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« Ce n’est pas la connaissance et la spéculation qui font le théologien, mais la vie, la mort et le châtiment[1] ».

Cet article porte sur un bout de phrase que l’on trouve dans le dernier ouvrage de J.-M. Ela. C’est au moment où il dénoue le dernier piège sur son parcours existentiel que le théologien camerounais, qui se trouve en exil au Canada, écrit l’ouvrage Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère. Cette oeuvre de remise au jour de la théologie africaine est une fresque aux tonalités suggestives et provocantes qui remet en question la hiérarchisation des savoirs. Elle est une promotion de la compétence des marges qui débouche dans la découverte tant du Dieu qui libère que des contours neufs de la libération. Découverte compromettante qui expose le découvreur, elle recèle une pointe de subversion intégrant la réforme sur Dieu. J.-M. Ela écrit : « En effet, c’est à partir des faits concrets et des questions qu’il reçoit du monde et de l’histoire que le théologien engage sa réforme sur Dieu en Jésus-Christ » (Ela 2003, 13).

Je propose de me colleter à ce bout de phrase pour en dégager les implications existentielles, herméneutiques et épistémologiques pour le théologien et la théologienne. J’ordonne ainsi cet article autour de quatre points : d’abord le contexte global de l’ouvrage de J.-M. Ela, ensuite l’approche de Dieu qui se dégage de l’ouvrage avant de développer les implications de la phrase ici à l’étude pour la théologie. Je m’interrogerai enfin, sur la postérité que les institutions universitaires africaines pourraient donner à la pensée de J.-M. Ela. Une brève conclusion achève cet article.

1 Un dernier ouvrage sur Dieu, une parole ultime sur la théologie africaine

Le dernier ouvrage théologique de J.-M. Ela est construit autour d’une conviction : « C’est sur le terrain de la mission que le chrétien témoigne de sa capacité de signification et d’interpellation du Visage de Dieu en Jésus-Christ » (Ela 2003, 19). L’écriture de cet ouvrage ressemble bien à l’exhibition qu’un danseur aurait faite en donnant à la ronde autant de morceaux de lui-même pour le souvenir et pour le lien de l’amitié[2]. Cet ouvrage écrit en exil porte les traces des différents pièges que le théologien en boubou a dû desserrer. Traqué par une dictature sénile et anémiée, redouté et abandonné par une Église timorée, ignoré dans sa terre d’accueil - par conformisme, aucun diocèse du Canada, son pays d’exil, ne lui offre l’hospitalité -le théologien gardera sa sérénité et trouvera le temps d’écrire. Écrire non pas pour lui-même, mais pour la postérité. Écrire pour dire Dieu tel qu’identifié par les siens : Dieu commerçant avec l’histoire pour sauver les humains dès ici-bas, Dieu dont il a appris à parler à partir des langages où les Kirdi se disent eux-mêmes et racontent le monde où ils vivent (Ela 2003, 35). J.-M. Ela articule un dire Dieu qui rend l’altérité de Dieu prenable, saisissable, désirable et pertinente. Dans la même ligne que ses compatriotes M.-P. Hebga (1976), E. Mveng (1985) et F. Eboussi Boulaga (1981), il établit que la révélation de Dieu est proposition et non pas imposition, libération plutôt que domination.

