israël se sont livrés à la débauche avec les filles de Moab et qu’ils ont servi leurs dieux, en particulier le Baal de Péor (Nb 25,1-5). Shittim rappelle ainsi au lecteur combien peut être dangereux le pays de Canaan et ses femmes (Hawk 2000, 40).
Les espions se mettent tout de suite en route, mais ils n’exécutent qu’une partie du programme, aussi bref soit-il : « et ils y allèrent, entrèrent dans la maison d’une prostituée nommée Rahab et y couchèrent » (2,1). Tout porte à croire que la maison de Rahab est un endroit connu et bien fréquenté à Jéricho. De ce fait, il s’agit sans doute d’un lieu intéressant pour quiconque veut prendre la température de la ville. Cependant, la « maison close », à l’instar d’autres lieux fréquentés par un grand nombre de personnes, n’est pas forcément un lieu discret, sauf si l’on sait se fondre dans la masse. Ce n’est apparemment pas le cas des deux hommes qui se font repérer dès leur arrivée et sont dénoncés au roi de Jéricho. Manifestement, ces espions sont tout à fait incompétents (Zakovitch 1990, 81, 84, 94-95) : non seulement ils n’explorent pas le pays, mais ils manquent visiblement de discrétion puisqu’ils se font repérer tout de suite, non seulement en tant qu’Israélites, mais aussi en tant qu’espions[13].
Là s’arrêtent les parallèles que l’on peut établir avec les récits des explorateurs en Canaan. En effet, ceux-ci explorent le pays pendant 40 jours, puis reviennent à leur base sans se faire prendre.
Par contraste, les hommes de Josué n’en paraissent que plus incompétents. De plus, le choix d’aller chez une prostituée jette le soupçon sur leurs motivations : ne cherchent-ils pas avant tout à prendre du bon temps ? Et le lecteur de s’interroger : pourquoi Josué a-t-il envoyé de tels incapables pour une mission aussi importante ?
Les noms de ces hommes ne sont pas connus, contrairement à la prostituée, nommée dès le premier verset, Rahab. Ils n’ont guère laissé de traces dans l’histoire, contrairement à la femme qui les héberge et, finalement, les sauve. Ils fonctionnent avant tout comme des faire-valoir de Rahab et constituent une sorte de personnage collectif : à aucun moment l’un ne se distingue de l’autre, y compris dans les dialogues. C’est peut-être pour cette raison qu’ils sont évoqués par un pronom singulier au verset 4, que nous traduisons littéralement : « Et la femme prit les deux hommes et elle le cacha ».
Une fois repérés, ils n’ont pas de plan et ne doivent leur salut qu’à la présence d’esprit de Rahab. Leur seul mérite est d’avoir suivi à la lettre les consignes de leur hôtesse. Durant la quasi-totalité du récit, ils sont passifs. En revanche, le récit de la prise de Jéricho (Jos 6) montrera qu’ils sont honnêtes puisqu’ils respecteront la promesse faite à Rahab, ce qui suppose qu’ils ont réellement raconté toutes leurs mésaventures à Josué. Contre toute attente, et malgré leur incompétence, leur apport est décisif. Contrairement aux explorateurs envoyés par Moïse, qui avaient autrefois découragé les Israélites d’entrer en terre promise, le rapport des deux espions met en route la conquête (Lebhar Hall 2010, 30-31).
4 Rahab, prostituée cananéenne
Rahab est incontestablement le personnage principal du récit, comme en témoigne la mise en évidence de l’intrigue. Son nom, Rāḥāb, signifie « ouvert, large ». Il n’est attribué à personne d’autre dans la Bible, et peut-être faut-il y voir un lien avec la profession de l’intéressée[14]. Par ailleurs, il n’est question nulle part de Rahab dans la Bible, en dehors du livre de Josué et de trois passages du Nouveau Testament.
Rahab est décrite en ces termes dès le premier verset : « une prostituée nommée Rahab » (Jos 2,1). Il s’agit donc d’une zônāh, c’est-à-dire une femme qui vit du commerce du sexe (Butler 2014, 255-257 ; Wazana 2019, 40). La tradition, tant juive que chrétienne, s’est montrée souvent mal à l’aise avec cet aspect des choses et a eu tendance à proposer une interprétation plus « correcte » de la profession de Rahab, qui serait plutôt une aubergiste[15]. A priori, rien ne permet cette lecture si l’on s’en tient au livre de Josué et au sens le plus courant du mot zônāh dans l’AT. Cependant, si l’on considère qu’au Proche-Orient ancien, la taverne est souvent associée à la prostitution (Bodi 2015, 209 ; Wray Beal 2019, 74-75), il n’est pas invraisemblable que Rahab cumule les activités de prostituée et de tavernière, ce qui ferait de sa maison un lieu très fréquenté.
