La dissolution du sultanat ottoman est alors perçue comme un complot ourdi par les Occidentaux contre la Oumma islamique. Un complot initié par le nationalisme turc de Mustapha Kemal Atatürk qui proclama la fondation de la République de Turquie en 1923. Balayant d’un seul coup une entité politique qui incarnait le califat islamique depuis plusieurs siècles. C’est ainsi que les musulmans, et pour la première fois dans leur longue histoire, se sont retrouvés face à une quasi-absence d’autorité centrale chargée de gérer les affaires religieuses et les intérêts de la communauté (Filali-Ansary 2005, 90). En effet, « la dissolution d’une telle institution n’était pas chose aisée du moins pour ceux-ci qui y croient. Aussitôt après, dans plusieurs régions du monde musulman, une série de mouvements se sont donné l’objectif de la restaurer » (ibid). L’une des réactions les plus notables vis-à-vis de ce séisme historique dans le monde sunnite, quatre ans à peine après la chute du califat fut l’apparition des Frères musulmans en 1928 en Égypte dont le projet politique est univoque : le rétablissement de ce califat. Hassan al-Benna, fondateur et premier guide suprême des Frères musulmans, confirmait cette revendication en déclarant en 1939 devant ses fidèles : Plus tard, cette politisation excessive de la religion allait conduire les Frères musulmans à engager un bras de fer avec le régime monarchique égyptien. À la décision de dissoudre leur organisation par ce dernier, les Frères musulmans ripostaient par l’assassinat du premier ministre Mahmoud Al-Nukrashi (1948), accélérant ainsi un cycle de contestation armée au nom d’Allah. Sans tarder, le régime procédait à l’élimination du guide suprême Hassan al-Benna et à l’emprisonnement des hautes personnalités fréristes. Après le coup d’État de 1952 qui mit fin à la monarchie, les Frères musulmans se sont rapprochés des Officiers libres responsables du coup d’État, mais cette alliance ne dura pas longtemps. En effet, le divorce est prononcé juste après la tentative d’assassinat du président Nasser en 1954. Leurs visions politiques sont entrées en confrontation directe. En effet, La confrontation entre ces deux projets politiques aux visions plus ou moins idéalistes (panislamisme et panarabisme) fit subir aux disciples de Hassan al-Banna une nouvelle vague de répression qui força un grand nombre d’entre eux à se réfugier dans les pays musulmans voisins et en Occident. Curieusement, le déclin organisationnel des Frères musulmans en Égypte marque le début d’une période d’expansion de leur doctrine à l’échelle internationale (Mitchell 2007, 7). Le monde islamique, en particulier arabe des années 1960 et 1970, connaîtra l’émergence de plusieurs groupes islamistes qui reproduiront à leur manière l’expérience des Frères musulmans. Cela permit la mondialisation de la doctrine des Frères musulmans, de telle sorte que les écrits de Hassan al-Benna et de Sayyid Qutb sont devenus des références pour tous les mouvements islamistes (Fadil 2022, 10). Ces mouvements se sont adaptés à leurs contextes locaux en suivant des trajectoires différentes, malgré leur appartenance à la matrice doctrinaire des Frères musulmans. L’islamisme de la première génération, celle des années 1960 et 1970, subira plusieurs mutations qui donneront naissance à des organisations plus radicales, et d’autres plus modérées. Les « années quatre-vingt et quatre-vingt-dix vont apporter une nouvelle génération d’idéologues de l’islamisme [Tourabi au Soudan, Ghannouchi en Tunisie, Raissouni au Maroc, etc.] qui prendront leurs distances avec le référentiel traditionnel » (Mohamed Tozy 1999, 172). Ainsi, l’islamisme engendrait « ses propres idéologues qui négocient en son nom l’inscription dans la modernité » (ibid.) Et il inventait une nouvelle littérature qui s’appuie sur des concepts tels que le « parti politique », la « participation électorale » et la « démocratie …
Appendices
Bibliographie
- AitKabboura, Mounia (2001), « Les utopies résurrectionnistes radicales. Islamisme contre nationalisme », dans K. Fall, dir., Djihadisme, radicalisme et islamophobie en débat, Laval, Les Presses de l’Université Laval, p. 97-120.
- Al-Benna, Hassan, rasāʾil al-imām al-šahīd ḥasan al-Banna [Les Lettres de l’imam martyr Hassan Al-Banna], consulté le 20 octobre 2018. https://www.cia.gov/library/abbottabad-compound/BD/BD9016646485943DB0C28DD2846B548C%E2%8C%90%C2%BD%C6%92%E2%82%A7%CE%98%20%C6%92%CE%98%C2%A5%CE%A9%C6%92%CE%A9%20%C3%91%C2%BD%CE%B4%20%C6%92%CE%98%C3%A1%CE%B4%C6%92.pdf.
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- Fadil, Mohamed (2022), Le parrain et les héritiers : Une sociologie de l’islamisme au Maroc (préface de Pierre-Jean Luizard), Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
- Ferjani, Mohamed-Chérif (2005), Le Politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard.
- Filali-Ansary, Abdou (2005), Réformer l’Islam? une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte.
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- Lozowy, Dominique (1993), L’impact socio-politique du discours islamiste en Tunisie, Thèse : Institut des études islamiques à l’Université McGill.
- Mitchell, Richard (2007), The Society of The Muslim Brothers, New York, Oxford University Press.
- Qutb, Sayyid (s. d.), Li-māḏā a‘damūnī, [Pourquoi m’ont-ils exécuté ?]. Médine, al- šarika al-sa‘ūdia lil-abẖāẗ, wa al-tašwiq,
- At-Tahhane, Mustapha Mohamed (1984), al-fikr al-ḥarakī bayna al-aṣāla wa al-inḥirāf [La Pensée activiste entre authenticité et déviation], Kuwait, dār al-waṯāʾiq.
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