J.-M. Ela ne se contente pas de discourir sur Dieu. Il fait un pas de plus et s’interroge sur le dire Dieu en Jésus-Christ que l’Africain pourrait articuler aujourd’hui en Afrique. L’insistance ici n’est pas que sur Dieu et le contenu de sa parole, mais aussi, et surtout, sur la référence temporelle et spatiale ainsi que les destinataires du discours de Dieu. J.-M. Ela est en quête d’un dire sur Dieu qui soit pertinent et qui ne s’enlise pas dans du déjà-dit, dans les réponses d’hier. Il s’agit d’un discours ancré dans le concret qui décortique les faits. Il élabore une parole spécifique se ressourçant tant dans l’inouï de Dieu que dans ce que les Africains disent d’eux-mêmes, en écho à ce que Dieu dit aujourd’hui à l’Afrique. L’hodie, ici est l’aujourd’hui qui donne un sens aux réalités structurantes d’une Afrique en mutation, celle qui s’invente dans les espaces urbains. C’est celui d’une histoire qui porte les traces de la traite négrière et les empreintes de la colonisation. De cette histoire, J.-M. Ela fait l’expérience au nord du Cameroun à Tokombéré[3] en allant à la rencontre des Kirdi. Ce peuple montagnard marginalisé par l’administration camerounaise vit au quotidien les exactions et l’exploitation du pouvoir étatique. Il voit ses savoirs assujettis, sa capacité de réflexivité occultée et son agentivité obstruée. J.-M. Ela éveille les consciences des Kirdi. Il leur apprend à résister à l’oppression et à combattre toute forme de domination. Le théologien camerounais se rappelle son expérience en ces termes : « Mon travail dans le nord Cameroun consistait à mettre les gens dans des conditions où ils pouvaient s’organiser pour se sortir de toutes les situations de pauvreté et d’oppression dans lesquelles ils vivaient » (Assogba 2010, 59). Auprès des Kirdi, J.-M. Ela apprend à « décrypter la banalité africaine en s’efforçant de comprendre le temps de Dieu dans le temps du monde » (Ela 2003, 14). De ces pérégrinations qui ont formé le théologien camerounais à l’écoute des questions et des besoins, des aspirations et des inquiétudes des Kirdi, naît une théologie expérientielle. Cette théologie qui articule des analyses économique, politique, sociologique, écologique et développementiste au discours sur Dieu est la théologie sous l’arbre. C’est « celle qui s’élabore dans le coude à coude avec les paysans et les jeunes en quête d’avenir dans des villages affrontés au problème de la terre, de l’eau et du mil » (Ela 1985, 215-216). L’horizon de cette théologie est la déconstruction de la domination ainsi que la libération des opprimés. De là la question, que le théologien en boubou s’approprie et que lui suggère une jeune femme kirdi excédée : « Dieu, Dieu, et après ? » (Ela 2003, 8). Reprise par J.-M. Ela, la question devient : « Que signifie Dieu pour les gens qui sont dans les situations de pauvreté, de sécheresse et de famine, d’injustice et d’oppression ? » (Ela 2003, 8). En quoi Dieu les concerne-t-il dans les conditions dramatiques où ils vivent aujourd’hui ? (Ela 2003, 11).

Avec cette reformulation, J.-M. Ela remet en question l’acte théologique en lui assignant une problématique nouvelle : réinterpréter l’Évangile à partir des situations concrètes actuelles. Il s’ensuit un triple déplacement. Le premier déplacement porte sur le lieu d’où surgit le discours théologique. Ce n’est pas la capitale ni la ville, mais les villages de brousse et les quartiers précaires délaissés par le gouvernement central. Ce n’est donc pas un milieu académique, universitaire ou une agora d’intellectuels, mais plutôt le lieu où les auditeurs se tiennent (Ela 2003, 25). C’est ce non-lieu habité par des questions et des inquiétudes, des frustrations et des aspirations des femmes et des hommes confrontés à « des réalités économiques brutales, des structures politiques marquées par une tradition de violence et d’autoritarisme » (Ela 2003, 9). Lieu d’exclusion, de minorisation, d’invisibilisation et d’intériorisation de la domination, les marges se muent en espace contre-hégémonique de création. Au coeur de ce lieu sociohistorique, spirituel et ecclésial se dresse l’arbre à palabres. Celui-ci s’érige comme un espace où librement, hommes et femmes, jeunes et adultes, croyants et non-croyants échangent, dialoguent, apprennent à écouter, s’écoutent mutuellement et co-construisent un savoir non assujetti. L’arbre à palabres se passe de ces institutions ecclésiales qui légitiment les savoirs théologiques dominants et invalident les savoirs des marges. L’existence de ce lieu remet en cause les archétypes normatifs distinguant la théologie savante de la théologie des marges. De ce lieu émerge un discours sur Dieu se ressourçant dans la banalité quotidienne de l’histoire des hommes et des femmes et se nourrissant de leurs problèmes existentiels[4]. La théologie qui émerge de ce lieu, la théologie sous l’arbre, redonne aux Kirdi leur voix.

