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À l’aube de la politique nationale sur la proche aidance, la place des proches aidant(e)s dans l’accompagnement des personnes malades est de plus en plus reconnue. Il va sans le dire que le milieu des soins palliatifs ne fait pas exception et reconnaît l’importance des proches — aidant(e)s ou non — et des familles. D’ailleurs, la Loi concernant les soins de fin de vie inscrit le soutien aux proches comme un élément constitutif de la définition des soins palliatifs (Gouvernement du Québec 2015). Les connaissances sur l’expérience des proches aidant(e)s nous informent sur les conséquences associées à ce rôle ainsi que sur l’importance du soutien des professionnels de la santé dans la réponse aux besoins exprimés par les proches aidant(e)s de personnes en fin de vie. Comme le montrent les statistiques sur la proche aidance, les femmes sont plus susceptibles de tenir le rôle de proche aidante, et ce, pour un nombre d’heures plus élevé et pour des soins plus complexes que les hommes (Steben-Chabot et al. 2018). Ces statistiques nous montrent aussi que le rôle de proche aidant(e) a des conséquences physiques, psychologiques, sociales et financières (Steben-Chabot et al. 2018). Par ailleurs, pour soutenir les proches aidant(e)s il est demandé aux professionnels de la santé de favoriser une communication efficace en facilitant l’accès à l’information et d’enseigner les soins à prodiguer à la personne malade (ACSSD 2014). Dans notre société et notre système de santé, les proches aidant(e)s sont la plupart du temps considérés comme des partenaires de soins ce qui ne rend pas justice à la complexité de leur expérience.

Sans minimiser leurs responsabilités et le fardeau du rôle, la désignation partenaire de soins ne parvient pas à rendre compte de l’expérience vécue par les proches aidant(e)s qui, entre le diagnostic et le décès de la personne aidée, ne se résume pas seulement aux soins prodigués. En effet, en plus d’offrir des soins à la personne malade et en fin de vie, ils se préparent à vivre la perte d’une relation importante et constitutive de leur vie. Cet aspect de l’expérience des proches aidant(e)s est souvent éludé par les praticiens, chercheurs et décideurs politiques.

C’est pour développer une meilleure compréhension de l’expérience des proches dans la trajectoire de maladie et de fin de vie que j’ai entrepris mes études doctorales. Plus précisément, sachant que l’expérience des proches aidant(e)s diffère selon plusieurs dimensions, dont le genre et la relation entretenue avec la personne malade, j’ai décidé d’explorer l’expérience de femmes qui sont proches aidantes de leur partenaire vivant avec un cancer. La question ayant guidée ma recherche était donc la suivante : « Comment les conjointes se préparent-elles au décès de leur partenaire ? » (Allard 2019). C’est à partir d’un devis de recherche qualitatif que le processus de préparation à la perte a été étudié. Plus précisément, une approche constructiviste de la théorisation ancrée et un processus de modélisation systémique ont permis d’explorer la dynamique et la complexité du processus. Des entretiens en profondeur ont été réalisés auprès de 11 femmes, conjointe d’une personne en fin de vie. Afin d’assurer une compréhension approfondie de l’expérience de préparation à la perte et de permettre aux participantes de s’exprimer librement, un guide d’entretien a été utilisé de manière souple. Une question d’ouverture a permis d’orienter l’ensemble des entretiens, soit : « Pourriez-vous me parler de votre expérience depuis l’annonce du diagnostic de votre conjoint ? Plus particulièrement, j’aimerais connaître comment vous vivez et vous vous préparez à la perte de votre conjoint. » D’autres questions ont été posées afin de valider une interprétation ou d’explorer plus en profondeur des éléments abordés par des conjointes. Par exemple : « Tantôt, vous avez mentionné l’acceptation de la situation. Pouvez-vous m’expliquer ce que signifie accepter la situation pour vous ? » Un questionnaire sociodémographique ainsi qu’un journal de bord ont complété la collecte des données. Les entretiens enregistrés sur bande audio ont été retranscrits intégralement par une personne mandatée. Puis, l’analyse des données a été réalisée en suivant les trois étapes de codification décrites par Corbin et Strauss (2015), soit ouverte, axiale et sélective, et en intégrant un processus de modélisation systémique (Gendron et Richard 2015) afin de dégager les thèmes et rendre intelligible leurs articulations complexes et dynamiques eu égard à l’objet de recherche.

Dans le cadre de cet article pour la revue Théologiques, je m’appuierai particulièrement sur l’une de ces rencontres pour étayer ma réflexion. La rencontre avec Mme Richard[1] a duré environ trois heures et a été remplie d’émotions, d’anecdotes et de souvenirs. C’est à partir de quelques extraits de ma discussion avec Mme Richard que je vous invite à réfléchir aux fragilités pouvant être vécues par les proches aidant(e)s en amont du décès de la personne aidée. Plus particulièrement, cet article propose d’interpréter la fragilité comme une source de souffrance (conception négative) et comme une source de redéfinition personnelle (conception positive) à l’intérieur d’une expérience. Dans son ouvrage À l’école de la fragilité, Gilles Nadeau pose que la fragilité n’est jamais seule puisqu’elle est accompagnée des forces intrinsèques de la personne. Cette prémisse rejoint celle de Gaëlle Fiasse qui, dans sa définition de la fragilité, souligne que « la fragilité n’est pas seulement négative, puisqu’elle offre justement la possibilité de lui donner un sens » (2015, 8). À l’instar de cette auteure, mon objectif n’est pas de présenter la fragilité comme une force, mais plutôt comme le travail entourant sa reconnaissance et sa mise en signification.

