Abstracts
Résumé
Dans un essai en deux articles, l’auteur analyse la relation que Gregory Baum a établie avec sa terre d’accueil, le Québec ─ guidé par l’hypothèse que cette relation serait structurée par la spiritualité de Baum où la gratuité divine implique un mouvement circulaire de la grâce, sous la forme d’un don reçu qui doit être redonné. Dans le second volet du diptyque, on se penche cette fois sur ce que Baum a redonné à sa nouvelle patrie, sous forme d’analyses et d’interpellations prophétiques – aux thèmes multiples mais toujours traités, sociologiquement ou théologiquement, à la « manière Baum » : interventions courageuses dans l’espace public à propos de questions sociales, ecclésiales ou religieuses, accompagnement de la mouvance sociale chrétienne, critique du néolibéralisme (inspirée notamment par l’anthropologue et économiste Karl Polanyi), appel à « oser » faire advenir l’inédit. Comment le christianisme social québécois va-t-il intégrer l’immense héritage de Baum dans son questionnement actuel sur son propre avenir ?
Abstract
In a two-part essay, the author analyzes Gregory Baum's relationship with his new home, Quebec – with the assumption that this relationship is structured by Baum's spirituality in which divine gratuity implies a circular movement of grace, in the form of a gift received that must be given back. The second part of the diptych focuses on what Baum gave back to his new homeland, in the form of prophetic analysis and appeals – with multiple themes but always sociologically or theologically treated in the "Baum way" : courageous interventions in the public space about social, ecclesial or religious issues, accompaniment of the Christian social movement, criticism of neo-liberalism (inspired in particular by the anthropologist and economist Karl Polanyi), call to "dare" to make a new future happen. How will Quebec social Christianity deal with Baum's immense legacy, in a time of uncertainty about its own future ?
Article body
L’article qui suit constitue la seconde partie d’un essai sur la relation de Gregory Baum avec le Québec où ce théologien a passé la dernière période de sa vie (1986-2017). Cette approche sous forme de diptyque a été inspirée par le double mouvement de la spiritualité de Baum qui structure en profondeur toute son existence, aussi bien ses engagements que sa vie intellectuelle, et donc ses écrits. Rappelons ici la trame de fond de cette dynamique spirituelle qui s’enracine jusque dans l’enfance de l’auteur et dont on trouvera une présentation plus substantielle dans la première section de l’article précédent.
D’une part, il a été question de l’amour inconditionnel de sa mère, puis de divers événements et rencontres perçus comme autant d’expressions de l’amour de Dieu à son égard. Aussi Gregory Baum s’est-il constamment considéré comme bénéficiaire d’une grâce ou d’une gratuité divine sans cesse renouvelée. D’autre part, mû de ce fait par un sentiment de gratitude et de redevabilité, il s’est toujours senti poussé à redonner aux autres, par le biais d’un soutien et d’un engagement entiers. Grâce reçue et grâce rendue, donc, dans un mouvement bidirectionnel ou, mieux, circulaire et incessant qui façonnera la spiritualité de Baum et, à mon sens, la relation de celui-ci avec le Québec. J’ai retenu ce mouvement comme cadre d’analyse de la relation entre Baum et le Québec. S’appuyant sur l’article précédent qui mettait en évidence l’accueil du Québec vécu par Baum comme grâce reçue, le présent article se tournera plutôt vers le geste de restitution de cette grâce par Baum à cette même société, à travers diverses contributions et interpellations prophétiques.
Une dernière remarque introductive. Nous l’avons constaté dans le premier article : ce que Gregory Baum a reçu et appris du Québec ne se détache jamais de l’empressement de l’intellectuel à le redonner, notamment en le faisant connaître à l’extérieur. Nous verrons dans ce qui suit comment, à l’inverse, le geste même de redonner à la société québécoise est toujours resté imprégné du geste d’accueillir celle-ci – un double mouvement qui se noue dans l’attitude dialogale de notre auteur. Avec lui, pas d’auditeurs ou de lecteurs passifs comme devant un « maître », mais, au contraire, que des interlocuteurs qu’il fait entrer dans une « conversation » comme sujets et compagnons de route. « Il était sa méthode », m’écrivait l’un de ses amis, Albert Beaudry.
Me proposant de donner un aperçu des apports et interpellations qui traduisent la redevabilité de Gregory Baum à l’égard du Québec, j’aborderai successivement : (1) l’ampleur et la pertinence des thématiques retenues et surtout sa manière typiquement personnelle de les traiter ; (2) ses interventions sur des questions ecclésiales et religieuses jusque dans l’espace public même ; (3) son accompagnement constant, multiforme et critique de la mouvance sociale chrétienne ; (4) sa contribution à la critique de l’économie néolibérale ; (5) le legs de Baum au Québec, en forme d’appel audacieux adressé à celui-ci ; et, enfin, (6) en guise de conclusion, un bref regard théologique sur le singulier parcours québécois de Gregory Baum et une invitation à poursuivre la « conversation » et la route avec ce passionnant interlocuteur.
1 Thématiques privilégiées et leur traitement à la manière « Baum »
1.1 Pertinence et étonnante diversité des thèmes traités
J’ai relevé plus d’une trentaine de thèmes abordés dans les écrits de Gregory Baum retenus pour cette étude. Le spectre des sujets est extrêmement large et diversifié pour un même auteur : christianisme, églises, religions, spiritualité, théologie, sécularisation et laïcité, mais aussi économie, politique, conflits, problèmes et mouvements sociaux, écologie, droits humains personnels et collectifs, courants de pensée et grandes figures en divers domaines, etc. – et cela aussi bien sur le plan local qu’international. Mais était-ce dispersion chez notre auteur ? Je répondrais par la négative pour deux raisons.
Tout d’abord, cet éventail correspond bien à la volonté expresse ─ et manifestée de longue date ─ de Gregory Baum d’être attentif aux « signes des temps » et particulièrement, de concert avec l’équipe du Centre Justice et foi à compter de 1986, à l’ensemble des préoccupations et enjeux de la société québécoise. Il s’agissait de se mettre au service des mouvements sociaux, chrétiens ou autres, et de leurs engagements. Il aura délibérément donné la priorité à ces interpellations sur tout programme strictement personnel de recherche. Je répondrais ensuite qu’à cette période de sa carrière et de sa vie, Baum avait atteint une telle culture et une telle unité de vision et de pensée qu’il pouvait traiter avec profondeur, originalité et créativité divers sujets, en sachant les inscrire dans la dynamique contemporaine.
À cet égard, on aura apprécié qu’il ait su à la fois toucher avec hardiesse des points chauds ou controversés de l’actualité, et faire oeuvre de conscientisation politique en mettant en évidence les multiples enjeux structurels en cause de même que leurs diverses implications, souvent insoupçonnées, et laissant la société désemparée, particulièrement les plus démunis. Traitait-il de questions internationales, Baum se souciait d’en dégager des incidences pour le Québec, afin que celui-ci se sente aussi concerné. On ne peut qu’admirer son courage, par exemple, pour avoir affiché et défendu auprès du Canada anglais sa préférence pour la politique culturelle québécoise plutôt que pour le multiculturalisme fédéral (1996b). Ou encore, son humilité intellectuelle qui lui fait ainsi reconnaître n’avoir jamais rencontré et écouté les Premières Nations, et donc n’avoir pas non plus donné écho à leur point de vue dans ses écrits (2017, 255-256).
1.2 Le geste et le style du sociologue et du théologien
Depuis 1986, mis à part quelques essais et articles destinés à mieux faire connaître le Québec à l’extérieur, Gregory Baum s’est surtout consacré à participer au débat public par des « interventions rapides et profondes […], principalement dans les pages de Relations » (Cornellier 2017, B6), et en étroite liaison avec les priorités du mouvement social québécois. Avec des variantes, son traitement des questions se décline généralement en trois moments : (a) une problématisation et une analyse multidisciplinaire ; (b) un moment d’interprétation ou de discernement sur le plan du sens, théologique ou autre, et sur celui de l’éthique ; (c) et toujours, l’esquisse de pistes ou voies de transformation.