Peu d’autres éléments sont donnés à son sujet, si ce n’est que sa maison se trouve dans la muraille, et qu’elle a une famille, puisqu’elle obtiendra le salut de la maison de son père. Elle-même évoque également son père, sa mère, ses frères et ses soeurs. Rien de péjoratif n’est dit sur son statut de prostituée. Pourtant, de manière générale, la prostitution n’a pas bonne presse dans l’Ancien Testament. Mais il est vrai que dans l’ensemble du récit, le narrateur de Jos 2 ne qualifie ni l’action ni les personnages du récit. Tous sont décrits uniquement en focalisation externe, donc d’un point de vue extérieur. Autrement dit, les pensées des personnages ne sont données à aucun moment. Comme souvent dans la Bible, le lecteur n’a pas d’autre possibilité que de les déduire sur la base de leur comportement et de leurs paroles.
Toutefois, le fait que Rahab est à la fois cananéenne et prostituée ne laisse rien augurer de bon de sa part. Une prostituée, par sa profession, se trouve aussi en marge de son propre peuple : elle est tolérée, mais vue plutôt négativement. De plus, dans la Bible, la prostitution est souvent une image de l’idolâtrie. Pourtant, il ne semble pas que ce soit le cas dans ce récit puisqu’il n’est jamais question d’idoles ni de dieux étrangers, même si le souvenir de l’épisode du Baal de Péor (Nb 25,1-5) est convoqué dès la mention de Shittim et demeure en filigrane.
Quand le roi envoie des messagers pour lui ordonner de livrer les hommes qui ont passé la nuit chez elle, Rahab commence par les cacher avant de répondre aux envoyés (Jos 2,4). Oui, elle a bien reçu ces hommes, mais ceux-ci sont partis au moment où l’on fermait les portes de la ville (2,5). Elle met donc sciemment les envoyés sur une fausse piste. Pourquoi agit-elle ainsi ? Ses motivations ne sont pas communiquées au lecteur qui, de ce fait, ne peut manquer de s’interroger. En effet, pourquoi protéger des hommes venant d’un peuple d’envahisseurs ? Quoiqu’il en soit, Rahab fait preuve de finesse et d’habileté : elle a manifestement trouvé les mots qu’il fallait pour convaincre les hommes du roi puisqu’ils partent sur une fausse piste et ne reviennent pas vers elle.
C’est elle qui révèle ensuite les raisons de son attitude aux deux hommes et cela ne peut manquer de surprendre le lecteur (2,9-13) : elle sait que YHWH a livré le pays aux fils d’Israël. Tous ses compatriotes sont terrorisés. Ils ont appris comment s’est passée la sortie d’Égypte et comment YHWH a permis aux Israélites de triompher des rois amorrites Sihôn et Og.
Le lecteur peut vérifier que Rahab est bien renseignée. En effet, les évènements qu’elle évoque sont rapportés dans plusieurs passages précédents, notamment dans le livre de l’Exode[16] (Ex 14–15) pour ce qui est de la traversée de la mer des Roseaux, et plusieurs passages des livres des Nombres et du Deutéronome évoquent les sorts des rois Sihôn et Og (Nb 21 ; 32,33 ; Dt 1,4 ; 2,24-35 ; 3,1-13). Désormais, le lecteur sait que ces évènements sont bien connus des habitants de Canaan.
Rahab va jusqu’à prononcer une sorte de confession de foi en la puissance de YHWH sur toute la création : « Car le Seigneur votre Dieu, est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre » (2,11). On trouve une déclaration semblable en Dt 4,39[17] qui fait partie de la finale du premier discours de Moïse à la deuxième génération des fils d’Israël, avant l’entrée en terre promise : « 39 Reconnais-le aujourd’hui, et réfléchis : c’est le Seigneur qui est Dieu, en haut dans le ciel et en bas sur la terre ; il n’y en a pas d’autres. 40 Garde ses lois et ses commandements que je te donne aujourd’hui pour ton bonheur et celui de tes fils après toi, afin que tu prolonges tes jours sur la terre que le Seigneur ton dieu te donne, tous les jours » (Dt 4,39-40). Cette déclaration de Rahab l’inscrit dans le sillage de Moïse lui-même, même si, contrairement à ce qui apparait dans les propos de Moïse, la foi de la prostituée de Jéricho ne la conduit pas (ou pas encore) aux commandements de Dieu.