Ainsi, après une courte présentation de cette rencontre, je vous propose d’aborder cette réflexion des fragilités des proches aidant(e)s en prenant pour appui les trois grands thèmes émergeant de ma rencontre avec Mme Richard. D’abord, celui de la confrontation à la perte du partenaire qui soulève la réflexion sur sa propre finitude, mais qui permet du même coup de prendre conscience de cette vie et de profiter du moment présent. Puis, celui de la quête de sens en fin de vie qui met en relief les questionnements concernant la signification des relations avec les autres et avec soi-même ainsi que la redéfinition dont ces dernières font l’objet en fonction de l’examen de ses valeurs et de ses priorités de vie. Pour finir, il sera question de la solitude ressentie par l’aidante dans son expérience, qui s’avère souvent non reconnue par les membres de ses réseaux de soutien, mais qui peut être atténuée par l’accompagnement solidaire et humain d’un petit groupe de personnes.

1 La rencontre entre deux personnes, deux histoires de vie

Ma posture épistémologique est celle du constructivisme radical (von Glasersfeld 2001), soit un constructivisme dit pragmatique (Avenier 2011). Selon cette posture, les connaissances construites sont relatives à l’expérience issue du processus de recherche. L’intersubjectivité est ainsi inhérente au processus, puisque l’expérience est celle partagée entre le chercheur et ses participants, qui possèdent tous une position historique et socioculturelle particulière (von Glasersfeld 2001). De ce fait, je tenais d’abord à vous présenter, par souci de transparence et d’authenticité, les deux personnes qui se sont rencontrées un après-midi ensoleillé du mois de mai 2018, Mme Richard et moi-même. Laissez-moi d’abord vous parler de Mme Richard que j’ai rencontrée à son domicile. C’est une femme de 63 ans, qui a le regard pétillant et le verbe facile. Elle est mariée depuis maintenant 40 ans à « l’homme de sa vie », M. Simard[2]. Ils se sont rencontrés à l’âge de 20 ans, et ils ne se sont jamais quittés depuis, précise-t-elle. Sur ce, elle ajoute qu’elle peut compter sur ses doigts le nombre de nuits qu’ils ont passées séparément. Elle est également la mère de deux hommes, âgés de 35 et 33 ans, et l’heureuse grand-mère de quatre petits-enfants. Ses enfants habitant à quelques minutes de chez elle, les rencontres familiales sont fréquentes, et ce, particulièrement depuis l’annonce du cancer de son conjoint. Mme Richard souligne que ses fils ont beaucoup de difficulté à vivre avec la mort prochaine de leur père et elle dit devoir les protéger des évènements à venir.

Il y a huit ans, le 23 décembre 2010, M. Simard a reçu un diagnostic de cancer de la prostate. Mme Richard se souvient de la date, puisque cette annonce avait grandement assombri leur période des fêtes. Au départ, les oncologues étaient très confiants des chances de réussite du plan de traitement et avaient même mentionné que le couple n’avait pas à s’inquiéter. Après deux chirurgies et plusieurs séries de traitements de chimiothérapie, de radiothérapie et d’immunothérapie, ponctuées par deux périodes de rémission, le couple a appris il y a six mois que des métastases au foie et aux poumons avaient été aperçues aux examens de suivi et qu’une requête auprès de l’équipe des soins palliatifs avait été effectuée. À cette époque, l’équipe médicale estimait la survie de M. Simard à 12 mois. Depuis, le couple se présente mensuellement à la clinique externe pour le suivi avec une équipe de soins palliatifs et il participe occasionnellement aux activités du centre de jour d’une maison de soins palliatifs.

L’annonce du diagnostic de cancer a été un choc pour le couple, mais également un moment de remise en question quant à leurs priorités. Au terme de cette remise en question, Mme Richard a décidé de prendre sa retraite afin de pouvoir passer le plus de temps possible avec son conjoint. Après huit ans à la retraite et en raison de l’impact financier de la maladie, Mme Richard dit qu’elle devra recommencer à travailler après le décès de son conjoint afin d’avoir suffisamment d’argent pour subsister jusqu’à son propre décès.

Mme Richard m’accueille chez elle avec le sourire. Bien que cela soit sa première participation à une recherche du genre, je trouve que Mme Richard projette une image de confiance. À mon arrivée, elle me demande rapidement si je suis d’accord pour tenir l’entrevue dans son salon afin d’éviter de déranger son conjoint durant sa sieste. Elle m’offre un verre d’eau et nous entrons dans son salon. En y posant les pieds, je remarque des draps et des oreillers installés sur le canapé. Mme Richard m’indique que depuis quelques mois, son salon lui tient également lieu fait aussi office de chambre puisqu’elle n’est plus en mesure de dormir avec son conjoint en raison de ses symptômes nocturnes.

J’entre dans cette relation naissante avec Mme Richard avec un certain bagage qu’il est important, à mon avis, de mentionner. Au moment de notre rencontre, j’étais candidate au doctorat en sciences infirmières. J’étais – et je suis encore – mariée et mère de trois enfants. En plus de mes expériences professionnelles à titre d’infirmière, mon intérêt pour les soins palliatifs et l’expérience des proches aidant(e)s est né d’une expérience personnelle. En effet, pendant deux ans, j’ai accompagné mon père qui avait reçu un diagnostic de cancer du poumon relié à l’amiante. Il est décédé le 23 décembre 2013.