Si Gregory Baum s’efforce d’abord de lire le contexte avec une grande lucidité (Clifford 2018, 7), il aborde rarement les problèmes au ras des situations particulières et des données du terrain (Baum 1988a, 1995 et 2008a, etc.), qu’il suppose relativement bien connues. Sa méthode n’est pas phénoménologique, mais s’apparente plutôt à la sociologie allemande confrontant les grands courants de pensée sur des questions fondamentales. Baum a cependant le génie des problématiques qu’il lance souvent par une question ou par une assertion captivante[1], et qu’il éclaire ensuite à partir de témoins du terrain ainsi que de la pensée de théoriciens et d’intellectuels progressistes (Stoesz 2018, 16). De la confrontation des points de vue, il fait émerger aussi bien les divergences que les proximités – une convocation qui peut inclure la comparaison de situations et de contextes, l’arrière-plan historique d’un problème ou d’un courant donné, les présupposés idéologiques ou conceptuels des positions en présence, etc.
C’est au milieu de toutes ces voix que Gregory Baum mène son analyse en s’appuyant tant sur les sciences sociales, dont la théorie critique[2], que sur les perspectives des théologies à visée libératrice, mises alors en dialogue serré. Sa pensée n’est pas dogmatique mais évolutive, sachant revenir, au besoin, sur des positions antérieures (1999a, 283). Il éclaire une discussion sans recourir à quelque argument d’autorité et sans jamais conclure définitivement. Il exprime avec franchise et fermeté sa critique – de façon plus directe en contexte universitaire, mais plus subtile auprès d’autres auditoires – toujours avec une touche amicale, constructive et pleine d’humanité, et sur le mode d’une conversation qui incite au débat, en ne manquant pas de nous outiller pour ce faire.
Sur le plan interprétatif, Gregory Baum excelle à mettre à contribution des références ou points de repère pertinents issus de diverses traditions, aussi bien religieuses que séculières (sociologie, philosophie…), pour éclairer un problème ou une question en débat qui intéresse toute la société. Ainsi, pour cerner la responsabilité des gouvernements, on le voit évoquer l’évolution d’un concept comme celui du bien commun dans la tradition catholique auquel s’est opposé l’individualisme et l’utilitarisme d’un John Locke (Baum 2000). Ou, s’il répond au problème de la société occidentale devenue pluraliste (« y compris au Québec ») – où l’on ne s’entend pas sur une éthique commune ou « sur la nature du “bien” », mais où l’on doit « faire des choix d’ordre moral qui affectent tout le monde » –, son enquête sur les diverses approches historiques et contemporaines et leurs limites fait ressortir la nécessaire prise en compte de nouvelles balises telles la contextualité, l’expérience vécue et le dialogue critique avec la culture, par exemple (Baum 1991c et 2009a).
Par ailleurs, la capacité de synthèse, la précision érudite ainsi que la pertinence des arguments qu’il apporte dans le cadre des discussions jettent un éclairage unique sur le sujet en question et fournissent les éléments essentiels à une participation collective au discernement requis. Mais le filon fondamental des démarches de ce chrétien demeure la perspective évangélique ou, plus précisément, sa médiation incontournable : l’option préférentielle pour les pauvres – qu’il s’agit de comprendre d’abord sur le plan structurel, aussi bien dans la société que chez les Églises elles-mêmes. Voilà ce qui anime et guide, telle une boussole, l’engagement de Gregory Baum (Cornellier 2017).
Sur le plan des voies de sortie des problèmes soulevés, retenons que Baum ne s’est jamais laissé désarçonner par le mal ou contenté d’émettre des critiques, mais qu’il a systématiquement cherché des voies de transformation – d’où sa décision d’étudier en sociologie. Plus encore, tout comme il avait trouvé à travers la participation à une communauté psychothérapeutique une guérison personnelle, il cherchait dans la dimension sociale et politique de l’Évangile une source de guérison sociétale (Clifford 2018, 7) : « […] devenir capable d’aimer les autres et d’agir avec eux pour reconstruire la société, cela me semblait l’oeuvre de l’Esprit » (2017, 70). C’est à cette profondeur personnelle et évangélique que s’enracinait chez lui la visée transformatrice mise en oeuvre dans son travail de sociologue et de théologien.
Baum aura mis au service de ce grand dessein des dons exceptionnels de communication orale et écrite[3]. Il n’écrit pas d’abord pour les spécialistes, mais pour un large public auquel il dit des choses savantes et profondes dans une langue de presque tous les jours, ce qui favorise l’approche participative qui le caractérise, en cohérence avec ses convictions sur l’universalité de la grâce. La société québécoise aura bénéficié d’un tel accompagnement. En l’écoutant et en lui parlant, cet homme venu d’ailleurs l’aura séduite par sa façon d’être. Il aura à la fois conforté le Québec dans son identité distincte et incité celui-ci à s’ouvrir avec encore plus d’assurance aux défis du monde qui vient.
2 Aborder dans l’espace public même les questions ecclésiales et religieuses
Gregory Baum fait quasi-exception parmi les théologiens en traitant des questions ecclésiales et religieuses dans l’espace public.
2.1 Questions ecclésiales catholiques
Baum a consacré une part considérable de ses interventions à l’enseignement social de l’Église (ci-après : ESÉ), commentant des prises de position papales ou épiscopales (en Amérique du Nord), tout en ayant parfois contribué directement à l’élaboration de certaines de celles-ci. Il en expose l’évolution historique (Baum 1991f), en défend vigoureusement la légitimité et la pertinence, offre une grille d’interprétation évangélique de celles-ci ou encore explicite la méthodologie proposée par le magistère pour que suite soit donnée à l’ESÉ dans les pratiques (Baum 1989c).
S’il vilipende le conservatisme de l’Église des dernières décennies, Gregory Baum sait aussi applaudir les positions prophétiques dont fait généralement montre l’ESÉ : dénonciations des injustices structurelles, de la déplorable séparation contemporaine entre l’économie et l’éthique (Baum 1987a, B-3), ou encore de l’atteinte à la dignité et à la solidarité humaine, surtout à l’égard des plus vulnérables. Il signale et salue la convergence entre l’appel lancé par Jean-Paul II dans Laborem exercens en faveur de la reconnaissance des travailleurs comme des « sujets » du travail – restitués par là à leur pleine humanité et responsabilité sociale – et la pensée d’un Karl Polanyi plaidant pour un « ré-enchâssement » du travail et de l’économie dans la société afin que celle-ci puisse se reconstruire de bas en haut, selon une culture de la solidarité (Baum 2010a, 43-44). Par contre, il sait aussi sortir le « couteau » pour faire ressortir certaines contradictions (Stoesz 2018, 16), tel le hiatus entre la politique interne de l’Église et ce qu’elle réclame pour la société (1986, 29), ou encore les reculs de Benoît XVI, se rabattant sur la seule charité, qui contrastent avec le prophétisme de Jean-Paul II sur le plan de la justice sociale (2006a, 34).
Mettant à profit son expérience de l’Église de l’intérieur (Stoesz 2018, 16) et son oeil de sociologue (Durkheim, Merton…), Baum débusque ainsi le primat trop unilatéral accordé à la logique du maintien de l’institution au détriment de la logique de la mission ou raison d’être de l’Église, jusqu’au point d’en compromettre l’avenir même (1986, 25-28). Il excelle aussi à montrer l’étroite dépendance de l’ESÉ vis-à-vis de certaines conceptions théologiques et doctrinales de l’Église, dont il propose d’éclairantes mises à plat (1986), ou encore les profondes connivences entre la foi chrétienne et le socialisme (1992b, 142, 151-153 ; 1996c, 29-35). Au Canada anglais comme au Québec, Baum aura joué un rôle incomparable d’animateur de la conscience sociale chrétienne, convaincu que « every society, left to itself, will form a hierarchy » (Stoesz 2018, 17).