Rahab propose une alliance aux deux hommes. De même qu’elle a fait preuve de loyauté[18] (ḥesed) envers eux, ils doivent jurer de faire preuve de loyauté, de faire ḥesed, avec la maison de son père. En fait, c’est pour sauver sa vie et celle de ses proches que Rahab a choisi de trahir ses compatriotes. Parce qu’elle a compris que la victoire des fils d’Israël est certaine, il n’y a plus qu’à se mettre du bon côté, celui des vainqueurs, ou mourir. Il s’agit d’un « donnant-donnant » : Rahab cache les espions et leur permet de s’enfuir, et, en échange, le moment venu, quand Jéricho tombera, la vie des membres de son clan sera garantie par les espions. La vie des deux espions contre la vie de tous les membres de sa famille : Rahab ne sait pas seulement mentir, elle sait aussi négocier, et même, en l’occurrence, conclure une alliance. En effet, on trouve dans son discours les éléments principaux des traités d’alliance que l’on rencontre couramment au Proche-Orient ancien (Campbell 1972, 244) : un préambule (v. 11) ; un prologue (v. 9-11) ; des stipulations par Rahab et les espions (v. 12-13. 18-20) ; des sanctions (v. 18-20) ; un serment (v. 14.17) ; et un signe (v. 18-20) qui est le cordon.
Les deux hommes répondent favorablement. Ils acceptent d’entrer en alliance avec cette femme (2,14). Rahab les fait alors sortir par la fenêtre de sa maison qui se trouve dans la muraille de la ville (2,15). Le narrateur insiste sur le fait que Rahab habite dans le rempart. Cet élément a son importance dans le plan qu’elle a établi pour faire fuir les espions : en sortant par la fenêtre, ils se trouvent tout de suite en dehors de la ville. Toutefois, sa maison se trouvera particulièrement exposée lors de la chute de Jéricho, puisqu’elle commencera avec l’effondrement des remparts.
En partant, les hommes remettent à Rahab un signe pour l’identifier reconnaissance : un cordon de fil écarlate (tiqwat hashani) qu’elle devra attacher à sa fenêtre et qui permettra aux belligérants de la reconnaître au moment de la prise de la ville. Certains commentateurs se sont interrogés sur l’origine de ce cordon. Il est peu probable qu’il s’agisse de la corde qu’ils ont utilisée pour descendre (hebel), car ce n’est pas le même mot qui est employé (Wray Beal 2019, 84). Cette corde pourrait aussi être un signe spécial qui permettait de repérer les maisons des prostituées et qui serait alors accroché à un endroit inhabituel pour être vu de l’extérieur (Bird 1989, 130 ; Nelson 1997, 52). Mais rien n’est moins sûr. Le mot tiqwah, traduit par « corde » ou « cordon », a aussi un autre sens en hébreu, celui d’« espérance ». Sans doute faut-il y voir un jeu de mots (Nelson 1997, 52). Rahab devra, bien sûr, rassembler tous ses proches à l’intérieur pour que tous soient sauvés[19].
Remarquons que le mot « maison » a deux sens dans l’ensemble du texte : famille quand il s’agit de « la maison du père de Rahab » et habitation. Le récit est ainsi traversé par un jeu de mots : l’habitation de Rahab, là où elle exerce son activité de prostitution, devient le lieu du salut de la maison de son père, et donc de toute sa famille.
5 Situation finale et conclusion : un récit riche de sens
Une fois revenus au camp sains et saufs, les deux hommes font leur rapport à Josué : « Et ils vinrent auprès de Josué, fils de Noun, et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient trouvé » (2,23). Dans le texte hébreu, le verbe « trouver » est au participe féminin pluriel. En dehors des verbes et adjectifs en lien avec Rahab, c’est une des seules formes féminines du récit. On pourrait traduire littéralement par « et ils lui racontèrent toutes celles qui les avaient trouvés ». Cette forme peut ainsi renvoyer à Rahab et à son action particulière. Mais à ce stade du récit, on ne sait pas si les espions ont véritablement rapporté tout ce qui a été convenu avec Rahab. Seront-ils fidèles à leur serment ? Le récit demande une suite.