La prise de contact initiale avec Mme Richard avait pour but de la convier à participer à ma recherche. Ma première interaction téléphonique avec Mme Richard avait donc été somme toute assez formelle. Lui expliquant le but de ma recherche et l’implication nécessaire, nous avions convenu d’un moment et d’un endroit pour réaliser l’entretien. Ayant l’âge de ses propres enfants, le côté formel du processus de recherche a rapidement laissé place à une certaine convivialité et familiarité, traduisant un besoin de partager son expérience à la génération suivante ou encore un besoin de partager pour y faire sens.

2 La confrontation à la perte de l’autre : prendre conscience de sa finitude et apprécier sa vie

D’abord, il y a cette annonce du cancer vécue comme un choc, car elle introduit un risque pour la vie. Néanmoins, cette confrontation demeure brève puisqu’elle se retrouve souvent balayée par un courant d’espoir lié à l’offre de traitements curatifs qui suit immédiatement l’annonce du cancer. Puis, il y a cette annonce de l’incurabilité de la maladie, qui est vécue elle aussi comme un choc, mais avec plus de violence puisqu’elle confronte la personne au caractère fini de sa présence sur terre. Mme Richard m’en parle d’une attaque physique : « Comme une claque dans la face. » Ces annonces, qui bouleversent, nous mettent face à la fragilité de la vie humaine, cette fragilité ontologique dont nous parle Fiasse (2015), ou encore la fragilité transversale évoquée par Barreau (2017).

Toutefois, il importe de prendre conscience de l’épicentre de la violence ressentie par ces annonces. Plus qu’une confrontation à la mort de l’autre, il y a là une confrontation avec la perte de ce que représente l’autre dans la relation qui nous unit. La mort est un marqueur temporel précis et unique, une composante tangible, voire physique, soit le moment du décès, l’arrêt des fonctions vitales. La perte, elle, renvoie à une temporalité plus fluide puisqu’elle ne signifie pas uniquement la perte de ce qui est physique et matériel, mais aussi ce qui est immatériel et intangible (Allard 2019). En effet, selon Neimeyer et al. (2011), l’expérience de la mort d’un proche implique plusieurs pertes, telles que les pertes financières, sociales et émotionnelles. L’autre n’étant pas seulement un corps physique, mais bien un amalgame de plusieurs dimensions, « plusieurs chapeaux » me disait Mme Richard, le changement ou la perte d’une de ces dimensions est interprétée comme la perte d’une partie de cet être, et donc une partie de nous-mêmes. Or, comme le souligne Mme Richard, la maladie, les traitements, les symptômes et la fin de vie entraînent des changements importants dans sa relation avec son conjoint, vécus comme des séparations violentes et souffrantes.

Mais tu sais, ça change énormément, parce que moi, j’ai perdu mon ami, mon grand ami, mon meilleur ami, puis ça, je trouve ça dur. C’est sûr que j’ai perdu mon amant, ça, c’est sûr, mais ce n’est pas grave. Mais j’ai perdu mon mari aussi, et ça me fait mal […] Comment faire pour accepter de perdre mon chum ? Dans ces jours-ci, je parle, pas quand il va décéder, mais dans le présent. Perdre mon chum, mon amant... puis, comme je te l’ai dit, celui qui me manque le plus c’est mon ami. Il ne peut plus être mon ami, tu sais, parce que (pleurs) ça prend une complicité qu’on avait, qu’on a plus. Puis cette complicité-là a été perdue par le cancer.

Cette confrontation à la perte de l’autre est également le reflet de sa propre finitude humaine, au caractère transitoire de la vie humaine sur terre (Frankl 1959). Bien que nous soyons tous conscients, par moments du moins, de notre caractère mortel, nous n’y pensons pas activement de manière quotidienne. L’annonce du cancer, puis celle de son incurabilité entraînent néanmoins ce changement : la reconnaissance du caractère inéluctable de la mort, jumelée au besoin et au devoir de vivre chaque moment, qu’il soit beau ou moins beau. L’accompagnement de la fin de vie de l’autre permet de vivre l’intensité du temps où il y a conscience d’un présent pleinement vécu (Orieux 2016). Mme Richard me parle à plusieurs reprises de l’importance de vivre le moment présent, celui où elle prend son café accompagné de son chien et de son mari. Pour elle, vivre le moment présent n’est plus une question de production, de perfection ou de moment extraordinaire, mais davantage une question de prendre conscience de ce qui se passe autour d’elle et de ce qu’elle ressent. Cette attention particulière au réel, à la vie, est un apprentissage important réalisé grâce à l’accompagnement d’une personne en fin de vie qui nous amène à reconnaître cette fragilité inhérente à tous (Fiasse 2015). Cultiver le moment présent peut également être compris comme un mécanisme de protection puisque la souffrance associée à la confrontation de la perte laisse place, pour quelques minutes, à un état de paix et de conscience existentielle (Frankl 1959). Mme Richard mentionne qu’après huit ans de maladie et plusieurs mois de confrontation à la mort prochaine de son conjoint, vivre le moment présent demeure pour elle un apprentissage perpétuel. En effet, cela exige de reconnaître et de modifier ses habitudes personnelles. Par exemple, Mme Richard m’explique qu’elle avait l’habitude de tout planifier et de faire des listes de ce qu’il y a à faire. L’apprentissage du moment présent passe également par la reconnaissance des pressions sociales. Par exemple, ressentir le devoir de maintenir la maison propre et bien rangée afin de soustraire à de possibles jugements négatifs de la part des gens lui randant visite. Or, être dans le moment présent nécessite de lâcher-prise sur ces éléments sur lesquels on a peu, ou pas, de contrôle. Finalement, vivre le moment présent, c’est aussi reconnaître que ce moment passera et ne reviendra pas. La pratique du moment présent demeure donc un rappel constant de cette perte à venir. Un rappel qu’il faut être plus présent au monde actuel et non au futur. Un rappel de prendre conscience de son existence.