Toujours à l’affût d’indices du changement de cap espéré (2015c), Gregory Baum n’hésitera pas non plus à porter sur la place publique sa critique à propos de questions intra-ecclésiales controversées : scandale des agressions sexuelles (2010c, 32-33), caution historique apportée à la torture (2008c, 22-23), traitement inquisitorial imposé à plusieurs théologiens et théologiennes par la Congrégation pour la doctrine de la foi (2004b, 21-22), légitimité de la dissidence dans l’Église (2009a), dénonciation d’un Magistère faisant souvent comme si les femmes n’existaient pas (1991b, 251), etc. Sa réflexion porte volontiers aussi sur des questions plus explicitement théologiques : Dieu, la transcendance (2005b), le sens politique de la résurrection (2004a) ; ou encore, à la suite d’André Naud (2002), il aborde l’évolution des dogmes et des doctrines tout au long de la tradition ecclésiale, tel le fameux « hors de l’Église, point de salut » (Baum 2002, 34). Il s’agit pour lui de recentrer l’attention sur le travail de l’Esprit (Eaton 2018, 14), voyant dans une participation des fidèles à l’évolution de l’enseignement ecclésial une façon d’« écouter ce que l’Esprit dit aux Églises[4] ». Aussi Baum saluera-t-il l’avènement inattendu du pape François comme une grâce inespérée, et soulignera chaque avancée ecclésiale de son pontificat (2014a).
Des hommages posthumes de l’extérieur du Québec témoigneront spontanément de l’apport de Gregory Baum ─ empruntant des catégories dumontiennes, comme constaté dans l’article précédent ─ à une compréhension renouvelée de l’appartenance ecclésiale. Baum, souligneront-ils, n’aura cessé de nous tirer vers un autre mode de « l’identité catholique aujourd’hui » que celui de la simple « appartenance à l’Église de croyants pratiquant en communauté » ou encore de l’« intégration obéissante au système institutionnel en place » (Mette 2017) . Il aura plutôt convié à une « identité par référence » ou à une « identification symbolique à une mémoire et à un espoir partagés […] » (Ibid.). Une identité, donc, centrée sur une orthopraxie (à l’image de celle de Jésus) qui puisse témoigner de la gratuité de Dieu par l’humanisation des relations et des institutions qui nous atrophient (Pfrimmer 2018, 10). Baum aura certes trouvé quelque inspiration en ce sens au Québec. Inversement, il l’aura aussi comblé à cet égard.
2.2 Oecuménisme, dialogue interreligieux et rapports religion-humanisme
Baum aura d’abord été un acteur sans pareil de l’oecuménisme chrétien au Canada, son plus ancien champ d’expertise (Hall 2018, 4). Il se plaisait à souligner des anniversaires significatifs, présentait de grandes figures du protestantisme ou de la tradition judaïque, ou faisait connaître des expériences de dépassement fécond des conflits doctrinaux (1999b, 228-229). Il aura aussi été un pionnier du dialogue interreligieux, particulièrement avec la religion musulmane au Québec, explorant ainsi les efforts de l’islam pour s’arrimer à la modernité, notamment au plan conceptuel (2005a et 2010b). En tout cela, comme dans les autres domaines où il intervenait, Baum manifeste son charisme de « l’homme-pont » (Baillargeon 1993), une posture qui s’appuie sur une participation active et sur des échanges personnels.
Sur un autre plan, on retiendra aussi, dans une réplique au philosophe Charles Taylor (2007) à propos de son ouvrage, A Secular Age, la détermination de Gregory Baum « to advocate dialogue and cooperation between religious faith and immanent humanism in order jointly to resist the dominant culture […] in the defence of the common good and the integrity of the natural order » (2010d, 377-378)[5]. De même, en complément à l’effort antérieur de Taylor, dans Sources of the Self (1989), pour retracer les sources éthiques présentes dans la modernité elle-même, à l’encontre du courant hégémonique où prévalent la raison instrumentale, une éthique questionnable (« unethical ») et, parfois même, une prétention à la neutralité éthique, Baum attirera l’attention sur d’autres types d’expériences plus contemporaines, issues de la tradition radicale (qu’elle soit d’inspiration religieuse ou animée par un humanisme séculier), elles aussi à considérer comme des ressources éthiques (1991a, 25-27).
En tout ceci, Gregory Baum montre la manière d’abattre les barrières pour mieux cerner les véritables défis et nous rendre disponibles aux solidarités nécessaires pour les relever. Il démontre ainsi, selon le mouvement spirituel profond qui l’anime, « […] how doing theology is a living response to a liberation that has been experimented and continues throughout life. » (Legge 2018, 9)
3 Un appui constant et multiforme à la mouvance sociale chrétienne
3.1 Un théologien organique, immergé dans la gauche chrétienne
Gregory Baum s’est fait omniprésent dans le réseau des groupes chrétiens engagés socialement, apprenant de leurs idéaux et de leurs pratiques, le faisant connaître et y exerçant un leadership intellectuel et théologique en une époque de grande adversité ecclésiale et politique. Dans un contexte qui ne pouvait imaginer d’autre modèle ecclésiologique que celui de la chrétienté d’hier et celui, aujourd’hui prédominant, de la privatisation de la foi, Baum aura su fonder et légitimer à partir de la grande tradition biblique et ecclésiale un modèle alternatif qui sous-tend l’engagement chrétien socialement prophétique. N’incarnait-il pas lui-même, selon le journaliste et commentateur Louis Cornellier, « la noblesse de la radicalité du message évangélique de justice et de dignité pour tous dans notre monde » (Cornellier 2017), ou un « christianisme musclé » (Cornellier 2014) ?
Baum aura pris au sérieux la lutte pour la justice comme « dimension constitutive de l’annonce de l’Évangile » (Synode des évêques 1971, § 7), et aura constamment rappelé, dans la foulée de Jean-Paul II, « that solidarity is the form of love that alone can heal the wounds inflicted by the structures of sin » (1988b, 71). Pour lui, c’était par l’engagement solidaire avec les plus vulnérables que nous pouvions arriver à mieux comprendre les problèmes de notre monde et à faire l’expérience d’une véritable transformation spirituelle (Idem, 70).
Conscient de la relative faiblesse politique de ce type d’engagement chrétien et soucieux de soutenir le moral d’un réseau toujours menacé d’être submergé, Gregory Baum a maintes fois insisté sur le rôle historique prophétique et créateur des minorités ainsi que sur « la dissidence qui porte fruit ». Il montrait qu’à travers l’histoire les changements significatifs n’étaient jamais tombés du ciel, mais qu’ils avaient d’abord été portés par des mouvements sociaux et ecclésiaux[6] avant d’être reconnus et mis en oeuvre (2009b et 2009c). Il entrevoyait la même dynamique concernant l’avenir. Invité à titre de « wisdom figure » au congrès 2010 de la Catholic Theological Society of America, voici ce qu’il y recommandait comme « stratégie de minorité » en temps difficiles :
Even when things are dark politically and ecclesiastically, there is always something we can do : think critically, promote new ideas, join a movement to promote renewal […] to avoid depression, we must pray and we must act; we must do something, even if it is a small gesture anticipating renewal
Hinsdale 2018, 12
C’est de ce type de christianisme dont Gregory Baum aura rêvé jusqu’à la fin. Moins d’un an avant son décès, à l’occasion de la réception d’un doctorat honoris causa de l’Université de Tübingen, il décrivait ainsi la nouvelle orthopraxie à laquelle était appelée l’identité catholique :
La réflexion et l’action miséricordieuse à notre époque sont ainsi résistance, opposition culturelle, pensée critique, mouvements sociaux pour la paix et la justice, et ce qu’on appelle en anglais “alternative practices” […]. Dans le monde d’aujourd’hui, la prière et la contemplation produisent la résistance.
Mette 2017, 3
N’est-ce pas là le type de foi et de pratique caractéristiques de la « cité de Dieu » qu’avant lui, Augustin appelait à édifier au milieu de la « cité de l’homme » en des temps troublés « où les choses ne faisaient qu’empirer » (Baum 1991e, 297) ?
