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La participation politique des islamistes du Parti de la justice et du développement (PDJ) est le fruit d’un long processus historique qui remonte au début des années 1980, quand d’anciens membres de la Chabiba islamiya (Jeunesse islamique) ont décidé de rompre avec les principes idéologiques de l’islamisme radical. Ce dernier désigne un groupe religieux dont l’idéologie est produite pour servir son projet consistant à établir un État islamique, ainsi qu’à appliquer strictement les règles de loi islamique au sein de la société. Cependant, le projet politique de la Chabiba islamiya était voué à l’échec en raison de la stratégie sécuritaire adoptée par le régime politique marocain. Celle-ci a obligé une partie des membres de ce mouvement islamiste de renoncer à leur radicalité politique et de choisir la participation dans le cadre de la légalité. Dans cette stratégie de participation, leur objectif était de devenir une force partisane tout en se refaçonnant une identité politico-idéologique, adaptée aux principes d’organisation du champ institutionnel marocain. Leur intégration dans le champ politique a été déterminée par une série de conditions, notamment la nécessité d’accepter la légitimité religieuse de la monarchie marocaine. C’était en effet la principale condition mise de l’avant par le régime marocain pour permettre à l’opposition islamiste d’exercer légalement l’action politique.

Cette étude a pour objet le passage des islamistes du PJD au réformisme et au pragmatisme politique à l’aune d’une approche sociohistorique. L’objectif étant de démontrer comment les islamistes du PJD sont devenus modérés, et d’observer si le pragmatisme politique de ce courant islamiste a véritablement encadré la sortie de la Chabiba islamiya de la vision radicale de la société – Hakimiyya (la souveraineté de dieu) – vers une vision réformiste se manifestant par la formation d’un parti politique. Pour analyser le lien qui existe entre pragmatisme politique et stratégie réformiste, nous avançons deux hypothèses qui nous semblent fondamentales : d’une part, le pragmatisme politique est adopté par les islamistes du PJD uniquement pour garantir la réussite de leur stratégie réformiste. D’autre part, les transformations idéologiques et la stratégie réformiste du PJD sont encadrées par l’impératif religieux, qui sera déterminant quant au degré d’ouverture sur les valeurs de la démocratie libérale et de la modernité. Afin de valider ces deux hypothèses, notre travail sera centré sur la stratégie réformiste et le pragmatisme politique du PJD.

Pour ce faire, notre étude s’appuie sur des entretiens effectués avec les leaders et idéologues de ce parti. En outre, l’étude fait référence à un ensemble de documents et de travaux politiques définissant aussi bien l’idéologie de ce parti que celle du groupe d’al-Adl wal-Ihssane (Justice et Bienfaisance). Ce dernier est le plus important groupe islamiste marocain, et il rejette, contrairement au PJD, toute possibilité de s’intégrer dans le régime politique marocain. En faisant appel à l’analyse de l’idéologie de ce groupe islamiste ainsi qu’aux discours politiques de ses dirigeants, nous cherchons à comparer la modération idéologique du PJD avec la radicalité politique d’al-Adl wal-Ihssane. L’objectif de cette comparaison est de mesurer la fonctionnalité du pragmatisme politique engagé par le PJD par rapport à la nature du discours politique adopté par le groupe d’al-Adl wal-Ihssane. La confrontation du cas PJD à celui d’al-Adl wal-Ihssane est justifiée par la nécessité d’ouvrir de nouvelles perspectives d’analyse et d’élargir les frontières de notre étude sur l’évolution politique et idéologique du PJD.

Les islamistes de la Chabiba islamiya « La Jeunesse islamique » : de la clandestinité à la légalité

L’histoire politique du PJD ne peut être abordée sans tenir compte de la première expérience marocaine de l’islamisme radical : la Chabiba islamiya qui a été fondée clandestinement par Abdelkarim Moutiî en 1969 (Dialmy 2000, 5-27). Il est indispensable de souligner d’emblée que la Chabiba islamiya a constitué la référence et, en même temps, le cadre de socialisation politique de la grande majorité des membres fondateurs du PJD. Comme l’a bien noté Abdelilah Benkirane, membre fondateur de ce parti : « Nous étions membres de la Chabiba islamiya jusqu’à 1981 et nous avons évolué après le radicalisme des années précédentes. À l’origine, à la fin des années 70, nous n’étions ni un parti ni même un mouvement : nous étions un simple groupe de jeunes Marocains musulmans » (site internet du PJD 2020). C’est au sein de la Chabiba islamiya que l’islamisme radical marocain a évolué en empruntant ses ressources idéologiques à la pensée politico-religieuse des Frères musulmans. Les militants de la Jeunesse islamique affublèrent également leur organisation du nom de haraka (« le mouvement »), celui-ci évoque, selon Haoues Seniguer, un islam militant dynamique, tourné vers l’action sociale et politique, et non plus cantonné dans une stricte démarche spiritualiste ou apostolique (Seniguer 2013, 111-120).