3 Entre remise en question et redéfinition identitaire

La maladie et la fin de vie de l’autre éveillent des questionnements existentiels qui stimulent la recherche ou la redéfinition du sens accordé à sa vie (Frankl 1959) ainsi que la réflexion sur son identité personnelle[3]. Les confrontations décrites précédemment amènent Mme Richard à repenser le sens et la valeur qu’elle attribue à la vie, à la fin de vie ainsi qu’à ses relations sociales, familiales et spirituelles.

Comme la confrontation à la perte de l’autre amène une réflexion sur sa propre finitude, il n’est pas surprenant que cela amène une réflexion sur le sens et la valeur de sa vie. De plus, lorsque la vie de l’autre est imbriquée dans la nôtre, il peut nous arriver de trouver que cette réflexion est une source de souffrance. Comme je le disais plus tôt, Mme Richard est mariée depuis 40 ans à M. Simard. Plus qu’un exploit d’endurance dans notre société contemporaine, Mme Richard insiste sur les expériences vécues à l’intérieur de ces décennies de mariage. De la naissance de ses enfants et de ses petits-enfants aux difficultés financières, elle évoque autant les moments doux que les moments difficiles qui ont façonné leur couple, mais aussi la femme qu’elle est devenue. La relation conjugale est donc un lieu de construction identitaire, l’autre faisant partie de soi. Tôt dans notre rencontre, la discussion tourne spontanément vers la question du sens et de la valeur de la vie après le décès du conjoint.

Moi je n’ai pas le goût de finir ma vie comme ça, c’est ça l’affaire (pleurs). […] Moi, je me voyais [nous] bercer sur la galerie comme tous les petits amoureux. Je vais te dire bien honnêtement, si je n’avais pas mes petits-enfants je m’enlèverais la vie[4], un coup qu’il est décédé. Je ne peux pas faire ça à mes petits, c’est ça l’affaire. Puis, ce n’est pas dans ma nature non plus de faire ça.

Cet extrait de l’entretien avec Mme Richard montre la remise en question de cette vie largement définie par la relation avec le partenaire en fin de vie. Depuis les huit dernières années, soit depuis le diagnostic de cancer de son conjoint, Mme Richard avait attribué à sa vie une signification de plus, soit le rôle d’aidante. Comme souligné par Orieux (2016), l’accompagnement d’une personne en fin de vie nécessite la création d’un espace relationnel temporaire, compris entre le diagnostic et la mort de la personne, et unique entre la personne malade et la personne proche aidante. Expression d’une souffrance identitaire et existentielle, Mme Richard m’expose, par ce cri du coeur, qu’elle perd petit à petit ses repères. Bientôt, elle ne sera plus conjointe ni aidante. Qui est-elle à l’extérieur de ces rôles qui la définissent ?

Comme mentionner précédemment, la confrontation à la fin de vie de l’autre amène à prendre conscience de sa propre finitude. En plus de la reconnaissance de sa mort éventuelle, cela amène également une réflexion quant aux circonstances dans lesquelles se produira la fin de vie. Ce résultat est d’ailleurs en cohérence avec ceux d’Orieux (2016). L’accompagnement offert au conjoint malade et les sacrifices quotidiens réalisés par Mme Richard la font réfléchir sur les conditions dans lesquelles elle terminera ses jours. Plus particulièrement, elle se demande qui sera là pour l’accompagner ou pour lui donner les soins nécessaires et à qui reviendra le fardeau d’aidant puisque son conjoint n’y sera plus. Cette question de l’organisation de sa fin de vie est une source croissante d’anxiété pour Mme Richard. Elle reconnaît qu’elle ne pourra pas vivre une fin de vie comme celle qu’elle offre à son conjoint. Voulant protéger ses enfants d’un tel fardeau, ne pouvant pas financièrement se permettre un accompagnement professionnel à domicile et ne désirant pas finir ses jours dans un milieu hospitalier, elle lance spontanément « Il est chanceux, lui (conjoint), car je suis là ».