Le deuxième déplacement est opéré sur la manière d’articuler le discours sur Dieu. Il ne s’agit plus d’une entreprise monologale, mais plutôt dialogale. Elle fait entrer en dialogue le ou la théologien(ne) et les auditeurs de la parole. Tous ensemble, ils tissent la natte de la parole à partir de leur contexte, dans les vicissitudes de leur histoire. C’est dans cet acte de tissage collectif, communautaire et pluriel que Dieu les rencontre. C’est à partir de leurs situations d’oppression et d’injustice que les Africains sont conviés à saisir sur le vif la signification de la révélation de Dieu. Cette dernière est dévoilement de ce qu’est l’homme pour Dieu, déclinaison de la responsabilité mutuelle de veille des humains et scansion du destin du monde. Comme proposition de sens, la théologie demeure attenante à l’expérience de l’Afrique d’en bas.

Ces deux déplacements enrichissent la théologie qui déploie une nouvelle herméneutique. Axée autour du terrain, cette herméneutique est adossée au vécu, aux expériences des auditeurs de la Parole de Dieu. Corrélée à l’herméneutique de l’existence humaine, l’herméneutique du message divin requiert une pédagogie du regard du théologien et de la théologienne. J.-M. Ela en brosse l’horizon : réfléchir sur les conditions de production du sens de la Parole de Dieu et de ses modalités d’expression dans la culture et l’histoire (Ela 2003, 14), assumer les tâches de l’intelligence de la foi à partir d’une expérience profonde où l’unité de la théologie et de la spiritualité jaillit d’un choix de vie et de recherche en faveur de la libération des opprimés (Ela 2003, 15). À son avis, « l’herméneutique du message divin, étroitement liée à l’herméneutique de l’existence humaine, s’inscrit en profondeur dans le projet d’inculturation » (Ela 2003, 30-31). Ce projet entend dépasser la théologie traditionnelle eurocentrée. Il requiert la rupture avec les paradigmes marqués par l’européocentrisme (Ela 2003, 37). Il s’ensuit un troisième déplacement qui ouvre sur une théologie africaine en dialogue avec les sciences humaines (Ela 2003, 101). Ce déplacement fait entrer en dialogue la théologie avec diverses disciplines : anthropologie, sciences sociales[5], ethnologie, sémiologie, écologie, herméneutique, sciences politiques, sciences économiques et sciences des religions.

Avec ces trois déplacements émerge une tradition intellectuelle adossée à un nouveau paradigme. Elle permet de repenser le message de salut dans le cadre des références de la société et de l’histoire africaine, tant coloniale que postcoloniale. Ce paradigme qui est décolonial inspire une théologie de la dissidence évangélique et de l’insoumission (Ela 2003, 87), celle qui fait mémoire de l’Évangile de libération et repense la théologie africaine en faisant découvrir et advenir le Dieu qui libère.