Comme G. Kepel l’a bien expliqué, du milieu des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt, la tendance dominante, parmi les mouvements de réislamisation consiste à une relecture du schéma de Sayyid Qutb (Kepel 1991, 43). Effectivement, le projet idéologique de la Chabiba islamiya est marqué par une importante influence de la pensée de Sayyid Qutb[1], celui pour qui le jihad incarne le chemin indispensable pour établir un État islamique. Non seulement l’ouvrage de Sayyed Qutb, Maâlim fi Tariq (Jalons sur la route), a été en effet une référence idéologique pour les membres de la Chabiba islamiya, mais aussi « un guide d’action et d’orientation de notre engagement politique » selon Abdelatif Sedrati, membre fondateur du PJD (notre entretien avec A. Sedrati, Rabat, mars 2018). En contrepartie, le régime marocain a choisi la répression contre les membres de ce mouvement voulant déstabiliser le pouvoir monarchique. Après l’assassinat d’Omar Benjelloun (membre dirigeant de l’Union Socialiste des Forces Populaires) en 1975, le pouvoir a décidé de mettre fin aux activités politiques de la Chabiba en poussant son fondateur, A. Moutiî, à quitter le Maroc après sa mise en accusation par la justice marocaine.

Le bras de fer engagé par le régime marocain contre la Chabiba islamiya a véritablement porté ses fruits en conduisant certains membres de la Chabiba à abandonner le mouvement et à choisir la voie de la légalité. Selon A. Sedrati : « C’est dans la prison que nous (moi, Benkirane et d’autres amis) avons pris la décision de renoncer à la violence et d’emprunter la voie de la légalité. Notre objectif était de constituer un parti politique » (ibid.). En fait, les membres de la Chabiba islamiya étaient conscients de l’inutilité de leur affrontement politique avec le pouvoir monarchique. De surcroît, le régime marocain ne permet jamais à l’opposition islamiste d’accéder au champ politique, sauf si elle accepte les règles du jeu politico-institutionnel, notamment la reconnaissance de la commanderie des croyants. C’est ce qu’a montré le roi Hassan II lorsqu’il déclarait « tant qu’ils (les islamistes) n’auront pas manifesté un schisme ou une hérésie et qu’ils se conformeront aux lois et aux règles de l’État, je n’interviendrai pas » (Le Matin du Sahara du 01/06/1996). La révision de la référence idéologique devient une urgence. Pour avoir accès au champ politique, l’unique occasion s’offrant à eux est de « choisir le travail au sein des institutions et s’engager dans le processus de participation politique », selon les explications de A. Benkirane, membre fondateur du PJD (Talidi 2018, 310).

En 1987, les déclarations de Benkirane ainsi que ses lettres au ministre de l’Intérieur, Driss Basri, reconnaissent que le caractère « islamique » du régime est désormais moins un obstacle qu’un atout de poids pour la stabilité du pays et la pérennité du mouvement islamiste (Seniguer et Zouaoui 2020, 77-95). Dans son livre al-ḥaraka al-islāmiya wa masʾalat al-mnhāǧ (Le mouvement islamique et la question de la méthode), A. Benkiran définit le contenu des révisions doctrinales entamées par les héritiers de la Chabiba islamiya comme suit :

  • La reconnaissance de l’identité religieuse de l’institution royale comme gage de stabilité politique au Maroc,

  • L’abandon de la clandestinité et l’option pour la légalité,

  • L’indépendance des moyens de financement (Benkirane 1999, 57-60).

Les anciens membres de la Chabiba islamiya ont abandonné la violence et la clandestinité grâce à leur choix de participation à la vie politique. En témoigne leur communiqué publié dans le journal arabophone Ar-Raya (Étendard) du 10/02/1992 dans lequel ils justifièrent la nécessité de changer le nom de la jam’a islamiya (Groupe Islamique), qu’ils avaient créée au début des années 1980, en faveur d’une nouvelle dénomination très significative : harakat al-islah wa at-tajdid (Mouvement de la Réforme et du Renouveau). Le communiqué de ce mouvement précisait également que « la rénovation vise pour nous le changement des pratiques des musulmans et leur compréhension des préceptes de la religion » (communiqué cité dans Tozy 1999, 237). C’est au prix d’une rupture avec la radicalité politique que les anciens membres affichent leur volonté de réforme et de rénovation.

La naissance du Mouvement de la Réforme et du Renouveau confirme la prédisposition des membres de la Chabiba à présenter des concessions idéologiques dans le but de s’intégrer dans le champ politique. C’est dans cette perspective que s’inscrivent leurs négociations avec le docteur Al-Khatib, le père fondateur du Mouvement Populaire Démocratique et Constitutionnel (MPDC), afin de rejoindre son parti. L’objectif du congrès extraordinaire de ce parti, tenu en 1996, était l’intégration des anciens membres de la Chabiba islamiya dans le MPDC. Mais c’est le congrès ordinaire de 1998 du MPDC qui allait constituer une étape fondamentale du processus d’institutionnalisation de l’islamisme modéré marocain. C’est en effet lors de ce congrès que les anciens membres deviendront les fondateurs d’un nouveau cadre partisan, c’est-à-dire le Parti de la justice et du développement.