3.2 Gregory Baum comme accompagnateur spirituel et critique théologique du cheminement militant
Gregory Baum aura aussi partagé avec les croyants et les croyantes engagés socialement de fins et éclairants conseils au sujet des difficultés spirituelles du cheminement militant : crise de la foi, malaise lié à la prière individuelle, difficulté et opportunité ou non de parler publiquement de la foi en Dieu qui les anime, sens de la transcendance et obstacles à l’espérance dans ce type d’engagement, importance d’une réflexion théologique pour accompagner un tel parcours, etc.
Au risque de simplifier à outrance, donnons un aperçu des questions liées à cette « spiritualité de la militance ». Baum relève, par exemple, qu’il est fréquent qu’on ait le sentiment de ne plus croire en Dieu après avoir pris conscience de l’idéologie qui ignore les injustices sociales (incluant l’enseignement religieux traditionnel) et avoir conséquemment pris parti pour les pauvres. Pour illustrer son propos, il relate l’expérience du moine brésilien Frei Betto, débouchant sur la découverte d’un « Dieu en solidarité avec les pauvres et les sans-pouvoir » (2017, 97). Baum réinterprète en ce contexte la tradition mystique de la « nuit spirituelle » et de ses trois étapes (1989b, 302-303).
Baum lie, par ailleurs, la difficulté et parfois l’impossibilité de prier personnellement (Idem, 301) à un motif spirituel : le problème de concilier l’abandon personnel à la bonté de Dieu avec le mal actuel de la souffrance imméritée des victimes. Évitant la confusion d’un simple retour à une piété personnelle (Idem, 303), sa réflexion nous guide patiemment vers une compréhension de la solidarité avec les victimes comme don de l’Esprit. La prière commune fait alors renouer avec la présence du Dieu des pauvres qui rejette toutes les oppressions, qui soutient notre solidarité et inscrit celle-ci dans la Sienne (Ibid.).
Dans le même ordre d’idées, Baum dénonce une compréhension traditionnelle de la transcendance liée à des représentations statiques et dualistes du monde et de la révélation (1998b, 182), représentations qui servent à disqualifier les chrétiens qui luttent pour la justice (2005b, 22). Il présente une conception de la tradition chrétienne qui trace une tout autre ligne de démarcation de la transcendance de Dieu, une transcendance associée plutôt à l’engagement auprès des victimes, à la protection de l’environnement, à la célébration du mystère pascal jusque dans ses implications politiques, et, finalement, à l’inscription augustinienne de nos efforts de justice dans une initiative divine qui nous dépasse, mais qui est à l’oeuvre en nous et nous renouvelle sans cesse (Idem, 23-24).
S’appuyant sur la philosophie d’Ernst Bloch pour qui « le changement social radical prend germe dans l’imagination », Baum valorise l’espérance comme « résistance aux conditions présentes » et donc comme terreau propice à l’action future, une espérance ressaisie comme un mouvement intérieur donné par Dieu afin de « surmonter les préoccupations, les craintes et les tristesses qui nous envahissent souvent » (1991d, 296). Il revient toujours à cette quête de force spirituelle. À la fin d’un article sur la gauche catholique au Québec, il se demandait où les gens pourraient trouver les ressources intérieures qui leur permettraient de transcender les valeurs utilitaires, la recherche de l’intérêt personnel ainsi que le prix élevé à payer pour se solidariser avec les pauvres et les opprimés. Malgré l’héritage ambigu des religions traditionnelles et leurs compromissions avec les privilèges et l’injustice, Baum est finalement d’avis que tout mouvement massif de transformation sociale devra probablement compter sur le potentiel de compassion et de solidarité dont celles-ci demeurent porteuses malgré tout, pour relever un tel défi (1992b, 152-153).
Autre question embarrassante pour les chrétiens engagés pour la justice : l’expression explicite de leur foi, c’est-à-dire « parler de Dieu sur les barricades » (1998b), que ce soit avec ceux qui partagent leur passion sociale ou auprès du public en général. Gregory Baum a relevé avec justesse les difficultés inhérentes à une telle expression dans le contexte actuel, y compris les risques qu’elle soit contreproductive : image actuelle de l’Église catholique, quasi-invisibilité du type de christianisme représenté par la mouvance progressiste, perte de signification de toute référence chrétienne pour les générations montantes, effacement ou disqualification du religieux dans la société actuelle, etc. À ces difficultés s’ajoute la déficience, déjà mentionnée, du langage traditionnel très dualiste pour parler d’une expérience d’engagement social qui mise sur la présence immanente et créatrice de Dieu dans les processus historiques ainsi que sur le caractère novateur et singulier de l’Évangile.
Les militants et les militantes ont donc bien des raisons d’être perplexes et de ne pas savoir comment témoigner. Baum critique également une certaine « surdité de la modernité » sécularisée, face au divin – surdité dont la source serait une rationalité déclinée en un processus technoscientifique qui relègue ce divin et son langage poético-symbolique au rayon du non crédible et qui s’interdit d’emblée de pouvoir y trouver un sens (Idem, 183-184). Reste alors « le témoignage silencieux » par les actes, celui de l’engagement gratuit qui « parle » par lui-même et qui rend potentiellement crédibles le militant et les motivations qui l’animent. « L’amour seul est digne de foi », selon le beau titre d’un ouvrage de Hans Urs von Balthasar (1966). Ce témoignage demeure ô combien préférable au langage dualiste d’une certaine droite de type fondamentaliste, catholique, évangélique ou autre, utilisé « pour bénir et défendre les inégalités sociales » (Baum 1998b, 184). Constatant par ailleurs qu’il y a des circonstances où le silence et les actes doivent prévaloir sur la parole, et cela même dans l’Évangile (Mt 21, 28-31), et qu’il y a aussi « des situations où les chrétiens veulent être francs et dire clairement ce que la foi signifie pour eux », Baum ne tranche pas de façon universelle : il renvoie chaque personne et chaque groupe à une tâche de discernement spirituel à réaliser au cas par cas (Ibid.).
Sur la théologie elle-même expérimentée et véhiculée par l’engagement social, Gregory Baum insiste pour que tout au moins « […] les militants chrétiens discutent entre eux le sens et le pouvoir que la foi a dans leur propre vie » (Idem, 182) et soient attentifs aux « intuitions de l’Évangile qui émergent dans la communauté chrétienne » de même qu’au sein de leur propre mouvance (Ibid.). Autrement, la compréhension de notre foi ne pourra plus être à la hauteur de nos analyses de la société ; elle deviendra « un fardeau » (Ibid.). Toute expression, théologique ou non, du sens de notre engagement deviendra impossible, s’atrophiant cette fois pour des raisons internes. Une telle aphasie serait consternante dans un contexte où, comme le rappelait le réalisateur du documentaire L’heureux naufrage (Tremblay 2014), si « les valeurs chrétiennes restent une source d’inspiration pour les gens du Québec », concernant le sens de la vie, il y a silence (Baum 2015b, 42).
Par-delà ces recommandations, quelle évaluation Gregory Baum fait-il de la théologie pratiquée par cette mouvance comme telle ? On en retrouve de traces explicites que dans deux courts textes élogieux sur l’approche du Groupe de théologie contextuelle québécoise (1992b, 148-149 ; 1996e). Cependant, certaines remarques adressées à la théologie universitaire dans son ouvrage Vérité et pertinence[7] (2014b) pourraient peut-être s’appliquer aussi à la théologie cette mouvance. Baum met en garde contre la tentation de trop se tourner vers la seule action et de faire de la théologie « une simple annexe de l’éthique sociale » aux dépens de « la dimension proprement mystique ou spirituelle du christianisme » (Idem, 324, cité dans Roy 2015, 235). L’augustinien en lui insiste sur la primauté du don de Dieu et de son salut qui inspirent nos efforts humains pour plus de justice à travers l’action sociopolitique, jamais définitive (Idem, 331, cité dans Roy 2015, 235).