Comme le rapporte Orieux (2016), la maladie et la fin de vie amènent également des changements à la vie sociale et familiale. Changements qui nécessitent de revoir le sens et la valeur qu’elle accorde aux relations sociales. En début de rencontre, Mme Richard disait qu’une des plus belles expériences de sa vie est le jour où elle est devenue grand-mère. Il y a une dizaine d’années, elle imaginait son rôle de grand-mère tout autrement, elle s’attendait à être une grand-mère disponible pour garder ses petits-enfants à tout moment. Toutefois, en raison de la maladie de son conjoint, des traitements et de leurs effets secondaires sur le système immunitaire de ce dernier ainsi que de la charge émotionnelle et physique associée à sa présence constante auprès de son conjoint en fin de vie, elle ne peut rencontrer ce rôle de grand-mère idéalisé. Ainsi, l’identité personnelle de Mme Richard, qui est entre autres construite par les rôles sociaux qu’elle tient, se voit modifiée par l’expérience d’accompagnement de son conjoint, ce qui a donc pour effet de modifier son rapport au monde social. Récemment, un de ses petits-enfants a dû être hospitalisé et Mme Richard n’a pas pu apporter le soutien qu’elle aurait voulu puisqu’elle doit éviter les contacts avec des agents pathogènes. Mme Richard vit des frustrations liées au fait de ne pas pouvoir tenir ce rôle de grand-mère qu’elle avait tant souhaitée et imaginée.

Elle mentionne que depuis l’annonce du cancer de son conjoint, il y a huit ans, ses enfants et leurs familles respectives ont augmenté la fréquence de leurs visites. Bien qu’elle apprécie leur présence, elle ne peut s’empêcher de penser que c’est la fin de vie prochaine de son conjoint qui la motive. Aussi, s’interroge-t-elle sur la place qu’elle occupera dans la vie de ses enfants et de ses petits-enfants après le décès de son conjoint. Recevra-t-elle des visites aussi fréquentes ? Pourra-t-elle, après huit ans, développer ce rôle de grand-mère tant souhaité ?

La vie spirituelle ne fait pas exception aux questions de sens. Confrontée à la perte de son conjoint et à la souffrance que cela représente, Mme Richard exprime des sentiments de frustration, d’injustice et d’incompréhension quant à cette épreuve que Dieu lui fait subir.

Pourquoi moi ? Pourtant je n’ai pas eu une vie facile […] on dirait que je ne suis plus capable d’en avoir des problèmes. Il me semble que la vie (pleurs), il me semble que les gens ne méritent pas ça. Parce que Dieu sait qu’on en a fait des sacrifices lui (conjoint) et moi, il me semble qu’on ne mérite pas de finir notre vie comme ça.

Cet extrait ouvre la porte sur d’autres épreuves vécues pour lesquelles Mme Richard disait avoir « gagner son ciel » et pour lesquelles elle espérait une certaine quiétude pour le reste de sa vie. Ainsi, durant notre rencontre, Mme Richard me parle de ses différentes épreuves : une enfance difficile, les défis personnels d’estime de soi vécus durant son enfance et sa vie de jeune adulte, les pertes financières importantes encourues et plus récemment l’accompagnement de sa mère décédée avec l’Alzheimer. Elle se demande pourquoi elle a été choisie pour vivre et accumuler autant d’épreuves qui, prises individuellement, sont déjà bien suffisantes pour une seule personne. Mme Richard conçoit cette épreuve comme une preuve de l’injustice de la vie. Pourquoi, alors qu’il y a de mauvaises personnes sur terre, sont-ils ceux qui sont encore affligés par cette épreuve ? Elle s’interroge sur la signification qu’elle doit attribuer à cette expérience douloureuse. Selon Frankl (1959), la façon dont nous faisons face à la souffrance est unique et nous en apprend sur nous-mêmes, nos valeurs ainsi que sur le sens que nous accordons à notre vie. Pour cet auteur, qui nous raconte son histoire dans les camps de concentration, l’important est de trouver un but (le pourquoi) afin de pouvoir affronter les épreuves de cette souffrance (le comment). Pour Mme Richard, ce but semble être l’amour qu’elle éprouve pour son conjoint et sa famille : « Je suis une femme qui aime. Toute ma vie. Je suis une femme de coeur ».

De ces questionnements et de ces remises en question sur le sens et la valeur de la vie, de la fin de vie, de ses rôles et de la vie spirituelle, Mme Richard dit apprendre sur elle-même. En effet, la confrontation à la perte de son conjoint représente une occasion de réfléchir, de manière introspective, sur sa vie. Elle se dit reconnaissante des années et des expériences vécues avec son conjoint, à un tel point qu’elle mentionne que le bonheur vécu dans cette vie à deux met un baume sur toute la douleur associée à sa perte. Ainsi, ce processus de remise en question lui permet de faire le point sur sa vie avec son conjoint de manière positive et de prendre conscience de l’amour qui les a unis depuis tant d’années. Cet amour, qui est à la fois un cadeau reçu et un don de soi immense, est ce qui permet à Mme Richard d’avancer dans son expérience, d’y donner sens et de faire confiance au futur. Sans rien enlever à la souffrance de sa perte, cette introspection permet à Mme Richard d’identifier les valeurs qui la définissent au plus profond d’elle-même et de jeter les bases d’une progressive redéfinition du sens de sa vie et de son identité personnelle.

4 Entre l’expérience de la solitude et de la solidarité humaine

Le contexte même de ma rencontre avec Mme Richard me met aux premières loges pour observer le sentiment de solitude pouvant être vécu par les proches aidant(e)s. Ne voulant pas que son conjoint entende notre conversation, Mme Richard m’invite chez elle lors de la sieste de ce dernier. Nous nous sommes installées dans le salon, cette pièce qui lui sert de chambre à coucher depuis quelques semaines. Notre conversation était parfois chuchotée pour éviter qu’une remarque ou une parole ne se rende jusqu’aux oreilles de son conjoint possiblement éveillé.