En raison de leur vision pragmatique de la participation politique, les islamistes du PJD s’imposent dans le champ politique à travers une logique réformatrice qui rompt avec le choix révolutionnaire et la radicalité politique. Il en résulte que leur désir de constituer un parti politique et d’exercer l’action politique légitime les a obligés à ajuster leur projet idéologique aux règles du jeu politique. Ainsi, explique Benkirane, « sans la participation au jeu politique, le mouvement islamique s’exclut de lui-même […]. Pourtant, lorsque nous participons, nous sommes protégés par le droit [qânûn] » (Belal 2009, 59-74).

Cette nouvelle orientation renvoie à une série de révisions doctrinales qui témoignent de l’aptitude des anciens membres de la Chabiba islamiya à remettre en cause l’islamisme radical qu’ils ont embrassé. Ce sont notamment les écrits de Khalis Jalabi sur (l’autocritique des mouvements islamiques) qui ont contribué à leur ouverture idéologique (Yatim cité dans Moutaki 2009,34). Selon la pensée de Jalabi, l’autocritique constitue une solution incontournable pour tourner la page de la radicalité et percer à l’horizon de la modération. Cette solution permet aux islamistes de découvrir les inconvénients de leur dogmatisme doctrinal.[2] En outre, les écritures ainsi que les rencontres avec des penseurs islamiques comme le Koweïtien Abdellah Neffissi et le Soudanais Hassan Tourabi ont considérablement orienté le processus de révision doctrinale entamé par les anciens membres de la Chabiba islamiya au début des années 1980 (Othmani cité dans Talidi 2010, 57-74)[3]. Dans cet ordre d’idées, nous évoquons aussi les contributions du premier journal lancé par ces anciens membres de la Chabiba en 1987, intitulé al-islah (la Réforme), qui comportait un dossier permanent portant le même nom que le dossier préparé par le magazine qatarien Al-Oumma (la communauté/nation) : « Où est l’erreur/le déséquilibre ? Un dossier qui fut consacré à la critique des parcours du mouvement islamiste, mais cette fois-ci, dans le cadre du Maroc » (Fadil 2014, 232). Rappelons que pendant cette période plusieurs mouvements islamistes ont connu des mutations de fond, on évoque à titre d’exemple le mouvement d’Ennahda (Renaissance) en Tunisie[4].

L’objectif qu’avaient ces islamistes est de sortir de la clandestinité et d’exercer une action politique légitime par le biais d’une stratégie politique fondée essentiellement sur la notion d’al islah (la réforme). En témoigne le nom qu’ils donnent à leur nouvelle formation partisane (Justice et Développement) qui relève d’un choix idéologique, et qui a pour objectif de promouvoir l’image d’un parti islamiste réformateur et modéré. Pour Abdeslam Ballaji, membre fondateur du Parti de la justice et du développement, « les membres de ce parti ont choisi le label “Justice et Développement” parce qu’il correspond aux valeurs et principes constitutionnels du régime politique marocain » (notre entretien avec A. Ballaji, Rabat, mars 2018). Ce label de « justice et développement » permet à leur projet politique de s’autodésigner et de déterminer aussi leur référence idéologique. En effet, les anciens membres de la Chabiba islamiya cherchent à se positionner sur l’échiquier politique pour normaliser ou clarifier, a contrario, leur positionnement aux yeux de tous (Seniguer 2012, 603-633). En même temps, il est question de réfuter certains discours politiques mettant en cause la volonté de rupture avec la radicalité politique.

Idéologie réformatrice et pragmatisme politique du PJD

L’idéologie réformiste d’inspiration religieuse qu’utilisent les islamistes du Parti de la justice et du développement renvoie à une volonté de réformer l’ordre social marocain. Elle contient ainsi des représentations culturelles nouvelles que Mohamed Yatim juge nécessaires pour prendre une distance vis-à-vis de ce qui est négatif dans les expériences sociales et culturelles de la société islamique. Pour ce membre et théoricien influent du PJD : « le but ultime est de transformer l’Homme en acteur actif capable de contribuer à la refondation de notre système socioculturel » (Yatim 2012, 81). À l’instar de nombreux mouvements islamistes, les membres du PJD utilisent toutes les capacités pédagogiques dont ils disposent. En fait, la prédication et l’éducation ont constitué des techniques de mobilisation utilisées par ces membres pour mobiliser les citoyens en faveur de leur projet de « reconstruction islamique qui suppose un très grand effort par le bas, et qui s’intéresse notamment à ce qui est spirituel. Nous ne devons pas oublier que la mission principale de notre mouvement est de réformer la société, pour mettre fin à notre retard historique et civilisationnel » (Yatim 2017, 49). En ce sens, la mobilisation socioculturelle est une composante de la stratégie réformiste du PJD, car elle fournit aux membres de ce parti les moyens pour islamiser la société à travers une logique de réforme ascendante.