Baum nous fait aussi « découvrir les incidences sociopolitiques que peut souvent receler la théologie » – la façon de parler de Dieu, de l’Évangile, de Jésus, de l’Église, etc., n’étant pas pour lui « sans conséquences sur la façon d’envisager l’homme, la vie sociale ou politique » (Roy 2015, 235). Voilà une invitation à dépasser toute vision « innocente » de la religion et de la théologie[8]. Il s’étonne, enfin, du silence complet de la théologie québécoise sur la question de la sécularisation (Ibid.). Or, le réseau des chrétiens engagés pour la promotion de la justice n’est pas plus loquace sur ce sujet, bien que ce phénomène, sur lequel je reviendrai brièvement, conditionne grandement son avenir.
Il faut savoir gré à Gregory Baum de ses exhortations à cultiver la dimension mystique et théologique de l’engagement social, irréductible à nos seuls efforts prométhéens (2014b, 329) et à la seule action, aussi hautement éthique soit-elle. Je dois cependant faire valoir que, depuis une trentaine d’années, les groupes chrétiens engagés socialement ont acquis une conscience beaucoup plus vive de la nécessité de mieux articuler une théologie cohérente avec leur analyse des enjeux abordés. Parmi plusieurs initiatives en ce sens, je signale la création, en 2000, du Réseau oecuménique Justice, écologie et paix (ROJEP), faisant suite à la Coalition québécoise du Jubilé, regroupant une quarantaine d’organismes, et intégrant maintenant une dimension théologique dans tous ses programmes et toutes ses activités de formation ; ou encore la mise sur pied, en 2003, du Centre de théologie et d’éthique contextuelles québécoises (CETECQ) de l’Université de Montréal, co-organisateur avec le ROJEP, en 2006, du premier Forum québécois Théologie et solidarités. L’une des retombées de ce dernier fut la publication d’un ouvrage majeur qui prend en compte le cheminement des dernières décennies de la mouvance sociale chrétienne (Baroni et al. 2011).
D’autres signes plus récents de la vitalité théologique de la mouvance sociale chrétienne ont pu échapper à l’attention de Baum, des problèmes de surdité l’empêchant de participer à plusieurs activités de celle-ci au cours des dernières années de sa vie. Ainsi, le ROJEP a été chargé de l’organisation et de la programmation du Forum mondial théologie et libération ainsi que de plusieurs ateliers du Forum social mondial, tenus tous deux à Montréal en 2016 (Roussel 2019 ; Couture, Roussel et Tardif 2019). Par ailleurs, depuis 2019, une vaste réflexion collective a été entreprise, sous le leadership du Centre justice et foi, sur l’avenir du christianisme social au Québec. Tout y est mis sur la table, avec un souci majeur de transmission et de relève de cette tradition d’engagement, en dialogue avec les plus jeunes et à partir de leurs sensibilités et préoccupations.
La tâche s’avère colossale. Il faut redécouvrir le caractère proprement révolutionnaire et singulier des sources évangéliques ainsi que l’apport de la tradition ecclésiale de justice sociale, en s’assurant, à la manière de Gregory Baum, d’en contextualiser la lecture et les implications en une époque de bouleversements et de changement d’ère. L’Église et le Québec ont besoin de ce travail théologique qui parvienne à nommer ce qui fait vivre et espérer. Sinon, il n’y aurait aucun sens à être « Église ». Cette tâche s’avère « insubstituable[9]». Elle doit correspondre à une conviction profonde. La foi n’est pas un simple drapeau en voie d’effacement, une identité et une référence de mission qui ne compteraient plus vraiment et pour lesquelles nous chercherions des substituts. Gregory Baum, en tout cas, en aura donné un exemple sans pareil en parlant de façon théologique, régulièrement et avec naturel, à tous les publics. Sa hardiesse aura suscité un dialogue inattendu et fécond. Cela aurait été impossible si sa théologie n’avait pas été si bien chevillée à toutes les expériences significatives de sa longue vie, vécues et réfléchies à hauteur de sa foi.
La sécularisation, même lorsqu’elle atteint, par-delà le niveau des institutions et celui des symboles sociétaux, le niveau de la conscience personnelle, déjà évoqué par Gregory Baum (1989a, 67) et qui gagne partout du terrain, serait-elle un obstacle insurmontable pour cette tâche ou plutôt une voie de passage inattendue ? Ne fait-elle pas monter en nous l’intuition, sinon la conviction intime, que le christianisme n’est pas vraiment une religion au sens générique du terme ? – ou à tout le moins, s’il assume les aspirations proprement religieuses, qu’il les dépasse décisivement aussi ? Se pourrait-il qu’il ne puisse vraiment s’épanouir qu’en contexte séculier, bien que toujours sujet à quelque régression ou réduction à un simple système religieux ? Un tel système ne devrait jamais devenir une médiation nécessaire du christianisme, bien au contraire, comme le faisait déjà valoir le théologien Bonhoeffer en première moitié du XXe siècle, ou comme le démontre de façon convaincante le théologien espagnol J. M. Castillo (2014), à partir de l’Évangile lui-même. En un mot, un chrétien peut très bien être « religiously unmusical », selon l’expression wébérienne déjà citée dans le premier article. Baum lui-même avançait dès les années 1960 : « J’étais alors convaincu que le séculier n’est pas aussi séculier qu’il en a l’air. Le combat des gens pour être bien – pour trouver le vrai et le bon – est le fruit de l’immanence de Dieu comme Verbe et comme Esprit » (2017, 70-71). Pour Baum, le salut arrive dans la vie profane. Toute sa théologie, où l’annonce de Dieu et de sa grâce dans une perspective de justice se veut à portée universelle, se meut déjà à l’aise dans la sécularité (1979, 162-170 ; 2005b, 22-24 ; 2010d, 374-381).
4 Contribution de Gregory Baum à la critique de l’économie néolibérale
4.1 Un précurseur dans la critique du néolibéralisme et la recherche d’une autre voie de développement
Gregory Baum s’est avéré, dès le début des années 1980, un leader de la critique du néolibéralisme naissant qui provoquait alors des records de taux d’inflation, d’intérêt et de chômage. Un critique aussi de l’idéologie de ce modèle pervers qui commençait à imprégner la culture de ses valeurs d’individualisme, d’intérêt propre, de compétition et de consumérisme, tout en stigmatisant les « perdants » du « jeu » économique (Mancini 2018, 14).
Alertée, la Commission des affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) publia alors une très sévère critique de la nouvelle économie et de la crise (CECC 1983), prenant alors tout le pays par surprise et donnant lieu à un débat national sans précédent. Baum sauta dans la mêlée, intervint sur plusieurs tribunes, et publia trois livres sur le sujet (Baum 1982 et 1988d ; Baum et Cameron 1984). Il resitue d’abord la prise de position épiscopale dans la tradition de l’ESÉ, explique le bien-fondé de l’option pour les pauvres et de la priorité du travail sur le capital, et démontre le caractère fondamental de l’éthique en économie (Pfrimmer 2018, 11). Il appuiera de même avec véhémence la prise de position critique de la même commission à propos du projet de libre-échange avec les États-Unis qui menaçait alors d’aggraver la crise (Baum 1988a). Il accuse le néolibéralisme de créer des travailleuses et des travailleurs aliénés, et propose de réaligner l’activité économique vers la justice sociale par le biais du coopératisme, un projet à ses yeux plus conséquent avec une compréhension sociale, morale et spirituelle de la vie humaine, et plus mobilisateur (Mancini 2018, 14).
Sa vision profita beaucoup, à cet égard, de la découverte de la pensée de Karl Polanyi. S’appuyant sur l’histoire du capitalisme, Polanyi expliquait comment il était inhérent à celui-ci de disloquer les solidarités sociales et culturelles. L’alternative était donc à chercher dans le mouvement communautaire et l’économie sociale, plus propices à l’épanouissement personnel et à une recomposition des solidarités à la base comme socle d’une reconstruction différente de l’économie et de la société (Idem, 14-15).