Comme plusieurs, Mme Richard commence par me parler de son conjoint, de sa maladie et des soins qu’elle doit lui prodiguer. Puis, je lui mentionne que je souhaite comprendre son expérience à elle, ce qu’elle ressent : « Comment vous sentez-vous dans tout cela ? » Sa réaction, soudaine et imprévue, la surprendra elle-même. Elle se met à pleurer et dit : « Je ne peux pas parler de ça avec bien des gens, parce qu’ils ne vivent pas ça, ils ne peuvent pas comprendre ce que c’est (de perdre son mari) ». Plus tard, elle me soulignera qu’en plus de ne pas pouvoir comprendre, la plupart des gens ne veulent pas savoir ce qu’elle vit, que personne ne lui pose la question. On s’intéresse davantage à son mari, peu à elle. Mme Richard se sent coupable de penser à elle dans cette expérience, puisque « c’est lui qui va mourir ». Cette réflexion montre que sa souffrance n’est pas reconnue socialement – ou du moins qu’on ne lui accord pas la même importance que celle de son conjoint – et qu’elle en porte largement le poids seul.

Les changements physiques liés à la maladie et à la fin de vie attirent les regards indiscrets et les inquisitions. Toutefois, ces personnes qui posent des questions ne sont pas prêtes à accueillir toutes les réponses quant à la maladie, la fin de vie et la souffrance vécue par Mme Richard en lien avec cette situation. Elle me donne l’exemple de sa voisine, qui, le mois passé, est venu la voir pour lui poser quelques questions sur son conjoint. Observant que ce dernier avait perdu du poids et avait de la difficulté à se déplacer, sa voisine s’enquit de son état de santé. À l’annonce de la gravité de la maladie et de l’avènement prochain de sa mort, la voisine s’excuse d’avoir posé la question et retourne rapidement dans ses quartiers, laissant Mme Richard avec un sentiment de solitude et d’exposition, tel ce mannequin articulé que l’on expose nu dans la vitrine d’un magasin. Orieux (2016) utilise le terme de solitude existentielle pour qualifier le sentiment de solitude vécu par les proches aidants après le décès. Selon l’auteure, cette solitude serait étouffée avant le décès, en raison de la situation d’accompagnement, et pleinement vécu après le décès. Les rencontres avec ces femmes, dont Mme Richard, qui se préparent à la perte de leur conjoint suggèrent plutôt que cette solitude est bel et bien vécue par les proches aidantes pendant la période de l’accompagnement en fin de vie. Cette solitude qui est vécue sous forme de questionnements existentiels, de recherche de sens et de redéfinition identitaire serait d’autant plus profonde avant le décès puisque les appuis sociaux se voient chamboulés par l’état de fin de vie de l’autre. En effet, le conjoint mourant porte lui-même le poids de sa propre fin de vie et entame son propre processus de deuil. Il ne peut donc pas soutenir sa conjointe dans l’épreuve menant à sa mort. Mme Richard me souligne que son conjoint se détache petit à petit, comme pour faire place à la mort, et qu’elle ne peut discuter ouvertement avec ce dernier de ses angoisses, leur relation n’étant plus ce qu’elle était auparavant. L’inconfort social envers la fin de vie et la souffrance éloigne également les amis, les collègues, les membres de la famille et des membres du personnel soignant, laissant le proche aidant seul à remuer ces questionnements existentiels, à vivre cette solitude existentielle.

Pour se protéger du regard des autres et de leur non-disponibilité à accueillir sa souffrance, Mme Richard dit s’être construit des façades. Elle me raconte, à titre d’exemple, la visite impromptue de son frère le matin de notre rencontre. Ce dernier avait décidé de passer la voir puisqu’il était à proximité dans le cadre de son travail. Mme Richard dit l’avoir reçu avec le sourire afin de montrer une image forte d’elle-même. Mme Richard dit aussi devoir maintenir une telle posture de force et de contrôle avec sa relation avec sa famille immédiate. Plus spécifiquement, Mme Richard mentionne que certains sujets de conversation doivent être évités en présence de ses enfants ou de son conjoint, et ce, afin de les protéger de sa souffrance. De peur de les blesser ou de les décevoir, elle évite de parler de comment elle conçoit sa vie sans son conjoint, des peurs qui l’habitent à l’idée de vivre seule, des craintes face à la place qu’elle occupera dans la vie de ses enfants et de ses petits-enfants lorsque son conjoint sera décédé.

Pour explorer plus en profondeur ce devoir de protection, notre discussion se déplace vers ce qui la pousse à renvoyer cette image d’elle aux autres. Sa réponse fut bouleversante pour moi, puisqu’elle renvoie au poids sociohistorique des rôles sociaux. Mme Richard dit réagir de cette façon pour répondre aux attentes de ses enfants, de son conjoint, des professionnels de la santé et même de sa foi quant à son engagement plein et entier dans son rôle d’aidante. Elle m’indique que ces attentes ne sont pas nécessairement formulées explicitement, ou ancrées dans des intentions malveillantes, mais qu’elles sont sous-entendues dans de nombreux faits et gestes. En effet, Mme Richard dit que ses enfants l’encouragent à continuer de s’occuper de leur père, par amour. Son conjoint et les professionnels de la santé ont, dès l’annonce de la maladie, supposé qu’elle assumerait le rôle d’aidante, et ce, sans lui demander son accord ou s’informer sur sa conception du rôle ou de ses limites à l’exercer. Ainsi, bien qu’elle me confie son inconfort face à la réalisation de certains soins, par exemple les soins d’hygiène, aucune tribune n’est prête à recevoir cet inconfort. Elle dit que le rôle d’aidante représente le test ultime de la promesse faite à son conjoint et à la communauté religieuse lors de la prononciation de ses voeux de mariage : « Pour le meilleur et pour le pire. Dans la santé, comme dans la maladie ». Cette position souligne une fois de plus le lourd fardeau qui incombe aux conjoint(e)s lorsque le partenaire est malade.