2 La théologie, un discours sur le Dieu qui libère

J.-M. Ela approche la théologie comme un discours porteur de sens et une réponse pertinente aux exigences des auditeurs de la parole de Dieu. Il la définit comme « une réflexion à partir de l’expérience vécue […] un travail de déchiffrage du sens de la Révélation dans le contexte historique où nous prenons conscience de nous-mêmes et de notre situation dans le monde » (Ela 1980, 40-41). À ses yeux, « le problème de la théologie africaine ne se situe donc plus au niveau du discours, mais bien plutôt au niveau d’un engagement concret, là où des hommes et des femmes s’attellent à des tâches par lesquelles l’Église décide de rejoindre les humains embourbés dans l’histoire » (Ela 1984, 49). La théologie se situe dans « la dynamique du témoignage des hommes et des femmes qui risquent leur vie pour défendre les droits humains au nom de l’Évangile » (Ela 2003, 87). Elle dénonce l’alliance tragique entre révélation et domination, évangélisation et asservissement, christianisme et impérialisme. L’essence de la libération se déploie de manière exemplative dans le livre de l’Exode et le Magnificat[6]. La libération prend les contours de la décolonisation, du développement, de la justice sociale, du respect des droits imprescriptibles et des libertés fondamentales (Ela 2003, 234). La théologie de J.-M. Ela exige une pédagogie du regard qui libère du réflexe du « on a toujours fait ainsi » (François 2013, § 33). Elle affranchit de tout ethnocentrisme. Le théologien et sociologue camerounais ne cherche pas à descendre l’Occident du piédestal et le remplacer par l’Afrique des cultures traditionnelles. Il veut se défaire de toute hiérarchisation des savoirs, et apprendre des petits, à qui son Dieu révèle des choses qu’il cache aux sages et aux savants (Mt 11, 25-27).

Avec J.-M. Ela, la théologie sort des rets du conformisme, des marécages de l’orthodoxie et des promesses sur l’au-delà (vie éternelle, royaume des cieux…). Elle se déploie dans les steppes de la désobéissance épistémologique en campant sur le terrain des transgressions des clôtures dogmatiques et institutionnelles. La théologie devient un discours en écho à la praxis du Nazaréen qui a constamment dit non au système pour être conforme à son Dieu. Pour tout dire, en défaisant le particularisme hégémonique et en critiquant l’universalisme singulier, abstrait et eurocentré, la théologie africaine, telle qu’elle se découvre chez J.-M. Ela, se forge une écriture, une épistémè non exclusive qui se reconnaît particulière et en quête de dialogue avec d’autres épistémès. C’est une épistémè dialogale qui se nourrit de l’espérance et des problèmes de l’Afrique d’en bas, une énonciation interactive, en résonance, en écho qui s’enrichit des reflets et des traces des énoncés des marges.

Ce faisant, s’attachant au défi de l’interdisciplinarité, la théologie africaine de veine « élaienne » pose le « défi de l’innovation théorique » (Ela 2006, 264). J.-M. Ela entend relever ce défi au niveau de l’épistémologie et de celui de protagonistes de la théologie. En effet, en quête de nouveaux outils d’analyse et de compréhension de l’unique mystère de Dieu en Jésus-Christ, il entrevoit de nouveaux cadres conceptuels, un renouvellement des grilles d’interprétation de la révélation, de nouveaux paradigmes, outils et instruments opératoires. La redéfinition des cadres d’intelligibilité et des grilles de lecture a pour corollaire l’implication du monde d’en bas dans l’élaboration de la théologie africaine repensée. J.-M. Ela place sa théologie dans l’interstice entre théologie et sciences humaines, recherche érudite et vulgarisation. Sa théologie balise des territoires épistémologiques qui travaillent la suture entre la théorie et la pratique, la révélation et la domination, la foi et l’évangélisation, l’eucharistie et la libération, la religion et la politique. En conséquence, elle prend les contours d’une parole subversive, provocante, dérangeante dont l’horizon est, pour reprendre le livre de la Genèse, d’une part, la restauration ou la préservation de l’image de Dieu blottie en l’homme, et, d’autre part, la domination raisonnée et la soumission responsable de la terre (Gn 1, 27-28). Dans la perspective de J.-M. Ela, l’élaboration d’un discours porteur de sens sur Dieu est une oeuvre de l’Église dans l’Église. Comme telle, cette oeuvre d’énonciation collective commencée à Tokombéré et poursuivie à Yaoundé nécessite d’apprendre à lire la Bible avec les yeux du peuple. Cet apprentissage sous le mode du croisement des questions du théologien et des interrogations de son peuple prend en compte les aspirations et le potentiel inventif du monde d’en bas. Il appelle la réforme sur Dieu en Jésus-Christ.