Pour Saâddine El Othmani, membre fondateur du PJD, l’action réformiste est destinée à « réformer ce qui nous semble relatif dans la tradition islamique et conserver ce qui est absolu, c’est-à-dire fondamental dans la religion » (El Othmani 2011, 112 et 184). Dans ces conditions, les limites tracées entre ce qui est relatif et absolu dans la tradition islamique déterminent son mode de réappropriation par les membres du PJD. Cette stratégie réformiste repose sur deux notions fondamentales : al-islah (réforme) et al-tajdid (renouvellement) qui appartiennent historiquement aux lexiques de la pensée politique arabe de la Nahda (Renaissance arabe du XIXe siècle) et du courant du salafisme-réformiste. À partir de l’idée de l’islah (réforme), qui renvoie à toutes les valeurs positives que véhicule la religion, les islamistes du PJD prétendent devenir des réformistes. Leur réformisme est une réaction contre une modernité avortée, au nom des principes islamiques qui trouvent leur illustration dans le nom de ce parti (Justice et Développement). De ce point de vue, on peut parler aussi d’une tentative de modernisation qui, selon François Burgat, suit une terminologie et une symbolique différentes de celles qui sont en cours en Occident (Burgat cité dans Milot 1998,153-178).

Pourtant, la distinction entre les éléments stables de l’Islam et les éléments flexibles sont encore largement arbitraires, à tout le moins mal définis, et surtout elles ne reçoivent pas l’assentiment de tous (Krämer 2004, 131-143). Il s’ensuit que la stratégie réformiste telle qu’elle a été définie par les islamistes du PJD risque de déboucher sur une conception très restreinte de la modernité. En effet, selon O. Roy, l’islamisme, même s’il dispose de toute une démarche intellectuelle qui s’efforce de penser la modernité, finit par s’aligner sur cet « imaginaire politique islamique traditionnel » (Roy cité par Martin Munoz 1998, 60-62). Cette distinction suppose donc un grand effort d’interprétation des textes religieux (ijtihad) afin de donner au flexible de la tradition islamique un sens qui correspond aux exigences propres à chaque époque.

La stratégie réformiste du PJD implique des enjeux idéologiques et intellectuels concernant la façon de réformer le flexible dans la tradition islamique et, d’inscrire des valeurs modernes et démocratiques dans un cadre religieux. Leurs tentatives de réconciliation entre l’ouverture sur les valeurs modernes et démocratiques avec le maintien de la référence islamique demeurent difficiles du fait de l’incapacité des islamistes modérés à surmonter le dilemme évoqué déjà par Alain Roussillon : « comment peut-on être, à la fois, un parti “local” et un parti comme les autres, en étant le porteur d’un message et d’une obligation se voulant, somme toute, universelle ? » (Roussillon cité dans Ferrié 2006, 1-32). C’est ainsi que la modération des islamistes du PJD est mise à l’épreuve puisqu’elle était souvent conçue en termes de processus complexe et évolutif (Schwedler 2007, 56-61). Or, ce qui importe aussi, d’un point de vue sociologique, c’est de savoir que les militants du PJD se considèrent comme étant des acteurs réformateurs dont l’engagement passe primo, par une mise en valeur de la tradition islamique rénovée et, secundo, par une interprétation idéologique du label « Justice et Développement » adaptée aux exigences de leur intégration dans la vie politique marocaine. C’est ce que nous remarquons dans le statut du Parti de la justice et du développement qui s’identifie comme « un parti politique national qui vise, à partir de sa référence islamique et dans le cadre d’un régime monarchique reposant sur la monarchie constitutionnelle démocratique, à contribuer à l’établissement d’un Maroc moderne et démocratique » (Le statut du Parti de la justice et du développement [publié par le parti] le 09/12/2017, Rabat, 1).

Le label « Justice et Développement », qui puise sa meilleure explication dans la référence islamique, apporte une dimension religieuse exploitée par les islamistes dans leur combat politique et leur stratégie de démarcation partisane. Ces mots marqueurs (« Justice » et « Développement ») signalent la tendance réformiste dont se réclament les membres du parti (Steuer, Yankaya et Zouaoui 2019, 145-163). Les aboutissements de la pensée réformiste du PJD constituent, en fait, des mécanismes de transformation de l’islam politique marocain dont l’idéologie est révélatrice des objectifs politiques poursuivis par les islamistes modérés. Les programmes électoraux et les références doctrinales leur ont permis d’occuper la vie politique en élaborant leur projet réformiste à partir de catégories de vision proprement politiques et partisanes (Offerlé 1987,37). Il s’ensuit que les membres du PJD ont trouvé dans la rhétorique réformiste une ressource déterminant leur positionnement idéologique, et en même temps témoignant de leur rupture avec une référence religieuse dogmatique.

À cet égard, il convient de souligner les effets politiques des attentats de Casablanca du 16 mai 2003 qui ont poussé le Parti de la justice et du développement à modifier son comportement politique, et à présenter de nouvelles concessions idéologiques illustrées notamment par les conclusions de son 5e congrès national tenu en 2004. En fait, ce congrès a été une occasion pour le PJD de se définir comme « un parti ouvert à tous les Marocains à condition qu’ils partagent les valeurs politiques du parti » (Le papier doctrinal du 5e congrès national du PJD, Rabat, avril 2004, 15). Cette prétention à devenir un parti politique s’explique d’abord par les conséquences politiques des attentats de 2003, et ensuite par l’intérêt stratégique que représente la nécessité de rompre graduellement avec le caractère religieux de la structure partisane. Ces attentats ont constitué une période critique pour ce parti parce qu’il sera publiquement accusé par les autres partis politiques, notamment ceux de la gauche, d’en être responsable moralement.