L’absence de reconnaissance pour le fardeau du proche aidant(e) est, entre autres, un symptôme de notre idéal social du domicile comme lieu de prédilection pour permettre une « belle-mort ». Les politiques gouvernementales de soutien à domicile et les cibles ministérielles quant au nombre de décès à domicile tendent à renforcer cet idéal. Sans être contre l’idée du maintien à domicile selon les volontés des personnes malades, il n’en demeure pas moins que cette idéologie ne reconnaît pas, à sa juste valeur, la place et le rôle des proches aidant(e)s et l’expérience qu’ils ont à vivre en maintenant un proche à domicile. À travers le discours de Mme Richard, force est de constater que les professionnels de la santé entrevoient les proches aidant(e)s comme une ressource essentielle à la réalisation des soins à domicile, sans trop de considérations pour l’expérience émotionnelle et sociale associée à l’accompagnement d’un proche en fin de vie et à la perte relationnelle qui se joue dans ce processus.

Malgré l’expression d’une importante solitude, Mme Richard me parle également de certaines personnes qui, par leur présence et leur écoute, la soutiennent. Entre autres, elle me parle de sa soeur qui lui offre du soutien émotionnel et psychologique depuis l’annonce du diagnostic de cancer de son conjoint. Cette soeur, qui a elle-même vécu le décès de son conjoint il y a une dizaine d’années, permet à Mme Richard de parler sans tabous et sans crainte de jugements des difficultés vécues dans son quotidien. Mme Richard indique que sa soeur est l’une des rares personnes avec qui elle peut réellement aborder la souffrance vécue en lien avec la perte prochaine de son conjoint. Mme Richard souligne que certaines personnes rencontrées de manière fortuite lui apportent également un soutien ponctuel inestimable. En guise d’exemple, elle me parle de cette infirmière croisée dans la salle d’attente de l’hôpital alors qu’elle attendait son conjoint qui recevait un traitement de chimiothérapie. Elle n’avait rencontré cette infirmière qu’une seule fois par le passé, elle ne la connaissait donc que très peu. Et, bien qu’elle ne se souvienne pas de son nom, elle se remémore encore le sentiment de bien-être qui a suivi leur courte rencontre. Par son sourire chaleureux, sa présence et son oreille attentive, cette infirmière aura réussi à mettre un baume sur une journée difficile. Même si notre rencontre était motivée par les besoins de la recherche, Mme Richard considère qu’elle était un autre exemple de cette solidarité humaine. Avant mon départ, Mme Richard me mentionne que c’est la première fois qu’une personne s’intéresse à comprendre ce qu’elle vit, soit son côté de l’expérience de la maladie et de la fin de vie. Sans nécessairement être le fruit d’une relation à long terme, l’expression de la solidarité peut apparaître par un visage amical, un regard aimant et attentif, un mot juste, une ouverture temporelle et émotionnelle envers l’autre. Il s’agit d’une disposition mutuelle de sensibilité à rejoindre l’autre dans son expérience à un moment précis et opportun. C’est ce lien interpersonnel de solidarité et de socialisation qui permet de vivre avec la détresse et la souffrance et d’y donner sens. Comme le mentionne Basset (2009), c’est cette solidarité bienveillante qui permet à l’être fragile de se réveiller de cet état d’engourdissement créé par la perte.

5 Retour sur ma rencontre avec Mme Richard

Cette rencontre avec Mme Richard était une rencontre entre deux personnes possédant leurs propres histoires de vie. En guise de conclusion, il m’apparaît important de faire un retour sur mon expérience de cette rencontre avec Mme Richard. D’abord, la rencontre de Mme Richard et le partage de son expérience ont été pour moi une source de cheminement personnel. Comme le soulignent plusieurs auteurs (Barreau 2017 ; Basset 2009 ; Fiasse 2015), la fragilité est au coeur de l’expérience humaine. L’épreuve de la fragilité est l’une des certitudes de la vie, au même titre que le caractère mortel de notre vie humaine. Or, le contact avec les fragilités vécues par Mme Richard m’a amené à reconnaître et à prendre conscience de mes propres fragilités passées, présentes et futures. C’est grâce à cette douloureuse prise de conscience de la fragilité que l’humanité transparaît dans nos échanges et que je suis en mesure d’entrer en relation avec Mme Richard. Cette conscience de la fragilité humaine permet cette présence vraie et authentique aux côtés de l’autre en situation de fragilité. Elle me permet de demeurer ouverte au partage, de comprendre une expérience autre que la mienne et d’offrir à l’autre un espace de parole réceptif et accueillant.