Pour l’instant, seuls les derniers mots des deux hommes sont rapportés au discours direct : « Vraiment le Seigneur a livré tout le pays entre nos mains et même tous les habitants du pays ont tremblé devant nous » (2,24). Or il s’agit d’une reprise des paroles de Rahab. Ainsi, si les espions sont convaincus que Dieu a bien livré le pays entre leurs mains, c’est à la suite du discours et aux actes de Rahab qui s’est manifestement montrée convaincue avant eux et de ce fait, convaincante. De façon fort ironique, c’est une prostituée cananéenne qui confirme ce que Dieu avait déjà annoncé à Josué auparavant : YHWH a bien livré tout le pays entre les mains des fils d’Israël. Remarquons également que ce rapport des espions, aussi bref soit-il, semble très différent de celui des explorateurs envoyés par Moïse en terre promise : les espions de Josué ne disent rien de la qualité du pays et bien peu de ses habitants en dehors de Rahab. Par contre, ils confirment que Dieu a bien livré le pays aux fils d’Israël. De ce fait, leur propos a une portée décisive et agit à l’inverse de celui de leurs prédécesseurs : alors que le récit des premiers explorateurs avait dissuadé les fils d’Israël de partir à la conquête du pays, le récit des hommes de Josué met en route la conquête (Krause 2015, 419-422 ; Wray Beal 2019, 72-73).
Le récit ne rapporte pas ce que répond Josué. Toutefois, les paroles de ces hommes semblent lui apporter l’assurance qui lui faisait défaut jusqu’à présent. Le lendemain, il décide le départ de tous en vue de traverser le Jourdain (3,1). Non sans ironie, c’est finalement la parole de Rahab, la prostituée cananéenne, rapportée par deux espions incompétents, qui donne à Josué le courage nécessaire pour avancer. Lors de la chute de Jéricho, Josué respectera l’alliance conclue entre Rahab et ses hommes, et lui accordera encore davantage (6,16-27) : elle et sa maison habiteront désormais parmi les fils d’Israël « jusqu’à ce jour ».
Ainsi, cet épisode remplit au moins trois fonctions. Premièrement, dans le monde du récit, il donne l’impulsion décisive pour la mise en route de la conquête de la terre promise et fait donc le lien entre la promesse du don de la terre et son accomplissement. Cette impulsion passe par trois personnages qui se trouvent dans des situations que l’on pourrait qualifier de difficiles ou marginales. Celle de Josué d’abord, qui semble manquer de courage au moment de passer à l’action. Cependant, cette faiblesse humaine n’entache pas la perception que le lecteur peut avoir du successeur de Moïse. Au contraire, face à une telle mission, qui ne faiblirait pas ? L’empathie du lecteur pour Josué se trouve d’autant plus renforcée que cette faiblesse lui donne l’occasion de lire l’histoire de Rahab et, qu’à l’issue de cette lecture, le Jourdain est franchi. D’autre part, ce sont des espions caractérisés comme totalement incompétents, mais honnêtes, qui rapportent les paroles de Rahab. Sans eux, et leur loyauté, la conquête n’aurait peut-être pas été entreprise. Enfin, Rahab, celle qui prononce les paroles décisives, est présentée comme une étrangère et une prostituée, deux éléments qui la placent du mauvais côté, celui des rejetés, des marginaux et, en tant que Cananéenne, des vaincus.
Deuxièmement, du point de vue du lecteur, ce récit contribue à caractériser YHWH comme le véritable maître des évènements, reconnu comme tel même par une prostituée cananéenne.
Troisièmement, le personnage de Rahab donne une dimension universelle à la foi en YHWH. En effet, ce récit présente deux Israélites faisant alliance avec une Cananéenne, qui plus est une prostituée… Or, les Israélites ne sont-ils pas censés ne pas faire alliance avec les Cananéens ? D’autant que le récit de Nb 25,1-5 relatant la mésaventure du Baal de Péor, convoqué par la mention de Shittim, apparait comme un arrière-plan menaçant. Pourtant, rien dans le récit n’indique que YHWH condamne l’attitude de Rahab et son accueil parmi les fils d’Israël. Au contraire, son plan est couronné de succès et le chapitre 6 indique que son clan est intégré à Israël, ce qui est difficilement concevable si cela allait contre la volonté de YHWH. Ainsi, ce récit laisse entrevoir la possibilité d’une intégration des nations à Israël, pour quiconque reconnaît la souveraineté de YHWH et du peuple élu[20].