En réponse à ces accusations, les membres du PJD ont réitéré leur engagement envers « al- wassatiya », qui désigne « l’islam du juste-milieu et qui s’oppose à la radicalité religieuse et à toutes sortes de pratiques ou pensées dogmatiques et extrêmes » (ibid.). Il importe de rappeler qu’al-wassatiya est une idée théologique qui renvoie à une certaine vision réformiste des islamistes du PJD. Elle est cautionnée juridiquement par Fiqh maqâsidî (la jurisprudence téléologique) d’Abu Ishaq Al-Shatibi (jurisconsulte musulman mort en 1388) qui privilégie une interprétation modérée du texte religieux à une lecture radicale. Et c’est Ahmed Raissouni, théoricien influent du PJD, qui a actualisé les idées de Shatibi pour contribuer à l’évolution de la pensée politique du PJD. Pour A. Raissouni, la réussite du projet de la réforme sociale et politique du parti, exige désormais une lecture très modérée de la tradition islamique qui prend en compte la maslaha (intérêt) de la Oumma (la nation) (Raissouni 1995,30). C’est grâce à l’adoption des principes du Fiqh maqâsidî que les islamistes du PJD ont développé leur stratégie réformiste. Ils en ont dégagé les principes constitutifs de leur rationalité discursive qui est aussi productrice de ce que Walter Bagehot a appelé une « modération animée » dans Physics and Politics (1872), c’est-à-dire une forme de modération qui éliminait rigidité et dogmatisme (Craiutu 2014 793-802).

La défense de la mâslaha (intérêt) de la société pousse les dirigeants du PJD à s’ouvrir à d’autres courants idéologiques pour promouvoir son image réformatrice. Ainsi, le PJD noue une alliance avec le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) pour former une coalition gouvernementale en 2011 et en 2016. Pour le secrétaire général du PPS, Nabil Ben Abdellah, « nous avons accepté de participer au gouvernement à côté du PJD parce que nous partageons avec ce parti certains objectifs. Par exemple, les deux partis (PPS et PJD) défendent les valeurs de justice sociale et de solidarité » (site du PPS 2020). En acceptant l’alliance avec un parti de gauche, les dirigeants du PJD cherchent à transformer leur parti en un espace politique ouvert aux autres idées qui sont susceptibles de servir l’intérêt général (massalih al-oumma) (Chahir 2014 123-232). Les islamistes du PJD savent que la clé de leur victoire électorale réside dans l’alignement de leur programme électoral aux exigences du marché politico-électoral. Afin d’élargir sa base électorale, le parti change alors ses méthodes de mobilisation politique en plaçant les questions d’ordre économique et social au coeur de son programme électoral. Le Parti de la justice et du développement (PJD) tend ainsi à se positionner sur la scène politique comme « un parti qui a un réel projet de justice sociale, d’un enseignement fiable et d’une santé digne de ce nom, d’une fiscalité responsable et solidaire », comme le souligne Lahcen Daoudi, membre fondateur du PJD (Site du PJD 2020).

En s’investissant dans le champ politico-institutionnel, ce parti islamiste a sécularisé progressivement son programme électoral qui ne contient plus les revendications classiques de nature religieuse comme « l’appel à l’application de la charia ». La volonté de minimiser la présence des idées religieuses au profit de revendications économiques et sociales s’est vérifiée notamment dans son programme électoral de 2007 dont le titre était : « Ensemble, construisons le Maroc de la Justice ». Le PJD s’est donc transformé en parti politique et a modéré son programme afin d’augmenter ses chances au scrutin et de travailler pour des réformes sociales et politiques au sein du système politique, suite au lancement du processus de démocratisation contrôlé par la monarchie depuis la mise en place de l’alternance politique en mars 1998.

La modération idéologique du PJD versus la radicalité politique du groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance)

Alors que le PJD est inspiré par le pragmatisme, le parcours politique d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance) est étroitement associé à l’expérience politico-théologique de son fondateur A. Yassine. Sur le plan religieux, A. Yassine est, dans les années 1960, adepte de la confrérie mystique Bûshichiya, où il devient très écouté par son cheikh. Au début des années 1970, il quitte la confrérie, non pour un désaccord doctrinal avec le soufisme, mais par désir d’action politique. Cheikh Yassine peut être considéré comme l’unique idéologue de son groupe et l’un des plus importants de l’islamisme marocain (Tozy 2009, 63-81). L’intégration politique des deux partis est tributaire de leur position relative : le Parti de la justice et du développement s’était défini selon un choix politique qui l’oppose à la radicalité politique du groupe d’al-adl wal-ihssane qui ne reconnait pas la légitimité religieuse de la monarchie. Ainsi, l’identité idéologique des deux courants islamistes se distingue par leurs positions politiques à l’égard des règles institutionnelles du champ politique marocain.