3 La réforme sur Dieu en Jésus-Christ. Pour un nouveau paradigme en théologie africaine

Une chose frappe à la lecture de l’oeuvre de J.-M. Ela. La théologie n’est pas à ses yeux l’apanage des intellectuels ni le monopole des experts. Elle n’est pas non plus une activité entreprise au nom d’une universalité eurocentrée, selon une épistémologie, une méthodologie, une pédagogie et une herméneutique prédéfinies. Dans sa perspective, « tout chrétien est en mesure de s’y consacrer » (Ela 2003, 428). Indépendamment que la théologie soit pratiquée de manière professionnelle ou amateure, l’affirmation s’accompagne d’une exigence : « S’enraciner dans une communauté de vie dont il reprend l’expérience et les questions pour les soumettre à “un nouvel examen” selon les voeux de Vatican II » (Ela 2003, 428). S’atteler à une telle tâche requiert de « forger de nouveaux paradigmes, de créer des outils et des instruments opératoires, de définir des cadres d’intelligibilité et des grilles de lecture appropriés et pertinents en vue de repenser la théologie africaine et de découvrir ce Dieu dont Jésus vient manifester le Nom (Jn 17, 6) » (Ela 2003, 18. 44-45). C’est ce que J.-M. Ela entreprend dans son dernier ouvrage et qui l’amène à thématiser la réforme sur Dieu. Selon lui, « c’est à partir des faits concrets et des questions qu’il reçoit du monde et de l’histoire que le théologien engage sa réforme sur Dieu en Jésus-Christ » (Ela 2003, 13). 

Le bout de phrase de J.-M. Ela peut s’interpréter de deux manières : il pourrait s’agir de la réforme du discours et des pratiques en rapport avec Dieu, ou de la réforme initiée par Dieu en Jésus-Christ. Quelle que soit l’interprétation, on retient qu’il est question de la perception de Dieu, d’une rupture avec tout dispositif théologique conçu ne varietur et qui occulte la force créatrice de sens du mot « Dieu ».

C’est à l’aune de la démarche de Martin Luther qu’il convient de comprendre la réforme sur Dieu. Pour mémoire, en se convertissant, Luther qui était préoccupé par la colère divine change de Dieu, il change de rapport à Dieu (Causse 2018, 296). Il expurge Dieu de cette gangue de sens qui le rend impertinent. Avec sa nouvelle manière de penser Dieu, Luther fait découvrir un Dieu qui n’est pas Dieu en soi, mais toujours pour nous (pro nobis), un Dieu à distinguer des autres dieux et qui de son lieu entraîne des déplacements, des modifications, des réorganisations dans la responsabilité de celui qui prétend dire quelque chose sur Dieu, le monde et l’être humain.

Dans la même ligne que Luther, sur qui sa thèse de doctorat est consacrée, J.-M. Ela s’évertue de dire Dieu non pas pour Dieu lui-même, mais pour spécifier « une certaine manière d’être Dieu à l’égard de l’homme » (Ela 2003, 14). Ce faisant, il rend signifiant le discours de Dieu et pertinent le christianisme. Il fait de la théologie à partir de la relation entre Dieu et l’être humain en insistant sur l’agir de Dieu dans et par l’histoire, pour et avec les humains. En approchant l’identité chrétienne comme essentiellement relationnelle, l’axe discursif de sa théologie passe de la réforme de l’Église et des moeurs à la réforme sur Dieu. La théologie devient en conséquence une intelligence de la foi, une science de Dieu qu’on ne peut séparer de la science de l’homme. C’est un récit de la bénédiction de Dieu pour ce monde, une narration de l’action d’un Dieu qui prend le parti des humains, un discours qui parle de Dieu de manière significative et « dit les êtres humains et le monde bien car ils sont aimés de Dieu » (Birmelé 2018, 340). Puisqu’elle exprime aux femmes, aux hommes et au monde cette saveur qui rend la vie des êtres humains appétissante et pleine de sens (Birmelé 2018, 340), la théologie implique l’agir et l’engagement humain en réponse à la bénédiction de Dieu. Elle devient un faire Dieu (Fortin-Melkevik 1993, 63-75) qui ouvre des sens nouveaux. Bref, la théologie est « une manière de vivre et non point uniquement une manière de penser » (Etoa 1969, 60). En définitive, la réforme sur Dieu est une réforme du discours sur Dieu, conséquente à la révélation d’un Dieu autre. C’est une réécriture du discours pour Dieu adossée à des faits concrets, se coltinant à des crises et des drames, des défis et des questions dont la terre natale est le monde et l’histoire. L’articulation des réponses à ces questions engendre des pratiques engageantes qui sont autant de manières de parler de Dieu, de parler à Dieu et de parler en faveur de Dieu[7], des manières d’être et d’agir qui « donnent de l’éclat à Dieu » (Myre 2004, 58). Elle indique un Dieu autre et libérateur, un Dieu fragile et dérangeant, un Dieu de la vie, celui de l’Évangile et non pas de l’institution, un Dieu dont le visage et le langage postulent la conversion de quiconque pratique la théologie. Comprise dans la ligne de Luther, la conversion est un changement de rapports avec Dieu. Ce point est fondamental pour J.-M. Ela qui en tire entre autres conséquences l’exigence de repenser la théologie africaine.