Heureuse coïncidence, Baum fit connaître les idées de Polanyi aux dirigeants du Kitchener Working Centre (Ontario) avec qui il collaborait depuis 1982 et qui se trouvait dans une impasse en 1995, ce qui incita alors l’organisme à s’engager dans des projets de travail plus accordés à une économie de solidarité (Idem, 15). Baum accompagna ce laboratoire économique et social jusqu’à son décès, ne cessant d’y puiser inspiration pour ses analyses sur le travail et une alternative à la société capitaliste. Il ne cessera jamais de puiser à ce bagage d’expérience et de réflexion pour contribuer à la société québécoise, aux prises elle aussi avec le néolibéralisme, à travers un grand nombre de ses ouvrages et articles ou encore de ses commentaires sur des encycliques et déclarations épiscopales touchant la justice économique et sociale.
4.2 Limites de la critique chrétienne de l’économie néolibérale chez Gregory Baum
Nonobstant ce qui précède, je demeure quelque peu perplexe face à la façon dont Gregory Baum traite de l’économie néolibérale. Il en reconnaît, certes, le rôle structurant dans le monde actuel. À la suite de Karl Polanyi, il sait aussi reconnaître, malgré les démentis des économistes orthodoxes, que l’économie a également des déterminants institutionnels, culturels, politiques, sociaux, etc. Il insiste avec raison non seulement sur les conséquences proprement économiques et politiques du néolibéralisme, mais aussi sur ses conséquences culturelles, et ce, jusqu’à ses implications pour nos assises anthropologiques mêmes qu’il refaçonne aussi bien sur le plan collectif que personnel. Sur ce point, l’analyse de Baum rejoint celles de Polanyi et de Jean-Paul II et met en relief avec brio, à partir de la réalité du travail, la logique de l’aliénation capitaliste ou l’anthropologie défectueuse qui anime ce système. Enfin, il sait joindre à cette critique la proposition d’un parcours alternatif possible, comme vu plus haut, en insistant particulièrement sur les composantes « théologiques », éthiques et culturelles d’un tel renversement (Baum 1988b, 70-73). Restent cependant quelques limites.
Tout d’abord, sauf pour deux brefs articles (Baum1988a et 1995) où il commente les prises de position de deux organismes chrétiens – Développement et Paix (Bertrand 1995) et la CECC (1987) –, je n’observe jamais Gregory Baum discuter avec des arguments intra-économiques les situations marquées par le néolibéralisme qu’il dénonce. Lorsqu’il commente les encycliques sociales qui critiquent la mondialisation néolibérale (1988b), son attention se pose davantage sur les grandes orientations philosophiques, politiques et éthico-théologiques de cette critique que sur certaines intuitions fines et novatrices de l’analyse d’un Jean-Paul II, par exemple, concernant les processus économiques eux-mêmes. Je pense ainsi à la distinction faite dans Laborem exercens (Jean-Paul II 1981) entre « employeur direct » et « employeur indirect » (§ 16-17). Ou encore à Sollicitudo rei socialis (Jean-Paul II 1987) qui pointe certains « mécanismes économiques, financiers et sociaux qui, bien que menés par la volonté des hommes […] fonctionnent souvent d’une manière quasi automatique rendant plus rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres » (§ 16, je souligne). Un tel effort d’analyse au plus près du plan opérationnel me paraît indispensable. Autrement, une critique trop globale de la mondialisation néolibérale risque d’apparaître comme purement incantatoire, de rendre celle-ci encore plus mystificatrice et de manquer la visée de soutien et de mobilisation des populations qui en sont victimes.
Par ailleurs, chez Baum, les dimensions non économiques énoncées plus haut restent soit en amont, soit en aval de l’économie comme telle, sans qu’elles soient considérées comme internes à l’économie néolibérale elle-même. En effet, ce modèle économique comporte ou implique de façon inhérente un type de politique, de culture et de projet de société, de même qu’une dynamique de « sacralisation » et un projet « sotériologique » tout aussi pervers. On peut alors se demander : la critique que Baum fait de l’économie néolibérale va-t-elle au bout de l’analyse ou aborde-t-elle cette orientation de façon seulement périphérique, sans en toucher le coeur ? Cela dit, si Baum n’hésite pas, avec Jean-Paul II et d’autres critiques, à parler d’idolâtrie pour qualifier ce que sont devenus l’argent et le pouvoir, à l’évidence, son attention n’est pas d’abord attirée par la mutation que l’économie néolibérale fait subir à toutes les dimensions de la réalité en leur substituant sa propre teneur spécifiquement marchande – une sorte de « transsubstantiation » à rebours, si on me permet cette ironie.
Mentionnons, enfin, une dernière limite observée chez notre auteur dans son traitement de l’économie : l’articulation de l’économie avec la question environnementale, devenue incontournable, n’est jamais véritablement problématisée, bien que Baum ait porté à notre attention la crise écologique comme une priorité d’avenir (2017, 166-167).
5 L’apport fondamental de Gregory Baum au Québec : un appel audacieux à construire un avenir inédit
Ce rapide tour d’horizon permet véritablement de parler d’un « effet Baum » (Cornellier 2017) sur la société et les Églises québécoises. Un impact rendu possible grâce à l’intégration humaine exceptionnelle, à la fois citoyenne et croyante, de Baum et de sa double compétence professionnelle de théologien et de sociologue. Ce prophète pleinement assumé et tout entier dédié à servir ou à redonner sans compter, selon le double mouvement de la spiritualité qui l’animait, aura su non seulement éclairer les Québécois et les Québécoises sur les questions qui les préoccupaient mais, venant d’ailleurs, il aura su également les tirer vers d’autres ailleurs.
« Then as now I have the desire to be radical and orthodox at the same time », disait déjà Baum en 1970 (1979, XII). Promesse tenue, témoigne Heather Eaton, qui rappelle l’inébranlable engagement de Baum pour la justice, un engagement guidé par l’option pour les pauvres et exprimé « in a gentle yet unwavering and steady manner. Gregory was a quiet, yet radical, revolutionary » (2018, 15) – un « révolutionnaire tranquille » donc ! Celui-ci n’aurait-il pas été un Québécois avant la lettre, destiné sinon fait sur mesure pour vivre en ce « pays » ? Il aura, certes, grandement contribué à ce que le Québec garde encore quelque chose de son élan de la Révolution tranquille malgré les orientations néolibérales subséquentes visant à mettre au rancart le « modèle québécois » des années 1960 avec sa culture et ses valeurs.
Mais quel serait plus précisément le legs fondamental de Gregory Baum au Québec ? Au fil du présent parcours, une intuition s’est faite jour en moi et n’a cessé de m’habiter : par-delà toute proposition ou tout message particulier, un fil conducteur m’a paru virtuellement sous-tendre tous les engagements et écrits de Baum. En effet, j’entends résonner à travers ceux-ci une interpellation, comme un appel à la société québécoise à assumer pleinement son passé dans son projet d’avenir, à partir de la considération prioritaire des pauvres, si intimement liée au sens même que Baum donnait à la transcendance. Un appel par ailleurs adossé au mouvement le plus personnel de son propre chemin où, sans jamais nier les souffrances de son passé tragique ou s’y replier, Baum en a assumé la mémoire et s’est appuyé sur celle-ci pour faire face aux critiques comme aux injustices et pour projeter sa vie dans une autre direction.