En fait, l’opposition politique du groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance) se fonde politiquement sur un discours contestataire qui remet en cause la légitimité religieuse de la monarchie marocaine. Pour A. Yassine, le père fondateur de ce mouvement, le contrat de bei’a (allégeance), qui unit le Commandeur des croyants au peuple, devrait être dissous et remplacé par la moubaya, c’est-à-dire « une allégeance contractuelle » (Belal 2011, 137) qui permet aux musulmans de choisir librement le dirigeant qui sera chargé de gouverner la cité islamique selon les principes de la charia (loi islamique). Ceci contraste avec la position des membres du Parti de la justice et du développement qui ont adopté un discours loyal à l’égard de la monarchie. Leur but n’est plus de changer le régime de la Commanderie des croyants et son remplacement par un État islamique ; bien au contraire, ils considèrent ce régime comme un gage de stabilité politique au Maroc. En se posant en « défenseur de la monarchie », le PJD a refusé en effet de participer au Mouvement du 20 février[5] qui a été déclenché, suite aux événements du printemps arabe en 2011, car, selon les propos d’A. Benkirane, secrétaire général du PJD : « Le Maroc n’a pas d’avenir si nous entrons en conflit avec notre roi » (Tel Quel 15/03/2015). Les discours des dirigeants du PJD ne cessent, depuis la première participation aux élections législatives de 1997, d’avancer qu’ils sont conscients que la participation de leur parti doit être fonctionnelle dans la mesure où elle ne débouche pas sur une concurrence avec le Palais. Par conséquent, l’insertion progressive des islamistes du PJD dans le système politique semble avoir contribué à renforcer la légitimité de la monarchie et de la commanderie des croyants comme fondements du régime.

Par ailleurs, le groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance), qui a participé au Mouvement du 20 février, rejette toute forme de participation politique tant que les règles du jeu institutionnel ne sont pas démocratiques. Ainsi, explique Fathallah Arsalan, membre dirigeant de ce groupe,

la différence entre nous et le Parti de la justice et du développement est que ce dernier croit que la participation dans la vie politique est la meilleure occasion pour pouvoir réformer le champ politique, tandis que nous ne partageons pas cette conviction, parce que la situation politique actuelle n’est pas encore favorable à une éventuelle participation politique.

qudspress 2020

Depuis 1974, lorsque A. Yassine appela, par le biais d’une lettre, le roi Hassan II à gouverner conformément aux règles de l’islam, le groupe d’al-adl wal-ihssane a opté pour une « voie prophétique » qui inspire son engagement politique. De ce fait, c’est essentiellement à partir d’une vision invitant les adhérents et les gens du peuple à prendre conscience de leurs droits politiques (Dialmy 2000) que la lutte politique menée par ce groupe islamiste est définie comme une lutte destinée à instaurer les bases éthiques et religieuses d’un État islamique.

Le groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance) est investi de la grande aspiration appelée par A. Yassine al qawma islamiya (soulèvement islamique). Plus précisément, une action islamique qui vise à remplacer l’ordre politique existant par un autre ordre consolidant la présence des valeurs islamiques dans toutes les sphères de la vie sociale. À la différence de la stratégie réformiste du PJD, l’action politique et le projet idéologique d’al-adl wal-ihssane reposent sur la nécessité de la rupture avec les règles politiques et institutionnelles existantes. De leur point de vue, la réforme de la société ne peut être envisagée sous le commandement d’un pouvoir qui ne respecte pas la loi islamique. Le but principal de ce groupe est d’instaurer les règles islamiques de la justice sociale. La stratégie des islamistes d’al-adl wal-ihssane se démarque donc de la stratégie réformiste du PJD aussi bien par la nature de leurs finalités politiques que par leurs mécanismes de mise en oeuvre. Si le Parti de la justice et du développement a opté pour le pragmatisme politique pour réaliser sa stratégie réformiste, le groupe d’al-adl wal-ihssane a continué d’ancrer sa stratégie de conquête du pouvoir dans une tendance radicale qui refuse tout arrangement ou compromis avec le régime monarchique.

L’ambition politique affichée par les islamistes du PJD met en lumière la pertinence de la participation politique comme moyen de réformer la société selon une logique combinant modernisation sociétale et rénovation religieuse. En revanche, le groupe d’al-adl wal-ihssane, explique Nadia Yassine, la fille du fondateur du groupe, opte

pour un pacte islamique, ce qui se traduit en langage politique, par une Conférence nationale où l’on se mettrait d’accord pour avoir une Assemblée constituante […] Il n’y a pas de meilleure solution pour rester ensemble et unis qu’une Assemblée constituante pour avoir une nouvelle Constitution qui limite complètement les pouvoirs absolus du roi, parce que c’est là le verrou légal que nous avons.

Domingo del Pino 2006/2007,44-47

Il est évident que les deux forces islamistes ne portent pas la même conception de la participation politique, au contraire, leurs objectifs politiques impliquent des prises de position politique antinomiques.