Ainsi, cette entrevue de recherche aura été une occasion de mettre en pratique les principes humanistes qui sont au coeur de l’accompagnement en soins palliatifs. L’objet de la rencontre — que ce soit une entrevue de recherche, une visite médicale ou un croisement au supermarché — est secondaire, à mon avis ; l’essentiel lors d’une interaction est qu’elle est une occasion qui, si elle est saisie adéquatement par les deux parties, mène à la rencontre de deux humanités. Aller à la rencontre de l’autre nécessite une posture d’écoute, de présence vraie et de réception à l’expérience vécue, la nôtre et celle de l’autre. Barreau (2017) utilise le terme « gratuité » pour qualifier cette présence bienveillante et sans attente de résultats qui permet à la personne de se sentir entière dans l’interaction, même silencieuse, que l’on a avec elle. Les rencontres vécues par Mme Richard à la suite desquelles elle a ressenti un sentiment de solitude sont des exemples à ne pas suivre ; il est primordial d’accueillir les bons comme les moins bons moments des expériences vécues. Peu importe le type de relation avec l’autre, naissante ou de longue date, amicale ou professionnelle, accompagner nécessite de prendre le moment (présent) pour entrer en contact avec notre humanité et rejoindre l’autre dans le chemin qu’il veut bien nous laisser parcourir avec lui.

Ainsi, à la lumière du concept de vulnérabilité circulaire proposé par Jean-Marc Barreau (2017), je dirais que ma rencontre avec Mme Richard a été enrichissante autant pour elle que pour moi. Lors de notre rencontre, Mme Richard a été en mesure d’exprimer ce qu’elle vivait, ce qui a eu pour effet de rendre tangibles ses fragilités abstraites liées aux questions existentielles qu’elle se pose au terme de la vie de son conjoint. Le fait de s’ouvrir, d’en parler à quelqu’un qui l’écoute lui permet de prendre le recul nécessaire pour observer ses fragilités, les nommer explicitement. En parler lui permet également de partager le fardeau qu’elle vit. Pour l’instant de cette rencontre, elle n’était plus seule à porter le poids de ces questions existentielles et elle pouvait s’engager dans un processus d’analyse des expériences et des émotions vécues. Pour ma part, la rencontre et le partage de Mme Richard sur son expérience m’a rendu à l’écoute de ma propre vulnérabilité, à ma vie et à ces fragilités potentielles, mais cela a aussi renforcé chez moi un sentiment de responsabilité. La responsabilité dont je parle ici n’est pas celle du chercheur ou du professionnel de la santé, mais la responsabilité associée au devoir d’humanité auquel nous nous soumettons en faisant partie d’une société, de la famille humaine. Cette rencontre de recherche était donc ce qui nous a réunis, mais c’est par cette relation authentique entre nos deux vulnérabilités qui, mise ensemble, nous a permis de nous émerveiller. Mme Richard m’a remerciée d’avoir été présente et à l’écoute d’une partie de son histoire qu’elle avait besoin de raconter pour lui permettre d’en dégager le sens. De mon côté, je suis sortie de cette rencontre avec une meilleure connaissance de moi-même et de la fragilité inhérente à la condition humaine ainsi qu’un sentiment d’avoir pu offrir, l’espace de quelques instants, un accompagnement de qualité à cette personne qui avait besoin de s’exprimer.

Par cet article, j’espère avoir nourri la réflexion du lecteur concernant quelques-unes des fragilités vécues par les proches aidant(e)s qui accompagnent une personne malade en fin de vie. Comme le souligne le slogan de la semaine nationale des proches aidants, « Parce que nous serons tous proches aidants », nous ferons tous l’expérience de certaines fragilités relatives à ce rôle social. En effet, l’amour de l’autre est la valeur qui motive une personne à s’impliquer dans la proche aidance. À la fois une occasion de fragilité et une force inestimable, l’amour nous rend vulnérables à la souffrance, mais c’est également ce qui nous permet d’entrer en contact et d’être présent avec et pour l’autre. C’est le fondement de notre humanité. Or, par humanité, nous sommes tous tenus d’accompagner les proches aidant(e)s avec bienveillance.

Concrètement d’un point de vue clinique, j’espère avoir inspiré mes collègues qui travaillent auprès des personnes en fin de vie à inclure l’accompagnement et le soutien aux proches aidant(e)s dans l’offre de soins et des services qu’ils prodiguent. Il est nécessaire d’être à l’écoute de leur vécu individuel dès le moment du diagnostic, fréquemment durant la période d’accompagnement allant jusqu’au décès ainsi que durant la période de deuil. Il importe donc de reconnaître que ce diagnostic, quel qu’il soit, n’a pas seulement un impact sur la personne malade, mais également sur ses proches qui doivent vivre et se préparer à la perte de ce que cette personne représente pour eux. Il s’agit donc d’être conscient que les proches aidant(e)s auront à jongler simultanément avec l’accompagnement de la personne malade et la redéfinition de leur identité personnelle et du sens de leur vie. Cela nécessite pour le professionnel d’adopter consciemment une posture d’accueil et d’inciter les proches aidant(e)s à se raconter sur ce qu’ils vivent et d’exposer librement leurs questionnements existentiels. Par la narration, la personne qui se raconte ainsi peut cheminer dans sa quête de sens (Orieux 2016). Finalement, il m’apparaît important de souligner que le soutien professionnel psychologique et spirituel des proches aidants avant le décès devrait être considéré comme un soin essentiel, une bonne pratique en soins palliatifs[5].