De façon plus précise, je formulerais ainsi cet appel audacieux et prophétique, propre à tirer vers le haut : à une société historiquement conquise, humiliée et rabaissée[10], et maintenant tentée de se rehausser par la voie néolibérale faussement héroïque de la puissance économique, par la compétitivité à tout prix et par la prédation tous azimuts en vue d’un enrichissement sans fin[11], Gregory Baum aura plutôt suggéré une voie plus étroite, plus humaine et plus évangélique, balisée par un souci du bien commun et passant par l’exhaussement prioritaire des personnes et des groupes les plus vulnérables, notamment les Premières Nations, trop souvent oubliées – même par lui-même, avait-il déjà confessé (Baum 2017, 255-256). Il s’agit d’une voie plus empathique à l’égard de la propre expérience historique singulière de cette société, à la fois comme peuple colonisateur des Premières Nations et comme peuple conquis et « colonisé » – ou plus justement et de façon moins dichotomique, comme peuple en « position intermédiaire » de « colons prolétarisés », selon l’expression d’Alain Deneault dans sa conférence « Bande de colons[12] » au festival TransAmériques en 2017 (Labrecque 2020). Une voie rejoignant celle d’autres sociétés civiles et de peuples résistants qui, à travers le monde, se soulèvent et cherchent à reprendre l’initiative, à redevenir des sujets solidaires pour créer les conditions d’une « vie bonne » ou du « bien vivre », en lieu et place de l’impasse créée par la folie néolibérale[13]. Une voie, donc, qui ferait enfin sortir les francophones, au Québec, de la binarité ou de l’oscillation mortifère entre l’attitude de vaincus s’écrasant devant leur sort et celle de vainqueurs éventuels, arrogants et sans pitié. La voie d’une mémoire (« Je me souviens », selon la devise du Québec) poussant à la compassion plutôt qu’à l’élimination des autres, « génocidaire » ou autre. Le Juif allemand Gregory Baum savait bien de quoi il parlait en ce sens.
Je l’ai déjà mentionné, Gregory Baum était convaincu que toute société, laissée à elle-même, pouvait succomber à la tentation de s’ériger en hiérarchie, jusqu’à outrance parfois. À sa façon, il aura averti le Québec de cette pente dangereuse étrangère à ses racines, et l’aura invité à se donner un projet collectif autrement plus digne, accordé aux signes des temps et mobilisateur. Et parmi ces possibilités, comment ne pas penser, au vu de son adhésion au parti politique Québec solidaire et de sa réflexion sur l’arrière-plan historique de chaque enjeu québécois abordé ou encore sur le nationalisme (1998a ; 2017, 144-146), qu’il aurait vu d’un oeil très favorable le Québec emprunter avec courage le chemin de la souveraineté politique ? Comme levier, certes, pour diverses tâches de transformation sociétale requises par notre temps, dont celle de la démondialisation économique pour sortir de la « cage de fer » (pour reprendre l’image de Max Weber) de l’ultralibéralisme, mais aussi pour s’accomplir comme peuple libre et responsable plutôt que de se résigner à quelque « démission tranquille » (Beauchemin 2020) ? À quand une réflexion de la théologie québécoise, aussi bien universitaire que « de terrain », sur la question nationale ? De bien des manières, donc, Gregory Baum n’aura cessé d’éclairer la route pour réaliser ce que Franz Fanon considérait comme une tâche incontournable : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (1970, 141). Un propos que Nawel Hamidi et Pierrot Ross-Tremblay citaient et développaient récemment dans un article sur la Commission Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : « Nous sommes dorénavant devant le choix clair d’honorer ou de trahir notre humanité » (2019, B 11).
6 Poursuivre la « conversation » avec Gregory Baum
On ne saurait « conclure » sur un tel homme et son oeuvre, et encore moins à partir d’une si modeste sélection d’écrits. Mais d’abord parce que tout, chez Baum, appelle à projeter plus loin la tradition dont il s’est fait porteur. Y a-t-il meilleure façon d’honorer sa mémoire que d’embrasser à notre tour le monde qui vient avec ses promesses et ses défis ?
Avant de considérer cette tâche, jetons un dernier regard, théologique cette fois, sur ce singulier parcours. Dès le début de cette recherche sur les rapports de Gregory Baum avec le Québec, s’était imposé une prise en compte préalable du profil spirituel si déterminant de cet homme, et plus précisément de la source théologale de sa posture existentielle et professionnelle. Le double mouvement de la grâce ou gratuité divine (reçue et rendue) – qui structure toute sa vie et se traduit dans une recherche constante de « réciprocité » dans ses rapports avec les autres – révélait chez lui, à mon sens, le souci d’un accomplissement de notre vocation d’êtres humains en tant qu’« images » d’un Dieu dit « Trinité » (et donc « communauté »). Comme en écho à cette assertion, la période québécoise de la vie et de l’oeuvre de Gregory Baum m’a paru comporter aussi une certaine structuration christologique. Pas question ici de « canoniser » celui-ci, mais n’y a-t-il pas là l’objectivité d’un « grain de vérité » à reconnaître ?
Considérons l’événement Jésus. En cet homme, en effet, Dieu s’incarne dans une terre particulière qui, pendant une trentaine d’années, lui fera prendre un « accent » de pleine humanité bien déterminé. Ce Dieu exprimera en Jésus une proximité et une solidarité inouïes, en particulier auprès des plus petits de ses frères et de ses soeurs auxquels il s’identifiera et dont il partagera le destin d’exclusion. Une existence, donc, comme espace où le mystère de Dieu arrive à se déployer pleinement dans toute sa singularité. Et, simultanément, à travers cet ancrage solidaire à la finale tragique, Dieu interpelle cette société du Ier siècle, en conteste les idoles asservissantes et meurtrières, s’y révèle autre et lui fait entrevoir un autre monde possible.
Le parcours de Gregory Baum s’immergeant totalement dans le Québec pendant une trentaine d’années et l’interpellant de l’intérieur vers de nouvelles possibilités, dans la perspective des plus démunis dont il se fera prioritairement solidaire, n’est-il pas à comprendre comme un effort de « suite de Jésus », comme le dit la tradition chrétienne, comme un parcours de « témoin » ? À chacun et à chacune de juger de la justesse de cette appréciation à partir de sa propre exploration de l’héritage de Baum. Peut-être nous sera-t-il alors donné de vivre une expérience similaire à celle des disciples d’Emmaüs reconnaissant, en même temps qu’il disparaissait à leurs yeux, l’identité de celui qui s’était mis à table avec eux, et à propos duquel ils se souvenaient que leur coeur « brûlait en eux tandis qu’il leur parlait en chemin et leur ouvrait les Écritures » (Lc 24, 30-32). Expérience qui les fera passer de la déroute désespérée à un retour à Jérusalem pour de nouveaux engagements, jusque-là impensables.
Il se trouve au Québec un vaste réseau de personnes et de groupes, d’inspiration chrétienne ou autre, à avoir perdu un ami, un maître et un compagnon de militance sociale. Perdu ? Pas tout à fait. Se référant à l’expérience de la veuve de Sarepta, Gregory Baum a placé tout son itinéraire sous le signe de « la cruche de farine [qui] ne tarit pas, et de la jarre d’huile [qui] ne désemplit pas » (1 Rois 17,15). Aujourd’hui, l’Esprit qui a fait ce « miracle » pour lui nous donne de trouver dans sa nouvelle et toujours amicale présence « assez d’huile et de nourriture pour un bon moment ![14] », de quoi nous inspirer des chemins de renouveau et nous y soutenir.
Si le départ de Gregory Baum nous fait mieux prendre la mesure de l’ampleur de sa riche contribution, ne résonne-t-il pas également pour nous comme un appel à prendre la relève, chacune et chacun à sa façon, bien sûr, mais aussi tous ensemble, collectivement ? Pour répondre à un tel appel, nous pourrons nous replonger aussi bien dans notre mémoire personnelle et collective du compagnonnage de Baum que dans ses écrits, lumineux et connus de façon encore trop fragmentaire. De quoi, donc, poursuivre la « conversation » avec ce géant qui a tant à nous apprendre encore. Je retiendrai ici trois pistes ou chantiers de l’horizon qui nous est ouvert par son héritage.