En fait, les représentations que les membres du PJD se font de leur organisation islamiste reposent sur l’articulation stratégique entre modération et rénovation religieuse. Cela a permis au parti d’avoir un « profil de parti politique admis et bien considéré » (Aït-Aoudia et Dezé 2011, 631-657), tandis que le groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance) suit une orientation idéologique qui associe la participation politique à la condition de la mise en place d’un modèle islamique du pouvoir. Dans son ouvrage intitulé La voie prophétique (Al-Minhaj an-Nabaoui), A. Yassine a estimé que le but ultime de son groupe est de mettre fin au régime politique qui persiste depuis des siècles et qu’il considère illégitime. Ainsi, le groupe d’al-adl wal-ihssane critique la façon dont le roi occupe le rôle de commandeur des croyants, parce qu’il ne respecte pas les règles islamiques relatives à l’exercice du pouvoir. Selon A. Yassine, la réforme du régime marocain ne sera possible que lorsque le roi s’engagera à appliquer ces règles et s’il « se repentit comme a fait le calife Omar Ibn al Khattab » (Okacha 2007, 241). Or, le poids de la religion est très pesant dans l’influence de la norme islamique sur le projet politique des mouvements islamistes marocains. Les acteurs islamistes du PJD et ceux du groupe de la Justice et Bienfaisance s’attachent aux valeurs religieuses en lien avec le politique pour produire ainsi des effets idéologiques observables dans le fonctionnement de leurs actions politiques. De ce point de vue, l’interaction entre religion et politique constitue une règle majeure à laquelle obéit le travail politique des mouvements islamistes marocains.

Le processus d’intégration politique du PJD a effectivement provoqué des changements plus subtils dans le discours et les programmes électoraux adoptés par ses membres, mais le pragmatisme politique et la stratégie réformiste de ce parti continuent d’être encadrés par le respect de la référence islamique qui demeure une source d’inspiration. En dépit de la séparation organique entre le travail religieux et le travail politique effectuée par le parti en 2004, le caractère religieux de ce dernier n’a pas disparu, au contraire les structures du parti ne peuvent exister idéologiquement qu’au moyen d’un retour à la raison religieuse. Celle-ci sous-tend la stratégie réformiste du PJD dans la mesure où « l’ijtihad et la rénovation sont jugés nécessaires pour faire face aux défis de notre temps » (Le papier doctrinal du 8e congrès national du PJD, décembre 2017, 12). De ce fait, l’évolution doctrinale du PJD se nourrit de sa conception qui met la rénovation de la tradition islamique au service de la modernisation de la société.

Les documents politiques du Parti de la justice et du développement insistent constamment sur le fait que l’islam demeure une source normative qui encadre la réforme de la société. Selon le papier doctrinal du 8e congrès de ce parti, « l’adoption de la référence islamique émane d’une conviction profonde de l’importance que représente l’islam en tant qu’élément indispensable à la mise en place de notre projet de réforme » (ibid.). Le PJD appelle toujours au rétablissement de la religion à travers une action réformatrice, parce qu’il se considère comme « un mouvement de rénovation et d’ijtihad », précise A. Raissouni (Raissouni 2015,41). Nous avons déjà souligné que la stratégie réformiste du PJD se rapproche idéologiquement des idées du courant salafisme-réformiste qui a vu le jour, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec des penseurs comme Sayyid Jamal Al-Din Al-Afghani (1839-1871) et, Mohammed Abduh (1849-1905).

Afin d’affiner leur stratégie réformiste, les islamistes du PJD ont accepté d’emprunter à la démocratie occidentale ses mécanismes institutionnels. Cet emprunt s’inscrit dans une démarche pragmatique qui plaide en faveur du dialogue avec la civilisation occidentale, car « elle constitue aujourd’hui la porte principale de la civilisation contemporaine » (El Othmani 2011, 186). Cette idée a suscité quelques oppositions. En témoigne la réaction d’Ahmed Raissouni lors de sa mise en garde contre l’adoption des valeurs philosophiques et matérielles de la démocratie occidentale. Pour cet influent théoricien du PJD, l’essentiel étant que l’emprunt à la démocratie occidentale ne doit pas remettre en cause l’attachement du parti à la référence islamique (Raissouni 1995, 134). En d’autres termes, les islamistes du PJD choisissent un emprunt sélectif et contrôlé aux principes de la démocratie occidentale qui consiste à « accepter les règles du jeu démocratique, la procédure législative et le travail parlementaire à condition qu’ils ne s’opposent pas aux finalités générales de la loi islamique », comme l’observe Abouzaid El Mokrie El Idrissi, membre dirigeant du PJD (Talidi 2010, 85).

En ce sens, il convient de rappeler que l’idée du dialogue avec la démocratie occidentale constitue une des principales différences entre le PJD et le groupe d’al-adl wal-ihssane (Justice et Bienfaisance). Ainsi, Saâdeddine El Othmani, membre dirigeant du PJD maintient que « le dialogue avec l’Occident est nécessaire pour permettre aux musulmans de profiter de son expérience […] On doit savoir qu’en Occident existent encore des gens qui acceptent le dialogue avec les musulmans » (El Othmani 2011). En revanche, le père fondateur d’al-adl wal -ihssane, A. Yassine, estime que le fait de

communiquer avec une modernité occidentale bien du Nord, “montée” et “remontée” contre l’islam, relève de l’impossible lorsque l’on porte barbe, qu’on parle de Dieu et qu’on vient du Sud. L’islamiste parlant de Dieu est d’office accusé d’être fanatique, obscurantiste, attardé, terroriste et condamné d’emblée sans autre forme de procès.