6 Ouverture : la réception de la figure de Rahab
La réception de la figure de Rahab est conséquente, tant dans la tradition juive que dans la tradition chrétienne[21]. La prostituée de Jéricho est ainsi proposée comme exemple de foi, dès le Nouveau Testament, dans l’épître aux Hébreux, à côté de diverses figures de l’histoire d’Israël (He 11,30-31) :
Par la foi, les remparts de Jéricho tombèrent, après qu’on en eut fait le tour pendant sept jours. Par la foi, Rahab, la prostituée, ne périt pas avec les rebelles, car elle avait accueilli pacifiquement les espions.
Propre à réconcilier ceux qui mettent en avant la foi, mais aussi ceux qui privilégient les oeuvres, Rahab est citée comme exemple de justice, à côté d’Abraham, dans l’Épître de Jacques (Jc 2,24-26) :
Vous constatez que l’on doit sa justice aux oeuvres et pas seulement à la foi. Tel fut le cas aussi pour Rahab la prostituée : n’est-ce pas aux oeuvres qu’elle dut sa justice, pour avoir accueilli les messagers et les avoir fait partir par un autre chemin ? En effet, de même que, sans souffle, le corps est mort, de même aussi, sans oeuvres, la foi est morte.
Dans l’Évangile de Mathieu, Rahab est la mère de Booz, le futur mari de Ruth : « Salmon engendra Booz, de Rahab » (Mt 1,5). Elle fait partie des cinq seules femmes citées dans la généalogie de Jésus : Tamar, Rahab, Ruth, Bethsabée et Marie. Or toutes ces femmes ont pour point commun d’avoir toutes joué « un rôle personnel extraordinaire dans l’histoire d’Israël, et plus précisément l’histoire dynastique » (Laurentin 1982, 400 ; dans le même sens Nolland 1997, 538-539 ; Weren 1997, 296-301), et cela dans des circonstances difficiles impliquant une certaine prise de risque, non sans surprises et retournements. On peut aussi observer que, dans ces récits, les personnages et le lecteur à leur suite sont invités à voir au-delà des préjugés et des apparences défavorables. La présence de ces femmes dans la généalogie de Jésus prépare ainsi la mention de Marie (Mt 1,16). Elle aussi vit une situation périlleuse et difficile, puisque, comme Tamar ou la femme d’Urie, elle risque d’être accusée d’adultère, du moins si l’on se fie aux apparences. Comme pour ces quatre femmes, la situation problématique ou périlleuse que vit Marie se termine bien.
Une tradition juive fait un lien supplémentaire entre Rahab et Tamar (Ginzberg 1969,36-37) : les deux fils de Tamar auraient été les deux espions envoyés par Josué à Jéricho, et le cordon de fil écarlate que Rahab noue à sa fenêtre (Jos 2,18) serait le cordon que la sage-femme avait passé au poignet de Zara pour distinguer les enfants selon leur ordre d’arrivée (Gn 38,28). Une autre tradition juive, attestée notamment en Meguillah 14b (Moatti-Fine 1996, 31 ; Rösel 2011, 53 ; Wazana 2019, 44), raconte que Rahab épouse Josué et devient l’ancêtre de prophètes et de prêtres, dont la prophétesse Hulda.
Dans la tradition chrétienne, la cananéenne Rahab devient, chez les Pères de l’Église, le symbole de l’Église issue des nations (Daniélou 1949). Clément de Rome, dans son Épître aux Corinthiens 12,7, va jusqu’à voir dans le cordon de fil écarlate une préfiguration du sang sauveur du Christ (Moatti-Fine 1996, 31). Rahab apparait alors comme la figure de l’humanité pécheresse sauvée par la miséricorde du Christ.