Cette herméneutique implique une interrelation entre l’expérience vécue comme cadre de référence et le potentiel libérateur du message de la révélation. J.-M. Ela rend problématiques les paradigmes théologiques marqués par une approche spéculative et intemporelle de la foi. Dénonçant les théologies des sociétés et des Églises racistes ou coloniales (Ela 2003, 47), il déploie une herméneutique renouvelée qui fait du contexte africain la matière première de la recherche théologique. Articulée au mystère de la Croix, la réflexion novatrice du théologien camerounais porte dès lors sur Dieu qui se dit dans une histoire de libération, « là où s’organise la lutte pour la pleine humanité des hommes et des femmes défigurés par des structures de domination et d’injustice » (Ela 2003, 71). Ici gît la tâche de la théologie africaine : actualiser l’engagement de Dieu pour la libération, mettre en valeur le potentiel critique et libérateur de l’Évangile de Jésus-Christ, défendre les droits humains au nom de l’Évangile (Ela 2003, 7). Il découle de ce qui précède que la théologie fait de l’histoire ordinaire le terrain de l’action libératrice de Dieu. Elle ne pourrait faire fi des questions non théologiques (Ela 2003, 83s). L’une de ses tâches les plus stimulantes à l’ère de la mondialisation et du néolibéralisme économique est de libérer le Dieu subversif (Ela 2003, 112) et libérateur (Ela 2003, 113) de toute récupération par les structures d’oppression. La réforme sur Dieu en Jésus-Christ est une invitation à une nouvelle articulation de la proposition chrétienne avec la politique[8]. Trouve-t-elle audience dans les institutions productrices de savoirs en Afrique ?

4 Quelle postérité à la pensée de J.-M. Ela ? Le bégaiement des institutions universitaires africaines

Quelle place pour la pensée de J.-M. Ela dans les facultés de théologie en Afrique ? La question ne se poserait pas si cette pensée n’était pas méconnue et redoutée par les gardiens des trésors du « sanctuaire de la connaissance absolue »[9]. En effet, après avoir disqualifié le théologien camerounais en lui interdisant l’enseignement de la théologie dans les institutions universitaires catholiques, d’aucuns ont carrément indexé sa pensée, la jugeant subversive. Ils l’ont pour ainsi dire marginalisée. Rejet prémonitoire qui impose à la pensée de J.-M. Ela un sort semblable à celui du « monde d’en bas », faisant ainsi de l’objet de ses écrits : les « humains embourbés dans l’histoire » (Ela 1984, 49), les « absents de l’histoire » (Ela 1984, 47), les « non personnes, les gens qui ne signifient rien aux yeux du monde » (Ela 2003, 76), les « oubliés de la terre » (Ela 2003, 68-70), bref « le hors-monde ». De ce lieu qui coïncide avec la marge de l’histoire où se trouve l’homme africain (Ela 2003, 107) et un peuple de parias (Ela 1981, 25) naît un autre paradigme de la théologie qui, pour paraphraser D. Tracy, sort des routes goudronnées de la rationalité moderne et de l’uniformité traditionaliste (Tracy 1997, 155). Cette sortie promeut les savoirs soumis (Foucault 1992, 21), les savoirs subalternes : le paradigme décolonial. Ce paradigme déconstruit le mythe eurocentrique de la modernité et assèche les mares de la colonialité, asphyxie une certaine théologie hégémonique et sort le christianisme de l’insignifiance (Ela 2003, 18). Récusant toute hiérarchisation des savoirs, il reconnaît aux discours et aux connaissances qui émergent des marges la capacité de dévoiler l’inédit, de postuler l’improbable, de déployer l’impossible et d’inscrire la novation dans les savoirs théologiques.