Yassine 1998, 13

En fait, A. Yassine défend les principes d’une modernité « islamisée » qui repose sur le credo islamique et la loi islamique. Contrairement aux théoriciens du PJD qui ont accepté d’emprunter à la démocratie occidentale ses outils institutionnels, le leader du groupe Justice et Bienfaisance a élaboré une attitude radicale et critique vis-à-vis de cette modernité occidentale, en l’accusant d’être la source de la malédiction qui affecte le monde d’aujourd’hui. Pour A. Yassine, « les effets ravageurs de la modernité, grande productrice d’objets utiles et inutiles, transgressent les frontières et s’attaquent au patrimoine commun de l’humanité » (Yassine, 1998, 277).

Malgré son ouverture sur le modèle démocratique occidental, le discours politique des membres du PJD reste marqué par le rejet de certaines valeurs de la démocratie libérale. C’est notamment aux libertés individuelles et de croyance qu’ils s’opposent. On évoque ici les propos de Mustapha Ramid, membre fondateur du PJD, sur l’exercice des libertés individuelles par les citoyens :

En ce qui concerne l’exercice de ces libertés dans un cadre public, la plupart des législations l’interdisent au niveau mondial, y compris celles de quelques pays européens. Parfois, la police donne l’assaut contre des habitations dans le but de prendre en faute des citoyens. C’est de l’abus et c’est inacceptable. Mais dans le champ public, la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.

Tel Quel, 13/02/2018

Comme l’a bien montré W. Hallaq les mouvements islamistes sont des mouvements de nature morale qui critiquent non seulement l’injustice sociale et la corruption, mais aussi les valeurs morales de la modernité occidentale (Hallaq, 2013,19). Pour les membres du PJD, la défense de la moralité islamique constitue un moyen d’apparaître comme des défenseurs de la communauté musulmane (Oumma) (Amghar 2014, 15-25). La question morale demeure donc la pierre sur laquelle achoppe la stratégie réformiste du PJD.

Conclusion

Pour réaliser sa stratégie réformiste, le PJD a adopté une démarche pragmatique dont le but est de gérer aussi bien les contraintes de son intégration politique que le rapport de force qui l’oppose souvent au pouvoir politique. Nous avons évoqué à cet égard la gestion des effets politiques des attentats de 2003 par le PJD. On remarque que l’action politique et la stratégie réformiste du PJD ne trouvent leur cohérence que lorsqu’elles sont perçues sous l’angle du pragmatisme politique. Aussi, le pragmatisme prend-il en compte la nécessité d’une transformation idéologique de l’opposition islamiste, et les raisons politiques qui expliquent son intégration dans le champ institutionnel marocain.

Notre étude de l’évolution politique et idéologique du PJD met en lumière le caractère évolutif du mouvement islamiste. Plusieurs analyses ont été réalisées au sujet des transformations de l’islamisme. O. Roy soutient que les mutations de l’islamisme entrainent son intégration dans le jeu politique sur un mode plus proche de la démocratie chrétienne (Roy 1999, 11-30). Pour G. Kepel, elles sont l’indice du déclin de l’islamisme radical qui s’est accéléré depuis le milieu des années 1990 (Kepel, 2003, 22). Par ailleurs, le concept de « post-islamisme » développé par Assef Bayat dépeint la modération des islamistes en termes de critique interne de l’ « islamisme », avec un projet alternatif pour le dépasser (Bayat et Dayan-Herzbrun 2012, 43-53).

Toutes ces thèses peuvent sembler vraies, en fonction de la perspective privilégiée et des critères retenus. Il convient de souligner que la complexité des mutations du PJD provient essentiellement des contradictions auxquelles ce parti est régulièrement confronté. Ces contradictions émanent de la nature des équilibres qu’il doit entretenir entre la sécularisation de son programme politique et la nécessité de continuer à se présenter comme un parti d’obédience islamique. En fait, les transformations idéologiques du PJD n’évoluent que sous la tutelle de la référence islamique qui régule la dynamique de sa stratégie réformiste. Cette référence constitue la source principale qui renforce le conservatisme idéologique du Parti de la justice et du développement, et détermine la portée des changements qui peuvent être tolérés. Ceci explique que la stratégie réformiste de ce parti est chargée d’enjeux à la fois intellectuels et politiques. Il s’ensuit que la trame doctrinale du PJD est encore inachevée, parce qu’elle n’a pas réussi à mettre fin à l’ambigüité épistémologique qui caractérise souvent l’interprétation de la référence démocratique et libérale par les membres du PJD. En somme, analyser le PJD à travers la dynamique de sa stratégie réformatrice nous conduit à constater qu’il est pris au piège de son propre pragmatisme politique dans la mesure où il lui est difficile de relever les défis engendrés par cette dynamique. Les lacunes se mesurent d’ores et déjà par la façon dont les membres de ce parti défendent les valeurs de démocratie et de modernité.