Appendices
Note biographique
Catherine Vialle est enseignante-chercheuse à l’Université Catholique de Lille où elle enseigne l’Ancien Testament et l’hébreu biblique. Ses recherches s’attachent aux récits bibliques travaillés selon l’approche narrative, à l’anthropologie biblique et à la théologie biblique. Elles abordent également des sujets transversaux, tels l’étude des personnages féminins, l’herméneutique du texte biblique et la place de l’animal dans la Bible et la pensée chrétienne. Parmi ses publications récentes : L’arbre (Ce que dit la Bible sur…), Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2016 ; La miséricorde dans la Bible (Cahiers Évangile 178), Paris, Cerf, 2016 ; Abimélek ou l’homme qui voulut être roi (Juges 9) (Péricopes 2, Lessius), Namur, Éditions jésuites, 2018 ; « Des femmes fatales dans la Bible ? L’archétype de la femme tentatrice et séductrice », dans Élisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauraine Savoy (dir.), Une bible des femmes, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 55-74 et avec J.D. Macchi, « Samson ou la virilité tragique », dans Denis Fricker et Élisabeth Parmentier (dir.), Une Bible. Des hommes, Genève, Labor et Fides, 2021, p. 53-78.
Notes
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[1]
Avec Thamar, Ruth, « la femme d’Urie » et enfin Marie (Mt 1,1-17).
-
[2]
Pour un état de la question, voir en particulier Lebahr Hall (2010, 28-45) — une étude qu’elle consacre à la caractérisation du personnage de Josué dans les 11 premiers chapitres du livre. Voir aussi Butler (2014, 233-267).
-
[3]
Les traductions sont de la TOB (2010). Quant à lui, cet article se base sur le Texte Massorétique, édité dans la Biblia Hebraica Stuttgartensia (Kittel et al. 1997). Sur les textes et versions, voir en particulier l’état de la question dressé par Butler (2014, 31-40).
-
[4]
C’est aussi le portrait du lecteur idéal du Psautier, tel qu’il est présenté en Ps 1 (Wray Beal 2019, 62-63).
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[5]
De son côté, Wénin (2012, 112-115) met l’accent sur le décalage entre ce qu’annonce Josué et la réalisation du projet, tout en montrant la continuité temporelle des chapitres 2 à 8.
-
[6]
C’est ainsi que J. Van Seters considère l’histoire de Rahab comme une addition au récit deutéronomiste de la conquête, introduite dans le but de lui donner une portée plus universaliste. Cité par A. Toczyski (2018, 98).
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[7]
Il convient toutefois de ne pas majorer cet élément : la mention de « trois jours » peut aussi signifier une courte période de temps, autrement dit « quelques jours » (Lebhar Hall 2010, 34-35 ; Wray Beal 2019, 64).
-
[8]
Toutefois, certains commentateurs considèrent que l’initiative de Josué est dans l’ordre des choses, étant donné le contexte de la conquête. Josué agirait ainsi en tant que général avisé (Butler 2014, 254 ; Wray Beal 2019, 76) et digne successeur de Moïse (Lebhar Hall 2010, 32-34). Mais alors, comment expliquer les nombreuses exhortations à être courageux adressées à Josué, et le fait que c’est bien la confession de foi de Rahab, qui le pousse à entreprendre la conquête ? De plus, l’apport des espions n’apparait pas au niveau stratégique, ce qui conduit à s’interroger sur la fonction d’un tel récit qui n’est a priori pas nécessaire à l’intrigue.
-
[9]
Butler (2014, 252) propose un schéma légèrement différent avec deux niveaux de complication : exposition (v. 1) ; complication (v. 2) ; tournant (3-6) ; résolution (v. 7) ; nouvelle complication (v. 8) ; tournant (9-20) ; résolution finale (v. 21-23) ; situation finale (v. 24).
-
[10]
En hébreu, ces deux noms sont très proches puisqu’on passe de Hôšē‘a à Yehôšû‘a, deux formes qui se différencient surtout par l’ajout d’un yod qui peut être vu comme une forme brève de YHWH dans Josué. On passe ainsi d’un nom qui signifie « qu’il sauve » à un nom que l’on peut traduire par « que YHWH sauve ».
-
[11]
Il s’agit du participe masculin pluriel, au piel, du verbe rgl qui, au qal, signifie « calomnier », et au piel, « calomnier » ou encore « explorer », « espionner » (Brown, Driver, Briggs 2003, 920).
-
[12]
ḥrš est employé ici au sens adverbial. Mais il s’agit de la seule occurrence en ce sens. En revanche, on trouve un verbe ḥrš qui signifie « être silencieux », « être sourd ». Par ex. Ps 28,1 ; 50,3 et un adjectif ḥrš que l’on traduit par « sourd » (Brown, Driver, Briggs 2003, 361).