Le bouleversement des ordres de discours sur Dieu amorcé par J.-M. Ela rejoint les perspectives ouvertes par les travaux sur la colonialité chez F. Vergès (2019), Ngungi Wa Tshiong’o (2018), V.-Y. Mudimbe (1973, 1988) et O. Bimwenyi Kweshi[10]. L’oeuvre théologique de J.-M. Ela véhicule la requête de penser la théologie africaine à partir des marges dans une visée décoloniale. Désormais, c’est à l’extérieur de la « maison de la connaissance absolue » que le théologien défait les liens de la colonialité du savoir. Dans cette maison, assis sur les carpettes de l’orthodoxie, seuls les clercs habitent l’espace d’énonciation, les laïcs séjournent dans le vestibule. L’espace d’énonciation occupé par les gardiens de la connaissance officielle et orthodoxe est l’unique instance qui, en plus d’interpréter la Parole de Dieu, sert de ressource ultime pour authentifier, valider, légitimer et autoriser les autres interprétations. Son interprétation ravale celle des marges, comme un savoir subalterne dont la rationalité et le statut épistémique sont dévalués. La théologie de J.-M. Ela crée des fêlures dans les murs de ces instances de régulation qu’elle ouvre à l’accueil des balbutiements, murmures et cris des marges. Elle génère une théologie en dialogue, en résonance et en dissidence. Cette théologie trouve-t-elle une place dans les universités catholiques ?

Les universités catholiques qui gardent encore le cordon ombilical de leur filiation avec la « maison de la connaissance absolue non réformée » pataugent dans le psittacisme doctrinal. D’une part, celui-ci condamne la théologie africaine à reproduire les classiques occidentaux, des programmes indigestes, et, d’autre part, il réduit la théologienne et le théologien africains à être « un répétiteur patenté, un démonstrateur autorisé, un producteur d’une écriture captive d’un ordre qu’il reproduit » (Michel 1980, 60). L’ouverture à la production et à la circulation des savoirs subalternes génère des subjectivités rompues à la novation du savoir. Elle inculque au théologien et à la théologienne un habitus qui réforme la fidélité conçue comme une morne répétition et la conforme à une réception inventive arrimée à la pensée native. Or, ce nouvel habitus implique une renonciation à dire le sens avec des mots d’emprunts, un langage étrange et une épistémè étrangère. Il prend donc les contours d’une « décolonisation de la théologie » se mouvant au-delà des frontières épistémiques et discursives établies par les institutions de légitimation et de validation des savoirs théologiques.