J’ai déjà fait allusion à trois questions relativement nouvelles auxquelles, de son aveu même, Baum n’a pas accordé suffisamment d’espace dans ses écrits. En effet, le grand retour des Premières Nations et nos rapports relativement nouveaux avec celles-ci, l’urgence environnementale, ainsi que la révolution féministe n’ont pas fait, à ma connaissance, l’objet d’articles spécifiques chez lui, à l’exception notable d’un article en anglais sur l’Église et le mouvement des femmes (1988c). Sur ce dernier sujet, notons cependant que Baum a largement ouvert les pages de sa revue, The Ecumenist, aux « expertes » elles-mêmes, à des voix féminines, tout en signant régulièrement lui-même des recensions d’ouvrages féministes, ou encore en présentant de grandes figures de femmes engagées qu’il avait personnellement connues, telle Dorothy Soelle. Baum a touché ces problématiques mais généralement de façon incidente ou sur un mode mineur. Celles-ci n’ont évidemment pas cessé de prendre de l’ampleur depuis lors et plusieurs théologiennes et théologiens québécois s’y sont plongés, dans l’esprit même qui habitait les démarches de Baum, toujours à l’affût des signes des temps et d’un dépassement des limites de son propre travail.
Un autre trait de l’engagement de Gregory Baum nous interpelle avec insistance aujourd’hui : l’impératif d’intervenir plus fréquemment et avec plus de hardiesse dans l’espace public. Conscients de la dévalorisation et même de l’effacement accéléré des références chrétiennes dans notre milieu, nous en sommes venus à nous sentir passablement inhibés à cet égard. Venant de l’extérieur après plusieurs migrations, et généralement de milieux plus pluralistes que le Québec sur le plan confessionnel, Baum s’est exprimé en ce sens de façon beaucoup plus décomplexée et spontanée que nous, et cela sans jamais se départir de son tact et de son respect. Intrigués par les propos et le ton de cet étranger, les segments de la population québécoise qui se sentaient en consonance avec ses analyses lui auront prêté l’oreille peut-être davantage qu’à des intervenant.e.s issu.e.s de ce milieu. La longue expérience de Baum l’aura rendu profondément sensible au caractère précieux, original et même révolutionnaire des perspectives évangéliques, et lui aura donné l’audace de les proposer ici avec assurance et sur le ton très juste d’une heureuse découverte à partager.
Je termine en affirmant qu’au moment où s’effritent les assises institutionnelles du christianisme social mais non, espérons-le, la pertinence de celui-ci, il importe au plus haut point d’accueillir et de recueillir l’inspiration et le legs précieux de Gregory Baum pour consolider les bases intellectuelles, spirituelles et théologiques de cette mouvance, dans laquelle je m’inscris personnellement, et pour en favoriser l’élan créateur et potentiellement prophétique. Ce besoin est maintenant largement ressenti, car les générations porteuses de cette tradition savent que le temps leur est désormais compté. Aussi, comme j’en faisais mention plus haut dans cet article, une démarche ralliant des individus, des groupes et des organismes chrétiens du Québec a-t-elle été entreprise en ce sens. Les personnes qui y sont engagées s’efforcent de voir le monde qui veut naître et d’entendre les appels de l’Esprit qui y est à l’oeuvre. De nouvelles approches sont mises en oeuvre où la priorité est donnée à la sensibilité et aux initiatives des plus jeunes. Nous sommes condamnés à la créativité, car la vie est là. Nous aurons à faire de nouveaux choix, ensemble et avec confiance en l’avenir. Gregory Baum et son oeuvre nous restent, à cet égard, présents comme une vivante, étonnante, mais jamais complaisante référence de jeunesse.
Appendices
Note biographique
Michel Beaudin est professeur honoraire de l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal où il a enseigné en théologie et en éthique contextuelles, concernant notamment l’économie. Il est co-auteur de L’utopie de la solidarité au Québec. Contribution de la mouvance sociale chrétienne, Montréal, Paulines, 2011, ainsi que de Nous sommes le territoire !, Montréal, Novalis, 2016.
Notes
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[1]
L’amorce ou la forme sait surprendre parfois : un film à propos des religions et de la réconciliation (Baum 2008b, 38), une oeuvre artistique à propos de l’identité culturelle (Baum 2007, 38), une lettre à saint Augustin pour parler de la mondialisation des marchés (Baum 1996a, 212-213), etc.
-
[2]
Voir la présentation qu’il en fait en Baum (1996d).
-
[3]
À la suite de la publication d’un article sur la sexualité humaine écrit par Baum, l’archevêque de Toronto, Mgr Pocock, lui interdit de prêcher dans les églises, en lui expliquant : « The trouble with you, Gregory, is that people understand you ». (Wells 2018, 8)
-
[4]
L. Cormie, dans une note manuscrite transmise après le décès de G. Baum.
-
[5]
Parmi des exemples tirés de son expérience au Québec à propos d’un tel humanisme, Baum cite la leader féministe et co-fondatrice de Québec solidaire, Françoise David, répondant alors à la question d’un journaliste sur ses croyances : « The values I endorse are equal rights and equal chances, social solidarity, constructing a culture of peace and respect for nature. These are my fundamental values: they give meaning to my life » (Baum 2010d, 365, propos tirés de La Presse, Cahier Plus, 23 mars 2008, p. 3).
-
[6]
Voir dans les ouvrages Compassion et solidarité (Baum 1992a) ainsi que Étonnante Église (Baum 2006b) des développements très substantiels sur ces processus ecclésiaux.
-
[7]
Voir l’analyse de cet ouvrage par Jean-François Roussel dans le présent numéro de Théologiques.
-
[8]
Voir à ce sujet Baum : « The Religious Dimension of Political Economy » (sans date mais après 1996), version manuscrite transmise par l’auteur et peut-être jamais publiée.
-
[9]
Deux affirmations entendues de la part de G. Doré et de P. Goldberger, pasteurs de l’Église Unie, au lancement d’un livre du premier (Doré 2019).
-
[10]
Le conquérant britannique (1763) du peuple de la Nouvelle-France, alors abandonné par la France, a souhaité son assimilation, déporté les Acadiens et durement réprimé l’insurrection de 1837-1838, motivée pourtant par de justes revendications. Plus tard, ce gouvernement colonial inventera la Loi sur les Indiens avec les conséquences et les suites que l’on connaît. Il adoptera en outre une politique restrictive d’occupation du territoire vis-à-vis des Canadiens français mais largement favorable aux nouveaux arrivants britanniques et aux Loyalistes fuyant la révolution américaine. Et cela sans parler de la prolétarisation de ce peuple par un patronat anglophone jusque tard au XXe siècle.
-
[11]
Devenir enfin « un peuple de winners » et « plus riche », proposait le premier ministre Legault (Lanctôt 2019; Bélair-Cirino 2019), ou retrouvant « son esprit de conquête », clamait déjà son prédécesseur (Couilllard 2017).
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[12]
Deneault (2000) reprend ce propos de façon magistrale dans un ouvrage récent du même titre, forçant une réflexion radicale sur les représentations d’elles-mêmes et de leur histoire ayant prévalu jusqu’ici dans les sociétés québécoise et canadienne. Pour cet auteur, la majorité de la population canadienne n’est pas à confondre avec une minorité, celle des colonisateurs ou des promoteurs politiques et économiques, français d’abord, puis anglais, et enfin anglo-canadiens, de l’entreprise coloniale d’accaparement et d’exploitation d’un territoire toujours en mal de pleine souveraineté. Il faut plutôt parler de « colons », dans ce cas, agents subalternes, complices objectifs ou instrumentalisés, et faiblement bénéficiaires de ce projet dont les peuples autochtones furent, eux, les victimes ou les véritables colonisés. Cette ambiguïté est encore rehaussée chez les Canadiens français (dont les Québécois) du fait qu’après la Conquête, ceux-ci se virent à la fois relégués à un statut de citoyens de seconde zone ou de subordonnés par rapport aux anglophones, et sévèrement prolétarisés jusqu’à une époque récente. D’où leur tentation intermittente de se voir comme le deuxième terme du binôme « colonisateurs / colonisés ».
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[13]
Une voie faisant écho à ces paroles du grand poète québécois Gilles Vigneault dans sa chanson Mon pays : « […] De ce grand pays solitaire Je crie avant que de me taire À tous les hommes de la terre Ma maison c’est votre maison […] ».
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[14]
Témoignage de Michel Andraos aux funérailles de Gregory Baum: Un témoignage et une réflexion, p. 2 (document transmis par l’auteur).
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