-
[13]
Zakovitch (1990, 85-86) formule l’hypothèse que ce serait Rahab elle-même qui aurait prévenu le roi de Jéricho. Cependant, aucun élément dans le texte ne vient confirmer cette hypothèse. Au contraire, comment comprendre le v. 4 dans lequel Rahab affirme ne pas savoir d’où venaient les hommes, si c’est elle qui a prévenu le roi ? Et surtout, comment comprendre que les hommes du roi la croient ?
-
[14]
Mais on rencontre un certain Rehavyah, « YHWH est grand », en 1 Ch 23,17, ce qui permet de penser que Rahab était peut-être, à l’origine, un nom théophore. « Le nom de Rahab a pu comporter un élément théophore, probablement le nom d’un dieu associé à la fertilité, peut-être le dieu lune Erah/yerah » (Bodi 2015, 210).
-
[15]
« Josèphe parle (AJ V,7) de katagōgion, une ‘‘hôtellerie’’ où les espions vont diner, suivant probablement une tradition palestinienne que l’on trouve dans le Targum et adoptée par Rachi et d’autres commentateurs juifs » (Moatti-Fine 1996, p. 100 ; voir également Sherwood 2006, 48 ; Toczyski 2018, 73-75).
-
[16]
On constate même que Rahab relate la sortie d’Égypte dans des termes très proches de ceux de la finale du Cantique de Moïse (Ex 15,14-16) (Boling 1982, 147-148 ; Wénin 2012, 122-123).
-
[17]
On retrouve aussi cette formule en 1 R 8,23 qui fait partie du discours du roi Salomon au moment de l’inauguration du Temple de Jérusalem. Salomon est alors situé dans la succession de Rahab par cette affirmation de foi.
-
[18]
Le mot ḥesed peut être traduit de différentes manières et n’a pas d’équivalent exact en français. Il signifie « loyauté », « pitié », miséricorde » et même « amour ». C’est aussi un terme qui évoque la fidélité dans le cadre d’une alliance, et qui peut être attribué à Dieu lui-même (Ex 20,6 ; Dt 5,10). En Jos 2, le contexte étant celui d’une alliance, le sens de loyauté a semblé le plus approprié (Wray Beal 2019, 83).
-
[19]
Les espions, au v. 18, ne mentionnent pas les soeurs de Rahab tandis qu’elle le fait dans son énumération (v. 13). Le texte donne ainsi, subtilement, à entendre un point de vue de femme, pour lequel les soeurs comptent, et un point de vue d’homme, pour lequel, en dehors de la mère, les filles ne comptent pas.
-
[20]
Dans ce sens : « Ainsi, au moment même où le peuple de Dieu, ‘‘élu’’ d’entre les nations selon sa plus solide tradition, entreprend de se donner une figure historique et d’affirmer sa place parmi les autres peuples, le cas de Rahab manifeste la disposition de ce même peuple à s’ouvrir à des étrangers, à des Cananéens (au point qu’Ézéchiel ne verra plus que cette origine cananéenne dans l’histoire d’Israël : Ez 16,3). Prélude à une doctrine : celle de l’universalité du salut, qui sera peu à peu enseignée par les prophètes (Soph 3,9 ; Is 19,18-25 ; Ml 1,11 ; Za 8,23 ; Jonas) et franchement déclarée à partir de l’Évangile (Mt 8,11-12 ; 28,18-20 ; Ac 13,46-47 ; 15,7-20 ; 1 Tm 2,4) » (Auzou 1964, 69). On remarque également que la thématique de l’intégration d’étrangers au peuple d’Israël se retrouve un peu plus loin dans le livre de Josué, lors de l’épisode des Gabaonites (9,1-27), qui possède une structure similaire et de nombreux traits communs comme le démontre L.D. Hawk. Entre ces deux épisode, l’histoire d’Akân (7,1-26) décrit un mouvement inverse, puisqu’il s’agit d’un Israélite qui est expulsé et lapidé hors du camp (Hawk 2000, 23-33 ; Wazana 2019, 42). Par ailleurs, Krause (2015, 422-425) considère qu’on peut voir Jos 2 comme prenant véritablement le contrepied de Nb 25,1-5.
-
[21]
Voir à ce sujet, la monographie de Toczyski (2018).
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