Au regard des développements qui précèdent, il importe pour le théologien africain d’élaborer un discours qui soit non seulement plausible et crédible, mais aussi audible et en consonance avec le langage du peuple. Non pas qu’il s’agisse d’un discours au rabais ou vulgarisé à l’excès. Tant s’en faut. Il s’agit de rendre compte de la foi ecclésiale dans une langue accessible au peuple de Dieu. Là encore entendons-nous bien : on attend du théologien et de la théologienne africains de développer un discours qui n’ignore pas la théologie spontanée du peuple, son témoignage au quotidien ni sa pratique. Abordé jadis par Ngungi Wa Tshiong’o (2011), le débat sur la question des langues africaines est précisément au coeur de la recherche amorcée par J. Ngalula (2003, 145-170). Dans la même ligne, T. Tshibangu insiste quant à lui sur la nécessité d’un discours théologique en langues africaines (1987, 30). J.-M. Ela n’aborde pas de front cette question qui participe, selon moi, à l’érosion de la colonialité du savoir académique. L’enjeu n’étant pas de parler « au nom des marges », mais de rendre audible le savoir des marges, il convient de créer les conditions de dicibilité du discours dont le pouvoir créatif et le potentiel de résistance sont marginalisés dans les universités catholiques. Celles-ci sont des citadelles qui enferment les théologiens dans leurs certitudes et les cloisonnent dans les clôtures de la vérité de l’Institution. On décèle chez J.-M. Ela le courage de dire les marges et la hardiesse de laisser les marges dire Dieu. C’est une transgression délibérée des pratiques de reproduction de l’ordre et des normes du discours théologique.

En effet, sous la plume du théologien de Tokombéré, la théologie devient pérégrinations aux confins des savoirs non académiques et non-experts, coltinage avec les questions sociopolitiques, un dire Dieu pertinent pour notre aujourd’hui. Plutôt que de se regarder le nombril et de se gargariser la bouche avec des slogans sur les écoles théologiques ou la théologie de untel et d’un autre, autant de manières de rabâcher des formules usées, de déparler pour des institutions en panne d’inspiration, les universités catholiques en Afrique sont conviées à capitaliser l’héritage de ce digne fils d’Afrique, en s’attelant à la tâche épistémologique de la décolonisation des savoirs[11]. Elles sont invitées à articuler un discours audible, plausible, qui redonne au christianisme sa pertinence et au Dieu de Jésus-Christ sa signifiance. S’en trouvera-t-il une qui créera une chaire Jean-Marc Ela ? Plaise au ciel que les lieux officiels où se construisent les savoirs sur Dieu en Afrique deviennent des creusets du risque de la liberté du théologien(ne), des lieux d’initiation au courage de la vérité[12].

5 Conclusion

Tout dire sur la pensée féconde de J.-M. Ela aura été impossible. On aura cependant compris grand-chose du contenu et de l’acte de production de cette pensée si l’on mesure bien que pour J.-M. Ela, la mission de l’Église en Afrique rime avec la liberté et la libération. Il s’agit, d’une part, de la liberté de la recherche et de celle du théologien, et, d’autre part, de la libération du système de référence unique du discours théologique et du système de pouvoir qui légitime ce discours. Nourrie par la sève de « l’éthique de la transgression », et se ressourçant dans « la dissidence évangélique et l’insoumission », l’épistémè qui se découvre dans l’oeuvre de J.-M. Ela rejette la catholicité monotopique, se déprend des postulats imposés et ensemence la pensée de cette liberté et de cette libération qui insèrent la nouveauté dans le savoir théologique. La nouveauté ici est de veine décoloniale. Elle est l’oeuvre du conciliabule du théologien avec le Dieu de sa communauté, du colloque du théologien avec sa communauté et du dialogue de la théologie académique avec la théologie native. Elle amène à la réforme sur Dieu.

Dans l’acception de J.-M. Ela, la réforme sur Dieu met en relation Dieu, l’humain et le monde. Elle révèle le visage changeant et changé de Dieu. Percevoir le visage de Dieu, entendre son dire, élaborer un discours sur ce dire, bref dire Dieu, c’est faire Dieu dans et par l’histoire avec et pour l’humain. Un tel agir est une réforme qui conforme la théologie en un discours libérateur et transforme le théologien en un homme de lisière engagé dont le discours sur Dieu incite autant à la conversion qu’à l’engagement. Que la réforme sur Dieu en Jésus-Christ prônée par J.-M. Ela ait dans cette ligne posé les jalons d’une grammaire de la décolonialité, c’est ce que j’ai essayé d’établir dans cet article. Aux communautés de base – Églises locales, universités, institutions de recherche, théologiens et théologiennes, laïques et laïcs africains – d’en préciser les règles et exercices d’apprentissage ainsi que les conditions d’intelligibilité.